Dans le paysage des associations dédiées à l’accompagnement à la parentalité, Parentel fait figure de précurseur. Fondé en 1989, cet organisme propose un accueil téléphonique départemental, reçoit les parents en entretien individuel ou en groupes de parole. Il propose aussi des conférences publiques et des sessions de formation pour les professionnels. Parentel a activement participé à la réflexion sur les REAAP en 1998. Cet entretien avec Daniel Coum*, psychologue clinicien, psychanalyste, directeur des Services à Parentel est d’ailleurs l’occasion de rappeler la philosophie française en matière de soutien aux familles et de prévention. 

Comment a germé l’idée de cette association, en 1989 ?

Daniel Coum. Il faut rappeler l’effet du contexte. Dans les années 80 a émergé la promotion du statut de l’enfant, avec la convention internationale du droit de l’enfant, nous étions dans l’ère Dolto, dans un centrage de l’attention sur les pratiques éducatives préventives au nom de « l’intérêt supérieur de l’enfant ». C’était le début de la prévention des mauvais traitements. Ce qui a prévalu à la naissance de Parentel c’est cette idée faussement simple, ce constat que certes l’intérêt de l’enfant constitue une notion importante mais que cet intérêt ne peut avoir de sens sans ou contre les parents.

Ce qui fait du bien à un enfant, c’est qu’on soutienne en premier lieu ses parents. Nous avons perçu que cette promotion de l’enfant risquait de fragiliser la position parentale, et qu’elle risquait donc d’être contre-productive.

C’est à dire ? En quoi mettre en avant l’intérêt supérieur de l’enfant fragilise-t-il les parents ?

D.C Est-ce vraiment respecter l’enfant que de le mettre en position de référence et d’indexer le comportement parental à son épanouissement ? La promotion de l’intérêt de l’enfant a placé les parents en position de se soumettre au savoir des experts de l’enfance voire à la parole, au désir, de l’enfant, donnant à celui-ci un pouvoir, une liberté et une responsabilité qu’il n’est absolument pas en âge d’assumer. La faillite des dogmes collectifs traditionnels, renvoyant les parents à une forme d’incertitude quant à savoir comment éduquer les enfants, a renforcé le mouvement : l’enfant devenait un prescripteur, celui allait leur dire comment faire… C’est l’autorité et la responsabilité des parents qui s’en est trouvée fragilisée. Or il n’y a pas de parentalité sans autorité et sans responsabilité…

En tous cas, à partir des constats que vous posiez, vous avez fondé Parentel. Avec quels principes directeurs ?

D.C Parentel est exclusivement réservé aux parents, en-dehors de la présence de leur enfant, pour leur permettre d’exprimer les difficultés liées à la parentalité, c’est-à-dire à l’expérience singulière qu’ils font d’être père, mère, couple… avec cet enfant-là. Dès 1989 nous avons considéré la difficulté d’être parent comme une constante, comme un invariant de la fonction parentale. Sur le plan théorique nous sommes partis du principe que ces difficultés sont consubstantielles de la parentalité. A quoi sont-elles dues? A l’écart qui se dessine entre ce qu’on imagine obtenir quand on s’engage dans la parentalité et ce qu’on obtient vraiment, entre le couple parental, l’enfant, la famille rêvés et la réalité. Il s’agit d’un hiatus entre la construction imaginaire, nécessaire à l’engagement dans la parentalité, mais qui comporte une part d’illusion, et l’épreuve de la réalité. Ce hiatus est éprouvé par tout le monde, il faut donc soutenir tous les parents, sans chercher à cibler particulièrement des populations qui seraient à risque. Secondairement, notre slogan fondateur « il n’est pas facile d’être parent » est venu, en 1999, s’articuler à une réalité sociale pour justifier une politique familiale de soutien à la parentalité : les changements survenus en une génération dans les manières d’être en couple, de faire famille, de devenir parent compliquent indéniablement la vie de tous les parents.

Tous les parents rencontrent des difficultés… Vous contestez les notions de familles plus à risque ou de vulnérabilité ?

D.C Nous ne méconnaissons pas l’existence de graves difficultés chez certaines familles. Je travaille également en protection de l’enfance, j’ai été expert auprès des tribunaux. Il existe évidemment des parents défaillants, parfois gravement, et des facteurs de risque sociaux, économiques ou psychologiques aux effets destructeurs. Mais, en règle générale, plus on va chercher quelqu’un parce qu’on pense que c’est à lui qu’un service va profiter, plus il va se dérober. Lorsque Parentel a été créé, il y a eu un essaimage de petites initiatives dont certaines étaient spécialisées dans la prévention des mauvais traitements pour les parents en risque de devenir maltraitants. Elles n’ont pas survécu. Personne ne peut se reconnaître dans cet intitulé. C’est en ouvrant un service de façon large qu’on va pouvoir toucher les parents en difficulté. C’est en tous cas le pari que nous avons fait, à une époque où régnait le soupçon, cette idée que si un enfant était maltraité, il l’était par ses parents, induisant chez ceux-ci un mouvement de repli.

Mais quand un enfant est maltraité, c’est en général par ses parents, non ?

D.C Oui, mais si vous êtes dans la suspicion et si vous ciblez certains parents, vous ne les atteindrez pas, les travailleurs sociaux en savent quelque chose. Il faut mettre en place des stratagèmes, penser les actions de sorte qu’elles n’excluent pas, sauf à risquer d’être contre-productif. Les actions d’aide à la parentalité sont efficaces quand elles ne stigmatisent pas, pour utiliser un terme très usité. Si nous avions ciblé spécifiquement certaines populations, elles auraient disparu de nos écrans radars.

J’entends ce que vous dites : vous estimez qu’il peut en effet y avoir des populations qui présentent plus de facteurs de risque dans leur parentalité mais qu’il est inefficace de les cibler spécifiquement dans l’accueil ou la prise en charge. Ce qui n’est pas la même chose que refuser le constat même de l’existence de ces facteurs de risque.

D.C Tout à fait ! Il existe indéniablement une commande sociale qui est toujours relativement ciblée et on peut le comprendre. On peut prendre acte d’un besoin social, y souscrire (lutter contre les mauvais traitements par exemple) et moduler, à notre manière, notre service et notre mode opératoire. Notre option est celle de la prévention précoce. Les deux logiques ne sont pas antinomiques puisque malgré notre approche généraliste, nous sommes reconnus par les pouvoirs publics comme des acteurs de prévention de la délinquance des jeunes, du suicide des adolescents ou des mauvais traitements à enfants. J’ajouterai qu’au sein de l’accueil universel de tous les parents on peut aussi proposer un accueil plus spécifique, proposer des petites portes à l’intérieur de la grande porte du fronton principal. Par exemple : proposer des actions en direction des parents endeuillés, des parents adoptants ou des parents d’enfants porteurs de handicap. (ndlr : il s’agit de « l’universalisme proportionné » tel que proposé par Sylviane Giampino dans son rapport sur le développement de l’enfant. Conception qui, selon nous, est éloignée de l’acception première de ce principe qui contenait une forte dimension sociale : « donner plus à ceux qui ont moins ». Selon cette définition très française de l’universalisme proportionné, il s’agit en fait de « saucissonner » le soutien à la parentalité selon des problématiques spécifiques, pas de doser en intensité l’aide apportée selon le niveau de vulnérabilité des familles, comme l’envisagent davantage les nord-américains. Il nous semble que c’est là une question cruciale et un débat passionnant). Il s’agit dans tous les cas, de faciliter l’accès au service que nous rendons, quitte à faire un pas vers certains parents qui expriment l’importance pour eux d’être reconnus dans leurs spécificités pour oser la rencontre. Mais nous refusons d’anticiper et d’identifier a priori les difficultés voire les troubles contre l’apparition desquels il faudrait lutter. En cela, il s’agit plus de prévenance que de prévention… car l’on connaît maintenant les effets de « prédictions auto-réalisatrices » des actions d’aide lorsqu’elles s’attachent trop à l’éradication du symptôme.

Vous posez que « les actions d’aide à la parentalité sont efficaces quand elles ne stigmatisent pas », donc quand elles ne ciblent pas, et que « l’on connaît les effets de « prédictions auto-réalisatrices ». Quelles sont les études qui viennent étayer ces deux assertions ?

D.C Je vous renvoie aux travaux qui font référence sur cette question. D’abord le rapport de 2012 du Conseil d’analyse stratégique (avec la contribution de Claude MARTIN, sociologue à l’EHESP), “aider les parents à être parents – le soutien à la parentalité: une perspective internationale”. L’enquête intègre une analyse de l’aide à la parentalité façon “REAAP” en France, pour laquelle nous avons été interrogés. Ensuite l’ouvrage collectif coordonné par Nathalie HOUZELLE (de l’INPES) et auquel j’ai contribué avec d’autres  : “Promouvoir la santé dès la petite enfance : accompagner la parentalité”, travail de recherche mené dans le cadre de l’INPES et publié  en 2013.

Votre association propose à la fois une plateforme téléphonique, des entretiens individuels et des groupes de parole. En quoi ces trois outils vous semblent indispensables ?

D.C Oui. Le téléphone (environ mille appels chaque année) permet de ne pas se confronter au regard de l’autre, certains parents se sentent beaucoup plus à l’aise pour verbaliser, souvent pour la première fois, à propos d’une question qui leur tient à cœur concernant leur enfant parce qu’ils en ont le souci. D’autres ont besoin de pousser l’échange de vive voix à l’occasion de plus d’une rencontre. Les groupes de parole sont venus un peu plus tard au regard de cette mutation culturelle que nous avons analysé et qui a amené les parents qui avaient grandi dans les années post-68 à prendre acte du fait que la partition écrite pour leurs propres parents, et qui leur disait comment jouer la symphonie de la parentalité, n’était désormais plus écrite pour eux. Il a fallu aider les parents à élaborer de nouveaux repères, leur permettre de se retrouver entre eux, éventuellement avec un professionnel, et réinventer les coordonnées de la parentalité contemporaine. Il y avait là une concordance entre une modalité d’action – l’action collective participative – et « l’air du temps » friand de collaboration, de co-élaboration et, au bout du compte, de co-éducation.

Quelle doit être selon vous la posture du professionnel dans l’accompagnement à la parentalité ? Quels sont le sens et la place de l’expertise ?

D.C Je suis psychologue clinicien, psychanalyste, formé à l’anthropologie et à l’épistémologie des sciences humaines. J’ai ce souci d’envisager la parentalité à partir de deux éléments fondamentaux : 1) personne n’existe indépendamment des liens sociaux, au premier rang desquels figurent les liens familiaux dans lesquels tout un chacun s’est construit et continue à évoluer 2) la fonction des parents n’est pas tant d’avoir un enfant que de former un adulte. Mais favoriser la croissance et le développement d’un sujet aussi bien que possible ne va pas de soi. Je crois que la collectivité a une responsabilité dans cette affaire, la parentalité n’est pas uniquement subjective elle est également sociale. Elle consiste bien sûr en un travail sur soi permanent, mais qui se fait dans un contexte social donné au sein duquel les individus sont sans cesse renvoyés à eux-mêmes. Qu’est-ce que c’est qu’être homme, femme, parent ? Que veut dire faire famille dans cette société là ? Les réponses ne sont plus données de l’extérieur. Mais elles ne peuvent s’élaborer seul. Elles doivent se construire, ce qui ne peut se faire seul.
En ce sens, il me semble que la connaissance, au sens noble du terme, l’information, la culture, etc. permet à chacun, quelle que soit sa place et ses capacités, d’alimenter sa réflexion sur lui-même. Les individus et donc les parents ne réfléchissent pas « hors-sol », à partir de leur seul point de vue voire leur seul désir. Ils réfléchissent, élaborent et agissent à partir d’informations, de points de vue autres, de prises de position, de confrontations et, oui, de conseils. Ce qui compte, dans la rencontre entre les parents et les professionnels, c’est le « faire avec », « parler avec ». Nous faisons avec les parents, nous parlons avec eux, nous réfléchissons ensemble, ce qui rend acceptable le fait de donner, en tant que professionnel, son point de vue, son avis.

Voulez-vous dire que vous n’êtes pas dans l’effacement revendiqué par certains professionnels, effacement qui serait le seul à même de faire émerger des compétences parentales qui toujours pré existeraient ?

D.C Non je ne revendique pas cet effacement qui peut être vécu comme un délaissement, un abandon, de l’indifférence. Certains parents ne s’en remettent pas ! Je ne boude pas mon statut d’expert. Mais je le prends avec humilité et je le relativise toujours. Il s’agit d’une recherche en marche, je peux me tromper. Il ne faut ni laisser les parents se débrouiller seuls alors qu’ils sont demandeurs d’aide, ni leur asséner un savoir qui prétendrait être la vérité. Le savoir est à partager, après chacun en fait ce qu’il veut ou ce qu’il peut. L’effacement des professionnels que vous évoquez, ce silence, cette neutralité, c’est je crois le contre-pied de la position de gourou. Il témoigne de la crainte d’un désir refoulé de dicter des conduites. Ce qui est certain en revanche c’est qu’il faut partir des repères imaginaires des parents, quels qu’ils soient. Eux aussi ont des idées. Il faut qu’ils puissent en faire état, qu’ils les partagent pour que l’on en discute. Le mode opératoire de la conversation permet ça.

Depuis 1989, avez-vous identifié des changements notables dans les comportements ou les sujets de préoccupation des parents ?

D.C Ce qui nous réjouit : il est aujourd’hui plus facile de dire qu’être parent n’est pas évident. Quand nous avons commencé, il y avait de la retenue, il était mal vu de parler de ses problèmes, le linge sale se lavait en famille. Aujourd’hui la problématique du burn out parental, notamment maternel, a émergé, ce n’est plus un tabou. Elle témoigne de la facilité acquise par les parents de faire état de leur fatigue, parfois de leur épuisement. Par ailleurs, la question de l’autorité reste centrale, la confrontation à l’école prend de l’ampleur, les difficultés qui apparaissent en milieu scolaire servent souvent de point d’entrée à la demande d’aide. Le surinvestissement de la fonction parentale est notable, ce qui peut poser problème et l’on se demande si le discours sur l’aide à la parentalité n’y contribue pas. En effet la banalisation du recours à l’aide à la parentalité sous-tend aussi un discours problématique assez libéral sur une parentalité qui devrait être ultra performante, très compétente pour qu’elle soit réussie ! Au regard de quoi, les seuls père et mère de l’enfant seraient les maîtres d’œuvre uniques de la parentalité donc les seuls responsables en cas de difficulté. Or, notre conception de l’aide à la parentalité est tout autre : un enfant, cela s’éduque toujours à plusieurs car c’est le principe même de la fonction parentale que de se distribuer et, ce faisant, de partager l’enfant. La compétence des parents, c’est selon nous leur consentement à reconnaître leurs limites donc à déléguer. C’est à ça qu’ils doivent être aidés et non à en faire encore plus !

Que cherchez-vous à développer aujourd’hui ?

D.C Nous travaillons de plus en plus sur la transculturalité. La question n’émergeait pas et nous nous en étonnions. Nous nous sommes demandés ce qui, dans notre façon de faire, pouvait provoquer de l’exclusion, pourquoi les parents issus de l’immigration ne fréquentaient pas Parentel alors qu’on pouvait penser que le besoin existait. Notre dispositif était sans doute trop culturellement marqué donc difficilement accessible. Nous avons alors organisé des séminaires, fait venir Marie-Rose Moro, Yoram Mouchenik, Claire Mestre, et Fethi Benslama, auprès de qui nous nous sommes formés et avec qui nous travaillons. Nous avons également sollicité les partenaires de notre réseau qui travaillent avec les familles migrantes. Nous commençons désormais à recevoir ces familles qui ont connu l’exil et pour qui Parentel est devenu une adresse.

*Ouvrages récents:

Livre Coum 1Coum D. (ouvrage collectif sous la direction de…), Avons-nous besoin de père et de mère ? Erès, 2016

 

 

 

Livre Coum 2 Coum D., Paternités : figures contemporaines de la fonction paternelle, Presses de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, 2016