Près de trois ans après la première démarche de consensus menée dans le domaine de la protection de l’enfance et consacrée aux besoins fondamentaux de l’enfant, un nouveau rapport issu de la même méthode est remis aujourd’hui à Adrien Taquet, cette fois centré sur les mesures de protection à domicile. Une évidente filiation relie les deux opus. Marie-Paule Martin Blachais était à la manœuvre pour celui de 2017. C’est Geneviève Gueydan, membre de l’Inspection Générale des Affaires Sociales, qui a piloté la démarche. Dans l’ombre des deux rapports, on retrouve le conseil scientifique de la sociologue Nadège Severac.

Une démarche de consensus repose sur un état des lieux de la recherche et des données existantes, sur les sessions de travail d’un comité pluridisciplinaire, sur le relevé des positions des différents acteurs concernés à travers des auditions et visites de sites, sur des débats publics. Que doit-on retenir de ce coup de projecteur donné aux interventions de protection hors placement ?

Si peu de données

D’abord qu’il est des constats qui reviennent, rapports après rapports : «  des familles qui cumulent les vulnérabilités, des pratiques professionnelles fortement dépendantes du format des interventions, de forts contrastes territoriaux, un manque de données et de travaux de recherches sur le sujet ». Ce dernier point semble particulièrement saillant. « La démarche de consensus s’est heurtée à des difficultés méthodologiques importantes tenant d’une part au manque de données statistiques disponibles et d’autre part aux lacunes des travaux français de recherche portant sur la protection de l’enfance à domicile. A noter en particulier l’absence de travaux évaluatifs portant sur l’impact des interventions et l’absence de données nationales concernant les publics et leurs parcours. » D’où la recommandation n°1 : renforcer les données relatives aux interventions à domicile, produites par la DREES et l’ONPE, et développer dans les ODPE les données relatives aux interventions à domicile.

Des interventions souvent peu adaptées aux besoins et au profil des familles

Le rapport de Geneviève Gueydan observe que ces mesures de protection à domicile, préconisées au fil des lois les plus récentes, sont très contraintes par un modèle économique non efficient, qui pèse sur leur fréquence. « L’un des principaux enjeux des interventions à domicile tient à leur faible intensité et diversification pour répondre à des situations familiales caractérisées par une surreprésentation de facteurs de risque et de vulnérabilité chez les parents et les enfants, soulignée par les travaux de recherches ». C’est ce qui constitue l’un des grands intérêts de cette démarche : mettre en lumière l’extrême vulnérabilité des familles concernées, la méconnaissance de leurs spécificités et des méthodes d’intervention finalement peu adaptées à leurs besoins. Certaines pages sont, à cet égard, très éclairantes. Tel cet extrait :

« La revue de littérature, augmentée d’auditions et de rencontres avec les acteurs de terrain, a permis d’en faire le constat étayé : en France le dispositif de protection dans son ensemble et les pratiques en particulier, sont conçus relativement indépendamment de connaissances des publics et de leurs besoins, faute de travaux de recherche suffisants et suffisamment diffusés permettant de modéliser la parentalité et ses enjeux pour le développement de l’enfant. En
matière de formes de prise en charge, comme en matière d’approche des usagers, les pratiques visent en majorité, à ce que les parents « prennent conscience » de ce que leur fonctionnement a de problématique, la clé du changement étant recherchée dans une mise en mots de leur positionnement parental et dans des liens avec leur histoire familiale. 

Or cette conception de l’intervention sociale, s’avère en partie décalée par rapport aux conditions de vie et aux normes de familles qui affrontent la plupart du temps une multiplicité de problèmes, sont peu coutumières du dialogue introspectif et conçoivent l’aide apportée par l’intervention sous l’angle d’un soutien concret. Si ces attentes sont souvent insatisfaites en raison d’un temps d’intervention trop contraint pour pouvoir traiter dans leurs différentes dimensions la situation de ces familles dans leur complexité, elles le sont aussi en raison de la manière dont les intervenants, dans le cadre et la maîtrise du mandat, envisagent leur rôle ; leur posture peut apparaître aux familles comme une position de surplomb, peu intelligible, insuffisamment aidante, voire disqualifiante. En résumé, l’approche la plus couramment pratiquée s’avère être, pour des raisons de distance sociale notamment, souvent la moins accessible aux familles ».

Mettre en mots ou mettre en actes

Le rapport dégage ainsi deux « idéaux-types » qui servent de cadre d’intervention. L’idéal-type mis en œuvre dans les mesures classiques est celui du « faire devenir conscient », « en mettant en mots les rôles et les (dys)fonctionnements familiaux, supposés trouver leur origine principalement dans l’histoire personnelle et familiale ». Pour Nadège Severac, « l’échange verbal, vecteur de significations clé pour le professionnel semble dénué de sens pour les parents qui le désignent parfois comme du « blabla » ; ce qui est désigné par les travailleurs sociaux comme une autonomie laissée aux parents afin qu’ils « fassent des liens », « prennent conscience », et « trouvent leurs propres solutions » peut être vécu par les parents comme du vide, c’est-à-dire une absence de soutien effectif. » Le second idéal –type, « faire devenir acteur », « vise un changement des comportements en expérimentant d’autres modes de faire avec les familles, et regroupe les interventions plus soutenues, bénéficiant d’une enveloppe de temps plus importante. »

Dans ce deuxième modèle, « le fait de se retrouver à s’occuper ensemble d’un objet commun, qu’il s’agisse de tâches domestiques, de jouer ou de prendre soin d’un enfant, a un pouvoir d’horizontalisation puissant : le travailleur social apparaît moins comme un « sachant » que comme un « faisant », comme un professionnel mais aussi comme un humain qui, en prenant à bras le corps sa part de réel, s’expose à devoir constater que tout ne marche pas forcément comme prévu. » « Ce qui caractérise ces interventions, c’est que l’intervenant sort du registre de l’abstraction discursive pour s’exposer à l’expérience, et donc se trouver au même niveau que la famille, prenant la mesure de ce qu’elle affronte, à partir d’un vécu personnel ».

La démarche de consensus invite à mettre en oeuvre une « culture des besoins » qui « peut être entendue comme une approche qui met au centre des interventions la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, en fait la matière même du travail avec les parents, et aborde ces besoins dans le contexte de vie de l’enfant et de sa famille ».

Précarité et protection de l’enfance, des liens évidents et si peu analysés

Ce rapport, riche, dense, subtil, passe en revue bien des problématiques cruciales : le problème de la gouvernance des mesures quand une grande majorité d’entre elles (69%) relèvent encore du judiciaire, l’ « invisibilisation » des jeunes enfants, assez absents de ces mesures à domicile, alors qu’ils constituent une population à haut risque, le placement à domicile qui suscite à la fois engouement et méfiance. La démarche revient aussi sur le profil des familles présentes en protection de l’enfance, dans leur grande majorité issues des catégories sociales les plus défavorisées. Les auteurs s’étonnent que ce sujet s’apparente à l’éléphant au milieu de la pièce : totalement évident et si peu traité.
« Les effets de la déstructuration sociale sur la parentalité et sur les enfants qui grandissent dans ces conditions sont rarement soulevés. Du point de vue de la recherche, certaines expériences aussi fondamentales que la parentalité en situation de pauvreté, a fortiori lorsque celle-ci se vit à la croisée d’autres difficultés (santé, addiction, violence) de même que l’expérience des enfants dans ces situations sont encore des dimensions quasi invisibles, peu documentées et à peine questionnées. » Pour les auteurs, eu égard à l’existence de profondes inégalités sociales de santé qui pèsent sur la parentalité et le développement de l’enfant, la protection de l’enfance a évidemment un rôle à jouer dans la lutte contre les inégalités. Mais… « Comment imaginer, dans l’intervalle de quelques mois et avec la faible intensité qui est celle de la majorité des interventions à domicile, rendre possible la résolution de difficultés résultant des insuffisances d’un ensemble de politiques publiques supposées permettre l’accès au logement, au soin physique et mental, à la culture et aux loisirs, à la compensation du handicap, à la protection à l’égard des violences faites aux femmes, à des revenus décents et enfin, à une scolarité qui laisserait ses chances à chaque enfant, quelle que soit sa provenance ? »

La démarche de consensus se prononce en tous cas en faveur d’une intensification et diversification des réponses, pour répondre de façon plus adaptées aux situations familiales difficiles évoquées.

Voici quelques unes des autres recommandations du rapport :

Recommandation n°15 Expérimenter, sur le modèle de Panjo, un programme de protection de l’enfance ciblé sur un public ou une problématique repérée comme sensible (par exemple la protection à domicile des enfants de moins de 2 ans), en l’adossant à des savoirs pluridisciplinaires et à une capitalisation des pratiques existantes.

Recommandation n°16 Garantir sur chaque territoire, l’existence d’une capacité de repérage et d’intervention en protection de l’enfance à domicile adaptée aux enfants en bas-âge ainsi qu’un maillage partenarial permettant de mobiliser des ressources expertes, avec l’appui de la PMI.

Recommandation n°17 Disposer, dans chaque département et en infra-départemental, d’un « panier de services socle » comportant les différentes modalités d’intervention de protection de l’enfance à domicile prévues par la loi ; faire de la diversification des réponses de protection de l’enfance dans le milieu de vie, l’un des axes prioritaires de la contractualisation entre l’Etat et les
départements, prévue par la Stratégie nationale de prévention et protection de l’enfance.

Le résultat de ces travaux doit donc être remis ce jour à Rennes au Ministre en charge de la Protection de l’Enfance.