Ce lundi 13 mars, une première journée scientifique a été consacrée aux travaux de recherche menés à partir de la cohorte longitudinale française Elfe pilotée par l’INED et l’INSERM. Une partie des études portent sur les pratiques parentales, la socialisation et le développement des enfants. Voici une synthèse des premiers résultats présentés.

Plus de 18.000 familles recrutées en 2011 dans 344 maternités et 150 chercheurs mobilisés… Magda Tomasini, directrice de l’INED, rappelle que des travaux de cette ampleur constituent un « investissement sur le long terme » et qu’il a fallu « osciller entre enthousiasme et patience », mais aussi « faire preuve d’abnégation ».

Une cohorte multidisciplinaire aux modes de collecte variés

« L’INED croit en ELFE, a-t-elle assuré, c’est un investissement pour la communauté de chercheurs ». Elle n’a pas caché que l’absence de pérennité financière constituait une épée de Damoclès. « C’est très frustrant de se dire que les moyens vont manquer alors que tant d’énergie a été déployée. » « L’enjeu du maintien de la participation des familles risque de se poser sur le long terme, concède Magda Tomasini, mais pour le moment elle est suffisante. Ce serait dommage de s’arrêter au milieu du guet. » Après elle, Marie-Aline Charles, directrice de l’unité mixte Elfe à l’ Inserm explique qu’il existe dans le monde plus de cent cohortes de naissance, pour certaines anciennes (1948) mais qu’elles sont très axées sur les sciences sociales alors que la cohorte Elfe présente un volet santé conséquent. L’enjeu de Elfe est de comprendre comment les conditions périnatales et l’environnement affectent, de la période de la grossesse jusqu’à adolescence, la santé, le développement et la socialisation des enfants. Les grandes questions qu’elle creuse vont du retentissement de la diversification des structures familiales, à la précarisation de l’emploi (notamment féminin), en passant par l’utilisation des nouvelles technologies, et l’analyse du parcours scolaire.

L’originalité de cette cohorte française réside notamment dans sa multidisciplinarité et ses modes de collecte variés. Elle repose sur des questionnaires téléphoniques et en ligne, sur des visites au domicile, des tests de développement cognitif auprès des enfants, des marqueurs biologiques. Elle associe certaines PMI et certains enseignants des enfants suivis. Depuis 2008 le nombre de familles suivies est passé de 18.000 à 12.000. Certains parents se sont désistés, d’autre sont été perdus de vue. On constate un gradient social parmi les familles sorties de la cohorte : les mères sont moins éduquées, plus jeunes, plus souvent d’origine immigrée que les mères restées dans la cohorte.

Une répartition sexuée des rôles parentaux plus ou moins marquée selon le milieu social

Une première présentation a fait le point sur la répartition sexuée des rôles parentaux selon le milieu social. Elle est venue confirmer la littérature sur le sujet : plus le milieu social est élevé plus les couples tendent vers un modèle plus égalitaire. Olivia Samuel, de l’Université de Versailles St Quentin (Laboratoire Printemps) a détaillé les résultats concernant 10.528 couples avec des données recueillies aux deux mois de l’enfant et à un an. Les pratiques de puériculture étudiées étaient les suivantes : donner le bain, moucher, changer les couches, nourrir, couper les ongles. Et les pères et mères devaient dire s’ils aimaient le faire, s’ils le faisaient parce qu’ils y étaient contraints, s’ils évitaient de le faire.

Sans surprise, les soins les plus appréciés sont le bain et le fait de nourrir l’enfant. Ces actes produisent du plaisir pour les parents (et pour l’enfant). Ils sont valorisés, contiennent une dimension ludique et relationnelle. Les soins considérés comme plus sales, impurs, rebutants se révèlent beaucoup moins appréciés par les mères et pères. Deux types de soins sont les moins appréciés : moucher et couper les ongles. Beaucoup de mères le font par obligation, et de nombreux pères les évitent. Certainement les mères n’ont-elles pas trop le choix, note Olivia Samuel, elles ne peuvent pas déléguer, contrairement aux pères.
Le niveau de diplôme apparaît comme un facteur déterminant dans la détermination des goûts et la répartition genrée des rôles parentaux (c’est là aussi une confirmation d’études précédentes et de al littérature sociologique). « Le gradient social est très net » constate Olivia Samuel. Les femmes diplômées sont beaucoup plus nombreuses à déclarer moins apprécier ces soins à l’enfant, les femmes moins diplômées sont dans un rapport plus positif. Exceptés pour les soins valorisés comme le bain et l’alimentation où les résultats sont similaires. « Dans les milieux plus favorisés il y une moindre adhésion au modèle naturalisant, explique Olivia Samuel. La socialisation familiale est moins propice à développer un goût pour la puériculture. Les femmes moins diplômées ont eu des expériences plus jeunes avec des enfants. Les femmes des catégories socio-professionnelles supérieures ont une plus grande capacité à rendre légitime une position qui s’écarte de la norme et à faire reconnaître que les tâches maternelles peuvent aussi être rebutantes. Cette distance implique que pour elles il existe un autre système de normes moins centré sur l’hygiène corporelle, plus axé sur le développement harmonieux de l’enfant, l’éveil. ».

Côté pères, on note aussi des différences socialement marquées. Pour le bain : les pères les plus diplômés disent le plus apprécier ce type de soin. Les pères qui se sentent obligés de s’impliquer dans ces soins sont ceux des milieux les plus diplômés. Ils obéissent à une norme d’investissement, un rôle attendu dans un idéal de partage des tâches. C’est le résultat d’une négociation conjugale et ils n’ont pas trop le choix. Les pères les moins diplômés sont plutôt dans l’évitement, dans la délégation, dans une division sexuée des rôles, prégnante dans les milieux populaires.

Les filles plus en avance sur le langage

Dans une seconde présentation, Bertrand Geay (CURAPP-CNRS) aborde les liens entre positions sociales, styles éducatifs et types de développement des jeunes enfants à l’âge de un an. Il rappelle en préambule ce que la littérature a déjà mis en évidence : le rôle important de l’étayage parental et des interactions au cours des premiers mois de la vie, du « home learning environnement ». Autant d’éléments qui concourent à produire des différences développementales précoces. « Le poids des cultures a déjà été mis en évidence, notamment sur les pratiques de puériculture, très variables selon les pays ». Ces facteurs sont étudiés à travers la cohorte Elfe à l’aide notamment du Child Development Inventory (CDI) un questionnaire très dense adressé aux parents qui balaie le développement social, l’autonomie, la motricité globale et fine, le langage expressif et réceptif. Les travaux présentés comportent des limites : le score global de développement est peu probant à un an de vie et les données ne se basent pas sur des observations directes.
Ce que permet de pointer l’analyse des données de Elfe (confirmant par là les nombreuses études antérieures sur le sujet) : le sexe de l’enfant a un effet diffus. Les filles présentent un niveau de développement plus important qui s’illustre dans le langage de production, le langage en réception et le développement social. Le rang de l’enfant en revanche n’a pas d’incidence, résultat qui diffère de celui mis en avant par une autre étude récente française effectuée à partir de la cohorte EDEN (voir notre article) et qui pointait de meilleures compétences verbales chez les aînés que chez les cadets. Dans cette étude les enfants sont plus âgés (5-6 ans) et les écarts ont peut-être eu le temps de s’installer.

Les enfants de milieux populaires plus en avance sur le plan moteur

L’étude menée par Bertrand Geay a donc analysé finement les effets de la position sociale sur le développement de l’enfant. Les résultats apparaissent comme inattendus puisque le score global du CDI, tous items confondus montre un meilleur développement dans les milieux populaires. Si l’on creuse, on constate que c’est surtout vrai pour l’autonomie et la motricité globale. Le développement du langage et de la compréhension est en revanche plus précoce dans les milieux plus éduqués, notamment chez les enseignants et les travailleurs sociaux. Pour Bertrand Geay, ces résultats différenciés montrent qu’on ne peut pas parler d’ « une absence d’intérêt pour l’éducation dans les familles populaires ». « Elles ont bien une conception du développement, de l’éveil mais qui ne correspond pas à celle légitimée par les institutions, focalisée sur la théorie du développement. Là, on est plus dans l’idée de laisser faire l’enfant dans le but de l’autonomiser. Alors que les milieux plus éduqués sont davantage tournés vers la communication précoce, les interactions, l’éveil, la lecture active ». Bertrand Geay parle des théories « naïves » des milieux populaires en matière de psychologie du développement. « Savoir marcher au bon âge, savoir jouer tout seul, bien dormir » font partie du bon développement d’un enfant.

Les petits Africains marchent beaucoup plus tôt

Le sociologue assure ensuite que la culture apparaît comme un marqueur encore plus discriminant que le niveau économique et social. Les scores au CDI sont meilleurs lorsqu’une autre langue que le français est parlé au domicile. Ce sont les réponses apportées aux questions portées sur la motricité globale qui expliquent en grande partie ce résultat. L’exemple de la marche est à cet égard très parlant. A un an, 68% des bébés dont la mère est Africaine marchent pour 52% des enfants de mère issue d’un pays arabe ou méditerranéen, 48% pour l’Europe et les autres régions du monde et…36% des bébés français. Bertrand Geay estime que ce sont bien les pratiques de puériculture (portage, manipulation de l’enfant, prise en charge familiale) qui expliquent ces différences et cette avance des bébés d’Afrique sub-saharienne.
Le mode d’accueil semble lui aussi avoir un effet sur le développement, en particulier sur le langage en production (savoir prononcer des mots usuels, utiles) : il est plus élevé chez les enfants gardés par leurs grands-parents.

Les enfants de milieux aisés et/ou intellectuels développent de meilleures compétences pré-verbales

Si l’on prend l’influence respective de chaque facteur sur les différents axes du développement, ces premiers résultats montrent une forte corrélation entre une bonne motricité globale et le fait que : le parent chante et fait des dessins, les jeux d’éveil sont absents et la télévision présente, l’enfant dort avec ses parents, il est gardé par sa mère ou un autre membre famille, la famille est d’une autre culture et appartient plutôt aux classes populaires. Pour le développement précoce du langage en réception, celui qui dessine les compétences préverbales (davantage que la production du vocabulaire utilitaire) la corrélation est forte avec le fait que : les parents font la lecture, des petits jeux, du dessin, chantent, font des jeux corporels, parlent à l’enfant, celui-ci dispose de poupée, disques ou CD, jeux de construction, a sa chambre, est une fille, les parents appartiennent aux professions intermédiaires du public.

Des pratiques parentales très imprégnées par la culture et le niveau social

Le sociologue note qu’on voit se dessiner des styles de vie très différenciés dans la manière de jouer ou de faire manger. Il donne des exemples. Boubakar a des parents maliens, peu scolarisés. Sa mère est sans emploi, le père est éboueur, les conditions de logements sont précaires. La mère allaite et donne le biberon, porte l’enfant, lui chante des chants traditionnels. Boubakar jouit d’une réelle liberté de mouvements, la télévision est constamment allumée, son comportement est interprété comme une expression de la ‘nature’. Pour ses parents, la santé, la propreté et l’habillement correct sont importants. Une grande attention est portée à la marche, à l’utilisation de sa « bonne main ». Boubakar a commencé à marcher à 9 mois, il court, il utilise une main plutôt que l’autre, il appelle ‘maman’ et ‘papa’, comprend ‘oui’ et ‘non’.

Les parents d’Enzo sont français, ils ont un niveau BTS et bac pro, la mère est chef d’équipe en centre d’appel, le père chauffeur routier. Les soins sont prodigués par la mère et les jeux corporels relèvent du père. Enzo prend le biberon, il est dans un transat ou la poussette, a de gros jouets porteurs, des jeux électroniques, des voitures et véhicules, la télévision est souvent allumée, il a des rythmes réguliers et une nounou de proximité. Pour ses parents, leur rôle est de l’ éveiller et le faire grandir, ils accordent de l’importance au rangement, à la propreté et à la politesse, ils font attention à la marche et à l’utilisation de sa «bonne main ». Enzo marche, utilise une main plutôt que l’autre; utilise ‘maman’ depuis 6 mois, ‘papa’ depuis 8 mois, ‘merci’ et ‘au revoir’, il veut un doudou, montre de l’affection.

Dernière illustration : Cléo. Ses parents sont français, ils ont bac + 3. La mère est restauratrice de livres dans une grande bibliothèque, le père artisan luthier. Les deux parents soignent, lisent et chantent, Cléo a été allaitée jusqu’à 4 mois, elle a des jeux de construction et d’éveil en bois, des livres, CD. Pas de télévision. Elle a des difficultés de régulation des rythmes et comportements et fréquente une crèche familiale. Les parents insistent sur l’épanouissement, le respect des besoins et marquent une préférence pour les méthodes « naturelles », privilégient l’éveil cognitif et le développement de la sensibilité. Cléo ne tient pas debout; n’utilise pas une main plutôt que l’autre, n’utilise pas ‘maman’ ni ‘papa’ mais utilise plusieurs autres mots, babille, imite, fait des mimiques. Bertrand Geay précise que Cléo a développé plus tard de « formidables compétences langagières ».
Pour le chercheur, et cela confirme la littérature sur le sujet, la culture d’origine et la position sociale ont un impact réel sur le développement moteur, notamment l’acquisition de la marche, donnant l’avantage aux familles d’origine étrangère et de milieux populaires alors que pour le développement langagier le sexe de l’enfant et la position sociale font peser la balance du côté des filles et des familles plus aisées et plus éduquées.
On pourrait en conclure “un partout balle au centre”. Sauf que le sociologue le rappelle : les écarts de développement moteur finissent par se résorber (sauf troubles neurologiques, tous les enfants finissent par marcher) alors que les écarts langagiers ont tendance à s’amplifier. On le sait, les compétences pré-verbales constituent un indicateur des habiletés langagières ultérieures qui conditionnent à leur tour l’entrée dans les apprentissages scolaires. « Il y a une importance très grande des formes d’attention conjointe parents-enfants précoce, de la communication par les mimiques, du fait de mettre en mot ce qui se joue quand on est avec l’enfant: c’est par la que se construisent les compétences communicationnelles qui conditionnent explosion langagière à partir de 18 mois. Ces pratiques sont plus fréquentes dans les milieux aisés. »

D’où l’importance, selon Bertand Geay de « prendre en compte certains déterminismes sans verser dans le fatalisme ». Il appelle à prendre en considération la normativité de chaque milieu social et à agir sur les inégalités. Question centrale et sensible que nous traitons régulièrement. C’est bien la mise en regard, d’un côté des normes propres à chaque milieu, et de l’autre de la lutte contre les inégalités, qui suscite moult débats. Si les normes, notamment éducatives, propres à un milieu donné, expliquent en partie la reproduction des inégalités, faut-il chercher à les remplacer, par des pratiques dont on sait qu’elles sont plus favorables au développement d’un enfant ? C’est l’option choisie par les pays, essentiellement l’Amérique du Nord, qui ont opté pour des interventions précoces, ciblées et intensives de soutien à la parentalité. En France, pour le moment, on en est plutôt à considérer que toutes les pratiques parentales se valent et qu’il faut accompagner les parents au sein de leur propre cadre normatif sans chercher à leur imposer des normes (souvent perçues par les familles mais aussi par les professionnels comme étant celles de la classe dominante et non comme relevant d’un consensus scientifique).

Pour Bertrand Geay, la prochaine étape consistera à comprendre plus finement les liens entre pratiques parentales et développement de l’enfant. Il sera alors intéressant de voir si ses résultats corroborent ou infirment la littérature sur le sujet, synthétisée notamment dans le rapport américain Parenting matters.