Article mis en ligne initialement le 2 novembre 2015 sur le blog Enfances en France

La promotion du très beau film de Philippe Faucon, Fatima, a donné l’occasion à Fatima El-Ayoubi, immigrée illettrée devenue écrivain, d’échanger avec les spectateurs à l’issue des projections et de raconter de nouveau sa belle histoire. Nous étions à l’une de ces rencontres.  

La salle est comble, colorée, en partie voilée. Ce vendredi après-midi le cinéma L’Etoile à La Courneuve fait le plein pour une projection spéciale du film de Philippe Faucon, « Fatima », spéciale parce qu’assortie de la présence de Fatima El-Ayoubi, auteure des livres « Prière à la lune » et « Enfin je peux marcher toute seule » dont s’est inspiré le cinéaste. Le film est très beau, subtil, pas manichéen et, on l’a peu lu ou entendu, très drôle aussi, grâce à l’abattage des comédiennes. En tous cas il fait mouche parmi ce public auquel il tend un miroir. Lorsqu’à l’écran les voisines de Fatima, incarnée par la saisissante Soria Zéroual, cancanent et profèrent avec aplomb des mensonges aussi gros qu’elles au sujet de la brillante aînée de l’héroïne, trois jeunes gens assis à quelques rangs de l’écran éclatent de rire spontanément, semblant reconnaître les choeurs antiques souvent présents en bas de leur immeuble.

Lire la révolution française en arabe

Après la projection Fatima El-Ayoubi livre son incroyable parcours, « trois ans et demi d’école, 20 ans de lecture en arabe » puis la publication de ses deux recueils en français. A côté d’elle son éditeur se souvient de la stupéfaction qui fut la sienne en découvrant ses cahiers et la nécessité pour lui de lire les textes en arabe afin d’être certain qu’il n’était pas victime d’une supercherie. L’auteure captive littéralement son auditoire, en racontant notamment comment l’amour des livres lui est venu. Faute d’argent, elle n’allait plus à l’école et passait ses journées à filer la laine. Mais son frère, l’ayant surprise à prendre un livre dans la bibliothèque familiale, l’a encouragée. Alors, le fil dans une main, un livre dans l’autre, elle a tout dévoré, en arabe. L’histoire de la révolution française, Paul et Virginie, Andromaque.

Elever ses enfants dans une culture qui n’est pas la sienne

Fatima El Ayoubi veut parler des difficultés de l’intégration quand on ne maîtrise pas la langue, de ce travail, femme de ménage, tout sauf déshonorant (elle se veut le porte-voix de tous ceux qui exercent dans l’ombre ces essentiels services à la personne), de la santé que l’on perd à la tâche, mais aussi, surtout, de l’éducation. « Il y avait deux mamans pour éduquer mes filles : la maman marocaine avec sa culture et la France avec ses écoles, ses cinémas, son sport. C’est parfois difficiles pour les enfants et pour nous. Ils sont français, ils vivent dans une société qui parle français, ils sont très éveillés et on a du mal à suivre. Vous n’êtes pas les seuls à vivre ça. Il faut parler avec ses enfants, il faut les envelopper, les aider à grandir. On peut demander à sa fille « es-tu amoureuse ? ». Dans notre culture, on le fait peu. Mais c’est leur société, c’est leur vie, c’est leur temps, on a choisi de les faire vivre ici. Avec amour j’ai amené mes filles au bord de la sécurité. »

De l’importance des livres à la maison

Fatima El-Ayoubi, avec un recul et une lucidité saisissants, y revient : « Je ne suis allée à l’école que trois ans et demi mais il y avait une bibliothèque à la maison. Ca change tout. C’est très important d’avoir des livres chez soi. Quand mes filles étaient petites, je prenais un livre en français et je faisais semblant de lire. Elles me voyaient avec un livre dans les mains. Nos mamans ne lisent pas d’histoire aux enfants avant de dormir. Pourtant il faut, c’est important. Si le papa ne sait pas lire, ce n’est pas grave, il prend un livre et avec les images, il raconte. Mes filles, quand elles rentraient de l’école, je leur demandais « alors qu’est ce que tu as fait aujourd’hui ? Montre moi tes cahiers. » Elles répondaient « mais maman tu ne sais pas lire ! » Mais ce n’est pas grave, je le faisais quand même. » Elle poursuit en citant un passage de ses écrits : « je tourne en moi-même, j’ai parfois l’impression d’être une lionne en furie, parfois la terre qui aime sa progéniture. C’est mon intifada. J’ai ancré la position de mes pieds pour ne pas tomber. La colère s’est mélangée à l’obstination ».

Les hommes, trop souvent absents

Dans la salle, après les réactions enthousiastes de plusieurs femmes, membres d’associations locales, un homme prend la parole pour féliciter l’auteure mais aussi déplorer une présence masculine quasi inexistante dans le film. « Dans le film on voit le père acheter une paire de chaussures à sa cadette, aller changer la bonbonne de gaz chez la plus grande, mais dans la réalité le père il n’était pas là, répond Fatima El-Ayoubi. S’il y en avait eu un ça aurait été plus facile.» La voix soudain brisée par l’émotion, elle se tait un instant, pose son micro, puis reprend : « Moi c’est grâce à mon père, mon grand-père, mon frère que j’ai grandi. Mais quand je suis venue ici je me suis retrouvée seule. L’homme, il a fait ce qu’il avait à faire. Ce n’était pas un mariage arrangé, mon père était quelqu’un de bien, il m’a posé la question. Mais à 28 ans, un homme qui ne boit pas et ne fume pas…vous prenez. En même temps, peut-être que si cet homme était resté avec moi, je n’aurais pas pu sauver mes filles. Leur père n’était pas éduqué, il n’avait pas connu les villes. Comment un enfant peut-il étudier la philosophie si le père a encore dans la tête ce qui se passe dans la grande montagne du Maroc ? »

La mère, elle, faisait des ménages et ne parlait pas français. Mais elle avait dans la tête Andromaque et forcément, ça change tout.