Allaiter dans un camp de réfugiés
Date
31 mars, 2016
Catégorie
Périnatalité
Auteur
Gaëlle Guernalec-Levy
Photo/Illustration
Karleen Gribble

A l’occasion de la 10ème Journée Internationale de l’Allaitement organisée par la Leche League, Karleen Gribble, spécialiste de la nutrition infantile en situation d’urgence, est venue en France faire part de sa longue expérience de conseil en allaitement lors des crises humanitaires.

Deux jours plus tôt elle sillonnait la Grèce. Pas vraiment à des fins touristiques, plutôt pour arpenter les camps de réfugiés, celui du port du Pirée (en voie d’évacuation) ou le camp d’Eko, du nom de la station service qui le jouxte, au nord de Thessalonique. Karleen Gribble, chercheuse australienne, formatrice et conseillère communautaire en allaitement, est spécialiste de la nutrition infantile dans les situations d’urgence. Dans le cadre de la Journée Internationale de l’Allaitement organisée par la Leche League, elle a dispensé ce mercredi 30 mars une journée de formation à des membres d’associations et professionnels du médico-social, sur la façon la plus optimale de soutenir l’alimentation des très jeunes enfants dans les camps de réfugiés. Karleen Gribble a axé sa présentation autour de deux idées principales, corollaires l’une de l’autre : les dons de lait artificiel sont une catastrophe pour les bébés des mères migrantes et le soutien à l’allaitement maternel la stratégie la plus protectrice. Ces situations de crise humanitaire n’ont rien à voir avec le contexte ordinaire d’un pays développé et il ne s’agit donc pas de polémiquer sur les bienfaits de l’allaitement, la notion de choix et la culpabilité des mères non allaitantes.

 

En situation d’urgence, meilleur taux de survie des bébés allaités

Karleen Gribble commence par rappeler les recommandations désormais bien connues de l’Organisation Mondiale de la Santé (et valables pour tous les enfants de tous les pays) : allaitement exclusif pendant les 180 premiers jours de vie. Pourquoi ? Parce que l’allaitement maternel permet un développement optimum des enfants (sur un plan physiologique, affectif et cognitif), qu’il prévient la survenue de nombreuses pathologies et qu’il protège des infections. Si un bébé meurt rarement du fait de son alimentation dans un pays développé, la façon dont il est nourri a une réelle incidence dans un contexte humanitaire. Karleen Gribble donne plusieurs exemples. Lors du séisme de Christchurch en Nouvelle Zélande en 2011, l’eau courante a été coupée pendant des jours voire des semaines. Quand il n’y a plus d’eau potable et plus d’électricité, l’allaitement artificiel devient un problème.

Au Bostwana, en 2005-2006, lors des inondations, les hôpitaux ont été débordés par l’afflux d’enfants malades. 96% des enfants qui sont décédés avaient moins de 2 ans, tous étaient nourris au biberon. 93% des bébés hospitalisés n’étaient pas allaités. Dans les villages concernés, 30% des bébés non allaités sont morts. Le Bostwana, pays plutôt développé, avait mis en place, avant la catastrophe, une politique d’allaitement artificiel pour éviter la transmission du VIH mère-enfant. « Privilégier l’allaitement artificiel pour éviter le VIH s’est révélé plus dangereux que le VIH lui-même », assène Karleen Gribble. Lorsque le focus est mis sur une alimentation infantile sécurisée en situation de crise, c’est donc l’allaitement maternel qui est privilégié.
Le discours peut sembler radical mais il n’en repose pas moins sur des préconisations internationales. Lors de la crise des Balkans dans les années 90, l’aide humanitaire à destination des mères et des bébés n’était pas bien ciblée et « a fait plus de mal que de bien ». Un groupe formé de plusieurs ONG a alors élaboré des directives pour soutenir l’ANJE-U (Alimentation du Nourrisson et de Jeune Enfant en situation d’Urgence). Chargé de promouvoir une délivrance appropriée de l’aide humanitaire aux nourrissons, cet ensemble, appelé « groupe de travail l’IFE », est aujourd’hui composé, notamment, du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), de l’UNICEF, de l’OMS, de Save the Children ou encore d’Action Contre la Faim. Malgré la clarification des enjeux et des bonnes pratiques, sur le terrain, les incohérences demeurent.

Des dons de lait en poudre contre-productifs

Karleen Gribble résume le problème de la façon suivante :« Les dons de lait artificiel et d’autres produits laitiers sont souvent la plus grande menace pour les nourrissons en situation d’urgence humanitaire. Ils constituent en situation d’urgence humanitaire un problème évitable qui compromet le bien-être de tous les nourrissons. De tels dons dépassent souvent en quantité ce qui est nécessaire, ils sont d’un mauvais type, livrés au mauvais endroit, étiquetés dans une mauvaise langue, distribués sans discrimination aux personnes en charge de nourrissons, que ces derniers soient allaités ou nourris au lait artificiel, et donnés sans les autres ressources nécessaires, ce qui entraîne une augmentation de la morbidité et de la mortalité des nourrissons. »
Les boîtes de lait arrivent massivement sur les zones de regroupement de réfugiés (photo ci-dessous) et sont distribuées sans distinction aux familles, qu’il s’agisse de mères allaitantes ou non.

Lors du tremblement de terre de Djakarta en 2006, 70 à 80% des familles impactées ont reçu du lait artificiel. Or, le taux d’alimentation au biberon était très faible avant la catastrophe. Et ce passage au lait en poudre a accru la prévalence de diarrhées (potentiellement très graves chez les nourrissons). L’arrivée massive de lait artificiel se révèle une catastrophe car elle incite les mères qui allaitaient à ne plus le faire. Notamment parce que ces femmes soumises à des situations très angoissantes, souvent épuisées, pensent que le stress et la fatigue altèrent la qualité de leur lait. C’est faux.

En revanche, la production de lait, elle, peut se trouver amoindrie parce que le bébé, perturbé par le stress de sa mère et par l’environnement, s’agite, tète moins, entraînant mécaniquement une baisse de la production. Ou parce que la mère a beaucoup marché et a espacé les tétées. Elles sont en tous cas rapidement demandeuses de lait artificiel, qu’elles perçoivent comme la garantie d’un mieux-être pour leur bébé. Les femmes réfugiées peuvent venir de pays où l’allaitement au biberon est socialement connoté (ce sont les classes supérieures qui y ont recours) et où la boîte de lait coûte très cher. « Quand vous n’avez rien et qu’on vous offre quelque chose de valeur, vous le prenez » résume Karleen Gribble.

Le biberon, ennemi presque n°1 en situation de crise

Si l’alimentation artificielle est si problématique dans les situations d’urgence ce n’est pas seulement en négatif, parce qu’elle priverait les bébés des bénéfices intrinsèques de l’allaitement maternel mais aussi parce que les conditions d’hygiène minimale qui garantissent son innocuité ne sont pas remplies, loin s’en faut.
Le stockage, notamment après ouverture des boîtes, se révèle complexe et l’utilisation des biberons, véritables nids à microbes et bactéries quand ils ne peuvent être correctement lavés, a des conséquences dramatiques.

Karleen Gribble montre des photos de biberons laissés à même le sol dans la boue, la tétine incrustée de crasse, des petits vers blancs collés sur les parois internes. Ou encore des biberons posés en extérieur au soleil, au camp grec d’Idomeni, « pour qu’il se réchauffent ». « On distribue des biberons sans jamais se poser la question de l’absence de détergent pour les laver », déplore la spécialiste. C’est notamment pour cette raison que plusieurs ONG procèdent à des opérations « j’échange votre biberon contre une tasse ». Les tasses étant plus faciles à nettoyer donc plus hygiéniques.

Pour parer le risque de parasitage de l’allaitement maternel et assurer une meilleure alimentation des bébés, l’ANJE-U préconise de décourager les dons de lait artificiel ou de les mettre en quarantaine lorsqu’ils arrivent et même d’éviter de distribuer des produits laitiers dans les rations alimentaires en général pour éviter que ces produits ne soient ensuite redonnés aux bébés. Préconisations rarement suivies d’effets. «Quand il y a des entrepôts pleins de lait, c’est difficile de se dire qu’il faut jeter la marchandise. Les dons finissent toujours par être distribués pour ne pas gâcher. » Karleen Gribble ne dit pas que le recours au lait artificiel doit être prohibé mais qu’il doit être réservé aux nourrissons pour lesquels l’allaitement se révèle absolument impossible. « Une demande de lait artificiel n’indique pas nécessairement un réel besoin. Il faut évaluer ce besoin. Et en tous cas ne pas proposer de lait artificiel à une mère qui de facto allaite. Car non, ce n’est pas « sympa » de donner du lait artificiel à une mère allaitante. Quand elles arrivent à Calais, ces mères qui ont reçu du lait artificiel en cours de route sont devenues dépendantes et se sont retrouvées dans situation très compliquées avec des bébés souffrant de diarrhées, sans possibilité de pouvoir donner ce biberon de façon sécurisée ou de pouvoir le préparer dans de bonnes conditions ».

Soutenir les mères allaitantes

Lorsqu’elle arpente les camps ou les zones de catastrophe, Karleen forme les volontaires des ONG à l’accueil des mères allaitantes. Car en plus de recevoir une alimentation enrichie, elles ont besoin d’un réel soutien, d’un « regard inconditionnellement positif, d’une compréhension empathique, d’une sécurité émotionnelle ». S’asseoir à leur côté, les toucher si c’est approprié, donner des signes d’encouragement (hochement de tête), demander la permission avant de poser des questions, ne pas avoir peur du silence, faire des suggestions et solliciter leur avis,autant d’options proposées par Karleen. Au lieu de dire « vous devriez », préférer « beaucoup de mères trouvent que ». « Je leur dis par exemple que beaucoup de mères trouvent qu’en pensant à quel point elles aiment leur bébé, et en envisageant un meilleur avenir pour lui, le lait coule mieux. Je n’ai eu de cesse de le répéter en Grèce : «votre bébé se développe bien,  vous faites un travail fantastique, vous êtes une super maman »

Elle dénonce au passage certains personnels d’ONG qui prennent les enfants, les nourrissent les changent, s’en occupent plutôt que d’être en soutien des mères dans leur rôle. « Je les appelle les kidnappeurs de bébés ». Une bénévole d’Emmaüs fait valoir que parfois des mères épuisées, collées 24h/24 à leur bébé, ont besoin de souffler loin de lui.

Faire appel à des nourrices

Karleen évoque aussi la possibilité de procéder à une relactation pour les femmes qui ont cessé leur allaitement mais qui souhaitent le reprendre. Avec des succions fréquentes et une stimulation des mamelons, c’est possible. Tout comme il est possible d’induire une lactation chez une femme qui n’a pas d’enfant en bas âge. Certains bébés ne peuvent pas être allaités par leur mère (décédée, malade ou trop faible) et il est aussi fait appel à des « nourrices », d’autres femmes prêtes à allaiter deux enfants à la fois. Une sage-femme présente dans l’assistance note que ces pratiques ne devraient pas être envisagées en dehors d’un contexte d’urgence pour des questions de sérologie non connue. Katleen en convient, « ce n’est pas à recommander partout.»

Même dans les camps de réfugiés, cette pratique du « prêt de sein » pour sauver un bébé apparaît comme un sujet sensible. Selon l’Islam, deux enfants allaités par la même femme deviennent frères de lait. Si les deux enfants sont de sexe différent ils ne devront absolument pas se marier plus tard, ce qui serait considéré comme incestueux. Les femmes musulmanes, nombreuses dans les camps, manifestent donc des réticences supplémentaires à allaiter un autre enfant. Une participante fait remarquer que le problème se pose dans certaines maternités françaises lorsqu’il est question de donner du lait venu du lactarium à un bébé prématuré. Les mères musulmanes craignent que l’enfant ne rencontre plus tard le bébé de la femme qui a donné son lait. « A Lille il a fallu faire venir l’Imam pour qu’il explique que si le lait était donné au biberon ou à la seringue, ça allait ». Karleen note qu’en Arabie Saoudite, les parents du bébé receveur rencontrent la femme qui donne son lait pour éviter des ennuis ultérieurs.

Karleen Gribble estime que cette question de l’alimentation infantile en situation d’urgence est de mieux en mieux prise en charge mais que les progrès sont lents. Et elle a une explication. « Il est facile pour une ONG de communiquer sur le nombre de vaccins ou de packs alimentaires fournis. Quand on fait du conseil en allaitement, c’est plus difficile de mesurer l’impact. Et c’est donc difficile de trouver un financement pour ces programmes. Les médecins de ces organismes estiment qu’ils n’ont pas de conseils à recevoir, qu’ils sont suffisamment formés. Parfois leurs pratiques sont bonnes, parfois elles sont dramatiques.»
Face à l’afflux des réfugiés qui continuent d’arriver massivement aux portes de l’Europe, et qui proviennent de pays où l’allaitement n’est pas forcément la norme (la Syrie par exemple), le groupe IFE a édité des recommandations actualisées. Comme ces populations sont appelées à se déplacer sans cesse, ce texte précise qu’un matériel de portage leur permettant d’allaiter en marchant peut être remis aux mères. Ou encore que l’allaitement en public est autorisé partout en Europe et qu’elles n’ont pas à se sentir mal à l’aise.