Lors du dernier colloque Zoeki consacré aux émotions de l’enfant nous avons présenté aux professionnels présents une brève revue de littérature scientifique sur les émotions de l’enfant. Nous résumons ici, dans un texte, les principaux éléments de notre powerpoint.

La recherche s’intéresse aux émotions de l’enfant, à ses compétences “socio-émotionnelles”, à la façon dont il est capable ou non de réguler ses émotions selon son âge, son tempérament, le milieu dans lequel il évolue. Cette capacité d’auto-régulation apparaît comme un indice précoce de santé mentale mais aussi comme un levier d’action auprès des enfants en difficulté, qui manifestent des troubles internalisés ou externalisés, ou des troubles neuro-développementaux. On constate ainsi la publication de nombreuses études sur la gestion des émotions chez les enfants porteurs de TSA ou TDAH. La recherche met aussi l’accent sur la parentalité. La capacité des parents à parler des émotions, à mettre des mots et à apprendre à leur enfant à réguler ses émotions est essentielle pour le bon développement de cet enfant.

Préambule: Qu’appelle-t-on les compétences socio-émotionnelles?

Les compétences socio-émotionnelles jouent un rôle crucial pour le développement général des enfants et des jeunes, les aidant à acquérir de bons résultats scolaires mais aussi ensuite dans la vie active et dans la vie en général.
Quelles sont-elles ? (Education Endowment Foundation)
La connaissance de soi : reconnaître ses propres pensées et émotions, comprendre en quoi elles impactent le comportement et évaluer ses forces et faiblesses
L’auto régulation : réguler ses émotions, pensées et comportements, contrôler le stress, les impulsions, travailler à atteindre des objectifs personnels
La connaissance sociale : l’empathie et la compréhension des autres, respecter la diversité, comprendre les normes et comportements sociaux et culturels
La prise de décision responsable : faire des choix éthiques et constructifs au sujet de son propre comportement, basé sur la capacité à l’empathie et à prendre en compte la perspective des autres
Les compétences relationnelles : établir et maintenir des relations saines et gratifiantes, communiquer clairement, écouter attentivement, coopérer avec les autres gérer les conflits de façon constructive

Quels sont les facteurs qui influent sur l’expression et la régulation des émotions chez l’enfant ?

Son tempérament

Les différences interindividuelles apparaissent très tôt et restent relativement marquées dans le temps. Une étude de 2005 réalisée avec 3 groupes d’enfants d’âge différents (7, 9, 11 ans) testés à deux moments différents (13 mois entre les deux vagues) montre que les deux groupes les plus jeunes progressent le plus, et que les différences au sein de chaque groupe restent fortes. Les constats observés au temps I étaient très prédicteurs des constats au temps II. Les évaluations portaient sur la compréhension des émotions simples et complexes avec un test standardisé (Test of emotion comprehension TEC). Longitudinal change and longitudinal stability of individual differences in children’s emotion understanding, Cognition and Emotion (2005), Francisco Pons & Paul Harris

L’attachement

L’attachement est perçu comme ayant une fonction régulatrice des émotions, de la cognition sociale et du comportement. Une méta analyse fait le point sur l’amplitude de la corrélation entre l’attachement des enfants (0-18 ans) et leurs capacités d’auto-régulation, en axant l’observation sur le « contrôle volontaire » (« la capacité à inhiber une réponse dominante pour donner une réponse sous-dominante »). Selon l’Encyclopédie du Jeune enfant, « le contrôle volontaire inclut la capacité de gérer volontairement l’attention (régulation attentionnelle) et la capacité à inhiber (contrôle inhibiteur) ou à activer (contrôle activateur) le comportement de manière adaptative, particulièrement lorsque l’enfant n’a pas vraiment envie de le faire. La capacité de se concentrer en dépit des distractions, de ne pas interrompre les autres, de rester tranquillement assis en classe et de se forcer à faire des tâches déplaisantes sont des exemples de manifestation du contrôle volontaire. Ces aptitudes sont à la base de l’émergence de l’autorégulation, une étape fondamentale dans le développement des enfants. »
Dans cette méta analyse (The relation of attachment security status to effortful self-regulation: A meta-analysis. Psychological Bulletin, Mai 2018, Pallini S, Chirumbolo A, Morelli M, Baiocco R, Laghi F, Eisenberg N.), il apparaît que l’attachement secure permet un meilleur contrôle volontaire alors qu’un attachement évitant, résistant, désorganisé est corrélé à un moins bon contrôle volontaire.

Les pratiques parentales

Cette étude porte sur 376 dyades mère-enfant (Differential Effects of Maternal Sensitivity to Infant Distress and Nondistress on Social‐Emotional Functioning/ Child Development, 2009, Esther M. Leerkes A. Nayena Blankson Marion O’Brien). L’objectif était d’analyser l’impact de la sensibilité maternelle sur l’ajustement socio-émotionnel de l’enfant. Les observations ont été effectuées à un mois, 6 mois, 24 mois et 36 mois. Il apparaît que la sensibilité maternelle aux situations de détresse est corrélée aux troubles du comportement et aux compétences sociales (plus cette sensibilité est élevée, moins l’enfant présente de troubles, plus il est compétent socialement). Une bonne sensibilité aux situations de non détresse ne suffit pas.
Autre étude auprès de 153 dyades avec des enfants âgés de 4 à 7-8 ans (The influence of mother–child emotion regulation strategies on children’s expression of anger and sadness., Morris, Amanda Sheffield,Silk, Jennifer S.,Morris, Michael D. S.,Steinberg, Laurence,Aucoin, Katherine J.,Keyes, Angela W. Developmental Psychology, Vol 47(1), Jan 2011, 213-225). Les enfants, en présence de leur mère, sont confrontés à une situation déstabilisante au cours de laquelle on les contrarie de manière intentionnelle. Les chercheurs ont analysé les stratégies de régulation des émotions des enfants et de leur mère et l’expression de colère et de tristesse des enfants. Le fait que la mère utilise la technique de redirection de l’attention de l’enfant ou le fait que mère et enfant, ensemble, se livrent à une restructuration cognitive (identification d’un schéma de pensée remplacé par une pensée plus positive) a amené à une expression plus maîtrisée de la colère et de la tristesse. Les enfants plus jeunes expriment plus de tristesse. La technique de la redirection de l’attention fonctionne mieux avec les plus jeunes.

Autre catégorie d’études sur les pratiques parentales : comment la verbalisation des émotions par le parent impacte les compétences socio-émotionnelles des enfants ?
Cette étude a été menée en deux temps. La façon dont les mères verbalisent les désirs de l’enfant à 15 mois est très prédicteur du stade langagier et émotionnel de l’enfant à 24 mois. Puis le fait qu’elles mettent des mots sur les pensées des autres lorsque l’enfant a 24 mois très prédicteur de la capacité de l’enfant à mettre des mots sur les émotions à 33 mois. Stepping Stones to Others’ Minds: Maternal Talk Relates to Child Mental State Language and Emotion Understanding at 15, 24, and 33 Months Mele Taumoepeau Ted Ruffman

Même conclusion pour cette autre expérience. La mère et l’enfant (4 à 6 ans) échangent au sujet d’une histoire qui leur est racontée. Ils échangent au sujet d’une expérience vécue en commun dans le passé. L’enfant est testé avant l’expérience puis six mois après. Le fait que la mère utilise le vocabulaire lié aux émotions prédit le niveau de compréhension émotionnel de l’enfant six mois plus tard. Pour le père on note une corrélation mais pas une prédiction. Spanish parents’ emotion talk and their children’s understanding of emotion, Frontiers in Psychology (2013), Ana Aznar, and Harriet R. Tenenbaum

La prématurité

On connaît les conséquences multiples de la prématurité sur le développement général de l’enfant, sur ses capacités d’auto régulation mais aussi sur les parents et sur la sensibilité maternelle (moins bonnes interactions, troubles de l’attachement…).

Cette étude montre que les grands prématurés ont plus de mal à gérer leurs émotions à 11 ans mais au sein même de ce groupe il y a des différences  : ce sont les grands prématurés qui ont été les plus stressés en période néonatale qui manifestent le plus de problèmes émotionnels plus tard. Perinatal stress moderates the link between early and later emotional skills in very preterm-born children: An 11-year-long longitudinal study. Early Human Development ,Dimitrova N, Turpin H, Borghini A, Morisod Harari M, Urben S, Müller-Nix C.

En résumé le comportement et les aptitudes émotionnels de l’enfant sont le fruit d’une double influence : l’hérédité et l’environnement. Les études sur les jumeaux montrent une base génétique pour le contrôle volontaire. Mais on sait aussi que la sensibilité maternelle a un fort impact sur les capacités d’auto-régulation des enfants. Un style parental contrôlant et autoritaire permet moins à un enfant de s’auto réguler.
Les dimensions génétique et environnementale sont très liées. Des études montrent que certains enfants ont un terrain génétique vulnérable (ils possèdent certains polymorphismes liés à la sérotonine). Confrontés à un attachement désorganisé, ces enfants sont moins susceptibles que d’autres de contrôler efficacement leurs émotions.

Pourquoi un tel intérêt des chercheurs pour cette capacité d’auto-régulation ?

« Un bon contrôle volontaire chez les bébés commençant à marcher, les enfants du préscolaire et les enfants plus âgés, a été associé à des niveaux moins élevés de comportements problématiques, simultanément et plus tard dans la vie.  De plus, on a découvert que le contrôle volontaire des jeunes enfants est un corrélat et un prédicteur de faibles niveaux d’émotions négatives, d’une forte conformité aux normes et consignes, d’une grande compétence sociale  et de la conscience ». (Encyclopédie du Jeune Enfant )

Impact des maltraitances émotionnelles

Plusieurs recherches montrent que les abus émotionnels (violences psychologiques/graves négligences) pendant l’enfance conduisent à un risque accru de troubles dépressifs à l’âge adulte. Une étude portant sur 912 lycéennes montre que les jeunes filles ayant subi des maltraitances manifestent davantage de difficultés dans l’auto-régulation des émotions mais les violences psychologiques apparaissent en plus comme le plus fort prédicteur de difficultés émotionnelles ultérieures. C’est d’ailleurs cette difficulté de régulation émotionnelle qui explique en partie le lien entre les abus et le syndrome de stress post-traumatique. Pour les auteurs il serait donc pertinent de privilégier les stratégies qui visent à améliorer la régulation des émotions dans le traitement des enfants victimes de stress post traumatique après une histoire de maltraitance. (Trauma Research and Assessment, Child Maltreatment, Emotion Regulation, and Posttraumatic Stress: The Impact of Emotional Abuse, Erin E. Burns , Joan L. Jackson & Hilary G. Harding)

Une expérience a été menée afin de comprendre les corrélations entre les abus et négligences subis pendant l’enfance et la capacité de l’adulte à réguler ses émotions et à réagir face aux émotions de son enfant. Il a été proposé à des adultes ayant subi différents types de maltraitances (abus et négligences physiques et/ou émotionnels) d’écouter des vocalisations d’enfants, rires ou pleurs. Lors de ces auditions, ils tenaient un manomètre qui mesurait la pression exercée par leur agrippement. Leur fréquence cardiaque et l’activité du nerf vague ont également été relevées. Les réponses comportementales de ces adultes ont varié selon le type de maltraitances dont ils ont été victimes. Ceux qui avaient souffert de négligence ont semblé avoir beaucoup plus de difficultés à réguler leurs émotions en entendant ces sons. Leur agrippement était plus fort lorsque l’enfant pleurait, moins fort lorsqu’il riait et la fréquence cardiaque a également connu des variations. Pour les auteurs ces adultes pourraient avoir des difficultés à réagir face à l’expression de ses émotions par un très jeune enfant. The past is present: The role of maltreatment history in perceptual, behavioral and autonomic responses to infant emotional signals Child abuse and neglect, 2017 Buisman RSM, Pittner K, Compier-de Block LHCG, van den Berg LJM, Bakermans-Kranenburg MJ, Alink LRA

Cognition et émotions

« Nous savons maintenant que les processus cognitifs et les processus socio-émotionnels interagissent très fortement au cours du développement psychologique de l’enfant. » Revue ANAE (janvier 2016, revue 139)

Les différences interindividuelles en terme de contrôle de l’inhibition chez les enfants (une fonction exécutive importante, notamment pour les apprentissages scolaires) est fortement corrélée à la capacité de réguler ses émotions. Pour les chercheurs le contrôle de l’attention, l’action et la régulation des émotions sont des compétences qui se développent de concert pendant la petite enfance. Inhibitory control and emotion regulation in preschool children Cognitive Development 2007, Stephanie M.CarlsonTiffany S.Wang

Les programmes de renforcement des compétences socio-émotionnelles à l’école

La  Education Endowment Fondation a consacré un rapport à cette question en 2013. Tout comme les compétences scolaires s’apprennent, il est possible de nourrir ces compétences tout au long de l’enfance. Les SEL (social emotional learning) sont des programmes universels implantés dans les écoles anglaises pour promouvoir ces compétences auprès des élèves. Ces programmes apprennent aux enfants à reconnaître et comprendre leurs émotions, à ressentir de l’empathie, à prendre des décisions, à construire et maintenir des relations. Visée globale : améliorer l’estime de soi, l’autonomie mais aussi l’environnement global des jeunes, dans l’école et hors de l’école.
Résultats : ils améliorent la santé mentale, les compétences sociales et les résultats scolaires et continuent à avoir un impact plusieurs mois plus tard (Promoting Positive Youth Development Through School‐Based Social and Emotional Learning Interventions: A Meta‐Analysis of Follow‐Up Effects, Child Development ). Les effets sont forts sur les compétences socio-émotionnelles, plus modérés sur les compétences scolaires (rapport EEF de 2013).