La ville américaine de Providence a décidé de réduire le fossé langagier qui se creuse très tôt entre enfants pauvres et enfants de milieu aisé. Elle a mis au point un programme de soutien parental reposant sur des visites à domicile et un…pédomètre. Lequel ne mesure pas le nombre de mètres parcours mais le nombre de mots entendus par l’enfant dans une journée.

Trente millions : c’est le nombres de mots qu’un enfant de milieu défavorisé n’aura pas entendu à l’âge de trois ans par rapport à un enfant de famille plus aisée. Ce différentiel là, mis en exergue par une étude menée par Betty Hart et Todd Risley en 1995 et régulièrement confirmé depuis, explique en grande partie pourquoi les destinées scolaires sont très liées à l’environnement familial et aux interactions précoces. Plus un enfant est imprégné de langage depuis la naissance, plus il est sollicité par la parole, engagé dans des échanges, soumis à un vocabulaire et une syntaxe riches, plus il est en capacité d’entrer dans les apprentissages scolaires. Or la quantité et la qualité de l’expression sont liées au niveau d’éducation des parents. Ces phénomènes sont aujourd’hui très documentés et de nombreux spécialistes du développement de l’enfant se demandent comment combler ces différences.

En France c’est un peu le rôle attribué à l’école maternelle mais il semble que ces trois années de scolarisation n’atténuent que très peu les inégalités inhérentes à l’origine sociale des enfants. La France est en effet l’un des rares pays de l’OCDE à scolariser 99% des enfants de 3 ans et est dans le même temps championne des inégalités scolaires. Les Etats-Unis, qui ne scolarisent pas massivement les enfants de moins de cinq ans, expérimentent depuis de nombreuses années des programmes d’intervention précoce qui ciblent spécifiquement la stimulation langagière des enfants pauvres. Ce sont d’ailleurs ces programmes qui ont inspiré le dispositif français PARLER Bambin.

A Providence, une forte population hispanique et des enfants en difficultés

La ville de Providence, située dans l’Etat de Rhode Island, est la première à envisager cette problématique à l’échelle municipale. De par sa population, elle est particulièrement concernée par le fossé langagier chez les jeunes enfants. Dans les écoles publiques, une bonne moitié des élèves sont d’origine hispanique, 10% sont noirs, les élèves blancs sont très minoritaires. Deux tiers des enfants débutent leur scolarité (à 6 ou 7 ans) avec un niveau académique inférieur au minimum attendu et seuls 52% des élèves lisent correctement en CM1.
La ville a élaboré un programme d’intervention précoce de grande envergure, « Providence Talks ». En 2012, elle remporte le « challenge des maires » organisé par la Fondation « Bloomberg philanthropies » et se voit attribuer un financement de cinq millions de dollars pour mettre en place le projet. Providence Talks combine l’utilisation d’une nouvelle technologie capable d’analyser l’environnement langagier d’un enfant, le « word pedometer » (pédomètre comptabilisant les mots) mis au point par la “LENA research Foundation“, avec un accompagnement individualisé des parents à base de visites à domicile. Il s’agit d’intervenir au moment critique du développement du langage chez l’enfant (avant 3 ans).

Donner aux parents les outils pour changer le destin de leurs enfants

La philosophie du dispositif pose que chaque parent a la capacité d’améliorer le futur de son enfant à partir du moment où il dispose des bons outils et des bons supports. On retrouve souvent dans l’approche américaine du soutien parental l’idée d’ « empowerment », le fait de rendre les familles actrices du développement harmonieux de leur enfant, de s’appuyer sur elles en premier lieu. Cette notion laisse de plus en plus la place à celle du « knowledgement » qu’on pourrait traduire par « le renforcement des connaissances ». On l’a vu avec la façon dont les pédiatres sont de plus en plus sollicités pour « former » les parents, la conception américaine repose sur l’idée qu’il faut transmettre aux parents les connaissances accumulées par la recherche et détenues par les « experts ». C’est en cela que l’approche américaine diffère de la conception française. Les théoriciens et professionnels français de l’accompagnement à la parentalité misent eux aussi sur l’empowerment mais par la valorisation de compétences qui seraient innées. Il s’agit davantage de redonner confiance aux parents, de les rassurer, de leur répéter qu’ils sont capables, d’affirmer qu’il n’existe pas de bonne façon d’être parent et que chacun procède comme il peut, de faire émerger des compétences enfouies, plutôt que de délivrer des conseils et d’imposer des savoirs et donc des normes venus de l’extérieur, suspectés d’être dogmatiques et stigmatisants.

Un pédomètre langagier pour enregistrer l’environnement sonore des enfants

 

Word GapLa phase pilote de Providence Talks a ciblé 170 enfants de 2 à 30 mois dont 55% de garçons, 55% d’enfants hispaniques, 11% de Noirs, 8% de Blancs et pour 26% d’entre eux l’origine ethnique est restée inconnue. Pour 33% de ces enfants le langage parlé au domicile était l’anglais, pour 31% l’espagnol et pour 10% l’espagnol et l’anglais. Au moins 75% de ces familles bénéficiaient déjà d’un étayage extérieur. C’est d’ailleurs via les agences et associations en charge de ces suivis qu’elles ont été recrutées. Chaque enfant a donc reçu un «word pedometer », sorte de petit boîtier qui se glisse dans la poche d’un vêtement, chargé d’enregistrer 16 heures de chaque journée. Les données sont ensuite analysées par un logiciel qui compte le nombre de mots prononcés par un adulte et par l’enfant, le nombre d’interactions, et qui est capable d’isoler les sons en provenance d’un media et de les comptabiliser également. La teneur des conversations n’est pas écoutée et les enregistrements sont détruits dans la foulée.

Des visites à domicile pour un soutien individualisé et intensif

Les familles ont reçu deux fois par semaine la visite d’un professionnel pendant cinq mois puis une visite par mois pendant trois mois. Pendant ces visites, les coachs analysent avec chaque parent les données du dernier enregistrement puis échangent avec eux sur les stratégies qui peuvent permettre d’améliorer le nombre de mots prononcés par les adultes en présence de l’enfant et le nombre de conversations avec cet enfant. Les parents se voient aussi conseiller des livres en fonction de l’âge de l’enfant et sont emmenés dans les lieux proches de leur domicile dédiés au développement du langage des jeunes enfants. Chaque session permet de revenir sur les objectifs précédents et de définir des objectifs « quantifiables, réalistes et encourageants » pour la session suivante.
Avant le début de l’expérience, plus de la moitié des petits étaient faiblement exposés au langage dans leur environnement familial. 53% d’entre eux entendaient en moyenne 8300 mots par jour alors que la quantité référente pour un bon développement langagier est de plus de 14.000 mots quotidiens. Ces enfants entendent moins de mots et se voient aussi beaucoup moins souvent adressés la parole.

Un fort impact pour les plus fragiles

Les résultats de cette première étape ont été encourageants. Les familles qui ont participé à au moins quatre sessions de formations ont augmenté la quantité de langage parlé de 9,4% en moyenne. Pour les enfants qui étaient en-dessous de l’exposition moyenne au début du programme, le nombre de mots entendus a augmenté de 50%, passant de 8300 mots à 12530. C’est pour eux que le programme s’est révélé le plus efficace. Pour ces familles, le changement de comportement semble profond et durable. Les familles qui sont allées au bout du programme ont nettement amélioré la quantité d’interactions conversationnelles. Encore une fois c’est pour les familles qui semblaient les plus en retard au début du protocole que les résultats ont été les plus nets.
Le taux d’attrition du programme a été de 30%. Les 39 familles qui ont suspendu leur participation l’ont fait très rapidement. Et il est possible que le délai entre l’acceptation de la famille et le premier enregistrement effectif (30 jours) explique en partie cette déperdition. Les familles qui sont allées au bout de l’expérience ont en moyenne commencé huit jours après avoir donné leur accord. Les responsables de Providence Talks ont également constaté que 80% des familles qui avaient échangé individuellement avec un coach pour en savoir plus sur le programme avaient ensuite accepté de l’intégrer. Lorsque le dispositif est bien expliqué, il suscite l’intérêt des parents.

Le programme continue de se développer

Depuis cette première phase et ses résultats considérés comme concluants, le programme s’est développé. Il a concerné 1800 familles depuis son implantation et l’objectif est d’inclure 2500 enfants d’ici la fin 2017. D’après Kevin Slattery, coordinateur de la recherche et des données, Providence Talks a assez vite bénéficié d’un fort bouche-à-oreille, notamment chez les familles qui bénéficient déjà d’un soutien parental. « Et les professionnels en charge des visites à domicile sont très bien formés pour expliquer aux familles le fonctionnement de l’outil, poursuit-il, et leur assurer qu’elles sont libres d’arrêter quand elles le souhaitent. Les parents sont informés qu’il y aura toujours quelqu’un pour répondre à leurs questions ou à un éventuel malaise.» Il met l’accent sur la nécessité de produire une évaluation la plus précise et la plus fiable possible. « Nous sommes financés par des fonds privés mais nous avons bien conscience qu’il nous faut produire des chiffres détaillés sur le coût et les résultats de ce type de programmes si nous voulons les voir se développer. Nous travaillons constamment à mettre le projecteur sur ce fossé langagier et sur la façon dont des dispositifs comme le nôtre peuvent permettre de le réduire