Une série de dix films réalisés par Valéria Lumbroso financé par l’ARS PACA et coproduit par l’ARIP (Association pour la Recherche et l'(in) formation en Périnatalité) est désormais diffusée en ligne chaque semaine sur le site ACADEVEN afin de diffuser un message essentiel : la qualité des relations parents-bébé est le premier carburant du bon développement du tout petit. Quelques unes de ces vidéos avaient été présentées aux professionnels de la périnatalité le 29 mars 2019 à l’Hôtel du Département à Marseille sous la houlette du pédopsychiatre Michel Dugnat (Assistance publique-Hôpitaux de Marseille) et du pédiatre Olivier Bernard, responsable à la PMI du département des Bouches du Rhône. Cette première diffusion a donné lieu à des échanges denses sur des sujets parfois épineux, par exemple: faut-il encore parler de « fonction » maternelle et paternelle ? Le  jeu du « coucou-caché » est-il universel ? Voici le compte-rendu de cette matinée très instructive.

L’exercice est original : demander à une assistance fournie (environ 150 personnes) une analyse collaborative de courts films proposant des interactions parents-bébés. C’est en tous cas ce qui a été proposé le vendredi 29 mars 2019 à l’Hôtel du Département dans le cadre des Semaines d’Information sur la Santé Mentale. Dans la salle, des professionnels de la périnatalité font face à la réalisatrice des vidéos, Valéria Lumbroso et aux spécialistes du développement de l’enfant qui ont assuré la supervision scientifique du projet : Maya Gratier, professeure de psychologie du développement, Emmanuel Devouche maître de conférences en psychologie du développement, Drina Candilis psychologue psychanalyste, Nicolas Falaise, pédiatre de ville et en maternité, et Michel Dugnat pédo-psychiatre en périnatalité.

Les trois vidéos proposées ce matin là constituent des séquences de 3 à 5 minutes avec des bébés filmés en maternité et des enfants plus grands (jusqu’à 12 mois) rencontrés au domicile des parents, et mettent en image les premières interactions, les relations frères-soeurs, la découverte de l’environnement, la relation père-bébé, l’allaitement, le jeu du « coucou caché »… Ce sont au total onze capsules qui seront mises en ligne prochainement par la société de production Crealis-Media et l’ARIP avec pour objectif de montrer aux professionnels et aux familles à quel point des relations précoces de qualité impactent le développement psychique, cognitif, socio-émotionnel du tout petit.

Le premier film projeté aux professionnels traite de l’intimité familiale à la maternité et met notamment en scène la découverte par le frère aîné de sa soeur née quelque heures plus tôt. La salle prend ensuite la parole. Une sage-femme revient sur la scène où les parents invitent l’aîné à prendre le bébé. « On peut y voir une qualité de guidance interactive au sens de Selma Fraiberg. Ces images peuvent être très utiles pour des parents qui auraient besoin d’être soutenus dans le holding du bébé. » Maya Gratier veut elle aussi insister sur ce holding de la mère avec le grand frère. Mais pas tant sur les gestes techniques. « Ce qui influence le frère c’est l’émotion, le fait que la mère lui permet de vivre son émotion de l’intérieur. Vivre la relation au bébé de l’intérieur, par l’émotion, prend du temps. »

 

Des pères très présents à l’image

Une puéricultrice se demande si cette famille était déjà connue en ante natal, si le père, que l’on voit très investi, avait déjà une présence physique et psychologique en anténatal. « A-t-il participé à la préparation à la naissance ? » Nicolas Falaise, pédiatre, répond qu’à La Ciotat, 80% des mamans qui accouchent bénéficient d’une préparation et qu’une séance est dédiée au père.
Emmanuel Devouche intervient : « Votre question est : « ce qu’on voit aujourd’hui à l’écran est-il le résultat de quelque chose ancré avant la naissance ? » « Oui, répond la puéricultrice. L’accueil du bébé à la naissance est induit par la présence du père au cours de la grossesse. Le portage, le regard ne sont pas toujours, pas forcément, là. Pour certains pères la découverte a lieu le jour de l’accouchement et les jours suivants. Dans certaines maternités le père intervient au bout de quelques jours.»
Drina Candilis évoque le concept de « transparence psychique » de Monique Bydlowski. «Encore plus pendant la grossesse et même au moment de la naissance les gens sont accessibles à ce qu’on peut leur apporter. Ils s’approprient les regards bienveillants de façon considérable. Pour le père l’arrivée du bébé est toujours une découverte. Ce papa voit des choses assez idéales (« tu tiens déjà ton biberon ») et en même temps ça le stresse. Pour la mère il y a un parcours intime. C’est intéressant de voir comment ils s’ajustent, comment se met en place la complémentarité de l’abord du bébé par le père et par la mère. »
« La préparation à la naissance c’est préparer les parents à ce qu’est toujours la naissance : surprenante », note Nicolas Falaise. « L’art de savoir préparer à l’imprévu » propose Michel Dugnat de son côté.
Emmanuel Devouche rebondit sur le sujet, qui lui tient particulièrement à coeur (il le dira plus tard, il a cinq enfants) : « Vous pointez les multiples visages de la paternité. Les pères s’investissent ou non. Pour ceux qui s’investissent, il existe un processus de transformation psychique et hormonale à la fin de la grossesse. On a des papas qui au premier jour sont déjà prêts. Il reste à leur faire de la place. Parfois ils encombrent. En suite de couche et  ils ne sont pas toujours les bienvenus. Ce n’est pas toujours homogène sur les territoires.»

Père, mère, peut-on encore parler de fonction maternelle et paternelle ?

Ce sera l’un des sujets forts de la matinée puisqu’il sera de nouveau abordé plus tard : que dire des rôles parentaux sexués ?
Quelqu’un note ainsi que l’approche du jeu n’est pas forcément la même entre le père et la mère. Emmanuel Devouche n’est pas convaincu « qu’il y ait des styles maternel et paternel » mais plutôt « des fonctions ». « Avant on avait des recherches qui montraient des jeux plus physiques chez les pères. Je perçois une évolution de la paternité avec des fonctions qui peuvent cohabiter chez les deux parents.» Pour Michel Dugnat il est temps de trouver des termes « moins plombants » que celui de « fonction paternelle et maternelle ». Drina Candilis préfère ne pas s’aventurer dans un « débat marécageux ». « Je ne me risque plus là-dedans. J’ai défendu l’idée d’un bilinguisme chez l’enfant, une capacité à différencier les parents selon leur style interactif. Tous les bébés sont capables de s’adapter de façon nuancée à des styles interactifs différents. »

Valéria Lumbroso livre son regard d’observatrice attentive : « J’ai commencé en 2000-2001. Les rôles étaient très différenciés. Aujourd’hui les pères participent beaucoup plus. C’est très culturel. Les choses ont peut être changé. On a la possibilité d’improviser. »

Sourire aux anges et auto régulation émotionnelle du bébé

Qu’en est-il de ce sourire qui s’affiche sur le visage d’un tout-petit bébé, filmé en maternité ?
« Ces sourires aux anges ne seraient pas volontaires, rappelle une sage-femme. Or, là, j’y ai vu de l’interaction. J’ai eu occasion de voir des sourires volontaires de tout petits bébés.Que dit la recherche ? » « Il est évident que le sourire social des 3 mois a des anticipations dès la naissance, affirme Drina Candilis. Dans les formations Brazelton on ne voit que ça. » « Le sourire peut être déclenché par la parole du papa, renchérit Nicolas Falaise. Tout comme la régurgitation ou le hoquet peuvent être provoqués par une émotion. » Tout le monde semble avoir quelque chose à dire sur le sujet. Pour Emmanuel Devouche, « il y a des sourires néo natals pendant l’état de veille ». « Mais cette question qu’on se pose, les parents eux, ne se la posent pas. Le sourire prend corps dans l’échange. Ce qui est important c’est le sens que les parents donnent au comportement. »
Maya Gratier précise que « même chez les prématurés, on a des vrais sourires ». « Le bébé ici ne réagit pas à la parole du père, c’est ensemble qu’ils arrivent à une émotion qui est la même. Le bébé participe à la fabrication des émotions. »

Drina Candilis revient sur les images d’un bébé qui alterne phase de sommeil et d’éveil. « On voit un bébé bien éveillé (avec de la vigilance, de l’attention) puis une somnolence, puis le bébé s’endort dans un état de sommeil léger. On observe des oscillation des états, ce qui est le socle de la régulation émotionnelle chez le nouveau né. C’est un état en lien avec une forme d’ouverture et de fermeture à l’extérieur. » La psychanalyste cite Héraclite : « lorsqu’on est éveillé on est dans un monde commun, quand on est endormi on se retire dans son propre monde ». Elle insiste sur la nécessité de communiquer l’information aux parents : « le sommeil se construit de façon personnelle. »

Hervé Meur, chargé de mission prévention et promotion de la santé à l’ARS PACA, qui a accompagné le projet, livre ses impressions : « J’ai déjà eu l’occasion de rentrer dans cette même chambre à la maternité mais sans y trouver ce rythme favorable au bébé qu’on voit ici. Toutes les familles n’accueillent pas de la même manière. Dans ce que j’ai vécu cette autre fois, dans cette même chambre, le bébé devait s’adapter à la famille. Elle n’était pas préparée à l’accueil de cet enfant. Peut-on utiliser ce film dans l’accompagnement des parents ? »

Décryptage d’une séance de « coucou caché »

D’autres images sont diffusées sur l’écran géant, qui présentent de belles interactions entre Jules, huit mois et sa maman, dans une belle séance de « coucou caché » et de chatouilles.. « Il y a une complicité incroyable entre la mère et son bébé, entre le père et son bébé, s’enthousiasme Maya Gratier. On voit un vrai dialogue, parfaitement organisé. Ce serait inimaginable sans que le bébé comprenne le sens des intonations. Le bébé s’exprime par les intonations. A cet âge là bébé connaît les possibilité de sa voix. C’est un bel exemple du dialogue vocal, pré-verbal. »
La spécialiste est frappée par l’étayage, l’accompagnement presque invisible, très subtil. « Les routines sont interactives. Ils se connaissent bien, ils pratiquent tous les jours. Il y a un vrai savoir partagé, avec la possibilité pour le bébé d’être acteur. Il peut anticiper, c’est rassurant pour lui, il peut être davantage acteur. Les soins de nursing sont des opportunités uniques d’établir des rituels de communication
Dans la salle une professionnelle livre sa sensation qu’ « à un moment le bébé était inquiet ».
« C’est l’essence même du jeu de chatouilles » lui répond une autre participante, auteure d’une thèse sur…les chatouilles.

Une puéricultrice note « une progression dans la stimulation qu’exerce la mère » avec des chatouilles qui arrivent vers la fin. Pour un médecin de PMI, « on a l’impression que le bébé appelle sa mère ». « Peut-on dire qu’il vocalise ? » demande Michel Dugnat. « Il vocalise car on entend sa voix, explique Maya Gratier. Ce n’est pas du babillage puisqu’il n’y a pas de voyelle ni consonne. C’est un jeu à deux, un cadre. Des moments de jeux fondamentaux pour le développement avec des jeux d’anticipation, de routine. » Natacha Collomb, une anthropologue, chercheure au CNRS, spécialiste de la toute petite enfance,  relève elle aussi la « progression du jeu ». « Au début quand la mère disparaît, sa voix est toujours présente. Ensuite elle introduit le silence. » Maya Gratier confirme que le « jeu implique toutes les modalités, la voix, le toucher. Pour le bébé c’est ce qui fait sens.» Pour Drina Candilis, « il faut que les scénarios varient sinon l’attention du bébé chute. » « Les mères ont l’imagination nécessaire pour varier les rythmes et les séquences. Ces jeux ouvrent sur le champ sémantique langagier, corporel, ludique. Avec l’apparition de quelque chose d’étrange : le rire. »
Valéria Lumbroso précise qu’avant de filmer, elle a demandé à cette maman à quoi elle jouait. « Ce jeu là était une habitude.»

De l’universalité des interactions sociales

Michel Dugnat pose LA question : quid de l’universalité potentielle du jeu de coucou caché ? L’anthropologue Natacha Collomb reconnaît ne pas savoir. Maya Gratier est prudente : « le parler bébé, “motherese”, le mamanais, c’est complexe. Les interactions précoces prennent des formes très différentes d’une culture à une autre. Ce n’est pas parce qu’on ne parle pas qu’il n’y a pas d’interactions sociales. » A ce sujet, on peut se reporter à cette passionnante étude sur l’universalité de la sensibilité maternelle.
Michel Dugnat pose une autre question épineuse, voire provocatrice : « Faut-il parler au bébé ? »
Natacha Collomb rebondit : « Faut-il parler au bébé et comment ? S’adresser au bébé prend plusieurs formes. On peut s’adresser à un tiers pour parler au bébé. Toutes les langues ne sont pas fabriquées de la même manière. L’usage du pronom peut être inexistant dans d’autres sociétés qui créent d’autres formes d’adressage. Il n’y a pas une façon universelle de s’adresser au bébé.»
« Ce qu’il y a de commun en revanche, note Maya Gratier, c’est le fait d’être en interaction d’une façon ou d’une autre. Les bébés ont plein de possibilité de s’exprimer. Partout dans le monde les parents qui vont bien interagissent avec leur bébé, peut-être plus ou moins par la parole. »

Le parent médiateur de la relation de l’enfant avec…le chat

Fin du round consacré aux réflexions sur l’universalité des modalités de communication parents-enfant. Une EJE en PMI aborde une autre aspect du film : le moment où le petit Jules est confronté au chat de la famille. Il le suit, s’approche, l’agrippe, sous la supervision du père qui rassure tour à tour l’enfant et l’animal. « L’enfant cherche à agripper le chat à pleines mains puis avec la guidance du parent, il modifie son approche. En EAJE les parents cherchent souvent à soustraire leur enfant des autres, alors que la guidance marche bien, notamment le fait de montrer comment on ouvre la main et comment on caresse. »

Une puéricultrice lui fait écho : « Le papa invite à la découverte des choses tout en étant protecteur et rassurant vis à vis de l’animal et vis à vis de son fils. Ce sont des situations très complexes qui demandent beaucoup d’attention et d’écoute. Nous on ne voit pas ça chez nos parents. »
Une infirmière en CMP résume : « La rencontre entre l’enfant et le chat est possible par la fonction de régulation, de médiation, du père qui accompagne par la voix et par le geste. »
« Le bébé est face à une situation inconnue, décrypte Emmanuel Devouche. Il ne sait pas ce qui va se passer. A un moment le tout petit regarde son père. Il se demande comment appréhender cette situation. Etayage, tutoring, accompagnement… On voit en tous cas la capacité du bébé à prendre en compte le signal du père. »

L’objectif des vidéos : la sécurité psychique davantage que la prévention de la mort subite

Un échange inattendu et instructif s’engage également sur la prévention de la mort inattendue du nourrisson (MIN). Un médecin de PMI fait en effet remarquer que le lit du petit Jules est rempli de doudous, de coussins, on voit même une couverture, avec un tour de lit dont la ficelle pend, et un matelas qui ne serait pas à la bonne hauteur. Ce qui n’est pas totalement conforme aux préconisations en vigueur pour prévenir la MIN (le bébé doit être couché sur le dos sur un matelas ferme, dans une turbulette, sans tour de lit, ni oreiller, ni couverture). « Tout est source de danger pour ce loulou ! » s’inquiète l’intervenante. Nicolas Falaise tempère : « il a huit mois et un bon tonus ».
Michel Dugnat reconnaît que ces questions ont animé l’équipe qui a mené le projet. Que fallait-il montrer à l’image ? « On a laissé quelques aspérités de la vie. Notre message important c’est : le développement du bébé se construit dans la qualité de la relation. »

Pour Hervé Meur, les films présentés portent sur la sécurité psychique et affective, sur la communication et la relation. « On ne fait pas abstraction de la sécurité physique mais les familles filmées n’ont pas été choisies parce qu’elles étaient exemplaires. »
« Ca ne peut jamais être exemplaire d’ailleurs, assure la réalisatrice. Chacun a son style. Je ne peux pas arriver chez les gens et dire « on va faire ci, changer le lit ». Le film n’est qu’une partie du travail. Il doit être commenté, analysé. Toutes ses imperfections sont intéressantes. »
Dans la salle un intervenant estime que ces imperfections sont intéressantes sur le plan pédagogique. « Je vois comment on peut faire une petite minute de sécurité. » Maya  Gratier va plus loin : « On est tellement préoccupé par sécurité des bébés. On en arrive à quelque chose de très dangereux, l’ « extinction de l’expérience de nature chez les bébés », selon l’expression d’une collègue au Musée des sciences de l’homme. »

Les 10 films de la série Tisser des liens, réalisée par Valéria Lumbroso, co-produite par Crealis Media et l’ARIP, avec le conseil scientifique de Maya Gratier et d’Emmanuel Devouche et le conseil éditorial de Drina Candilis et Michel Dugnat, sont diffusés chaque semaine à partir du 6 janvier 2020 sur le site ACADEVEN. Deux formations en e-learning basées sur ces films sont également proposées sur ce site.

Renseignements par mail à acadeven@gmail.com