Nous vous proposons ici la traduction de très larges extraits d’un article captivant signé par une chercheuse néerlandaise, Judi Mesman (Université de Leiden) et cinq autres chercheurs*, consacré à la notion de sensibilité du cargiver développée à l’origine par Mary Ainsworth dans le cadre de la théorie de l’attachement. Les auteurs montrent que ce concept connaît bien une application universelle mais que les modalités de cette sensibilité maternelle se révèlent en revanche très variables d’une culture à l’autre. Ce que les « attachementistes » occidentaux ont pu avoir tendance à occulter.

*Universality Without Uniformity: A Culturally Inclusive Approach to Sensitive Responsiveness in Infant Caregiving, Child Development, Mai-Juin 2018, Tessa Minter, Andrei Angnged, Ibrahima A. H. Cissé, Gul Deniz Salali, Andrea Bamberg Migliano

Le principe de la sensibilité du caregiver (la capacité à percevoir les signaux de détresse de l’enfant, à les interpréter correctement, à y répondre de façon ajustée dans un délai raisonnable) est une des composantes de la théorie de l’attachement. Elle est considérée comme étant un élément universel de la parentalité permettant le bon développement de l’enfant. Universel car Mary Ainsworth qui a élaboré le concept de sensibilité s’est basée sur ses observations en milieu rural en Ouganda. Néanmoins, depuis, la masse de travaux sur la « réactivité sensible » du donneur de soins ont été menés principalement dans des zones urbaines de pays occidentaux et très peu dans des régions rurales de pays du sud où les soins partagés de façon extensive entre plusieurs adultes sont bien davantage la norme. Certains auteurs estiment donc que la sensibilité du caregiver n’existe tout simplement pas dans certains contextes culturels car elle serait incompatible avec les normes, habitudes et attitudes éducatives.

L’attachement et la sensibilité dans une perspective évolutionniste de la survie de l’espèce

Cet article cherche à établir dans quelle mesure et sous quelle forme le concept de sensibilité est applicable aux sociétés dites « du sud » (rurales et traditionnelles). Petit rappel des auteurs: la sensibilité du donneur de soins est considérée comme très prédictive d’un attachement secure de l’enfant mais aussi d’un bon développement dans une large variété de domaines.

Dans une perspective évolutionniste, s’attacher et pouvoir compter sur un donneur de soin réactif et sensible est crucial pour la survie de l’enfant. Les bébés humains naissent sans défense et ont besoin de soins pendant plusieurs années avant de pouvoir devenir autonomes. « Une réactivité sensible renforce le bien être général de l’enfant, écrivent les auteurs, parce qu’elle lui assure qu’il va être nourri quand il signale sa faim, protégé quand il signale sa peur, soigné quand il signale la douleur. » Le fait que le même processus se retrouve chez les Chimpanzés plaide en faveur de la pertinence de la dimension évolutionniste (et donc universelle) de la notion de sensibilité du donneur de soins.

Les auteurs rappellent également que la sensibilité du caregiver contribue d’une façon indirecte au fonctionnement adaptatif de l’enfant puisqu’elle permet à l’enfant de comprendre qu’il agit sur son environnement et d’identifier un lien entre son comportement et l’environnement. Ce qui permet au tout petit d’intégrer de façon plus générale que son comportement a des conséquences. Là aussi, c’est une donnée importante pour la survie de l’espèce.

Si cette réactivité sensible est une adaptation humain fondamentale, c’est donc qu’elle doit être une caractéristique universelle de la parentalité humaine et du soin, à travers les cultures.
Quelques rares études dans des sociétés traditionnelles d’Afrique, du Mexique, mais aussi dans des zones urbaines d’Afrique du Sud, de Colombie, de Corée du Sud, du Japon, ont montré des liens entre la sensibilité du donneur de soin et un bon attachement de l’enfant. Une étude menée auprès de 26 groupes culturellement différents au sein de 15 pays a montré une convergence dans la plupart de ces groupes du modèle maternel perçu comme idéal et des caractéristiques d’une mère sensible (consoler l’enfant, être proche de lui, l’encourager à explorer le monde).
Il existe donc des arguments forts soutenant l’idée d’une universalité du concept de sensibilité parentale.

Dans certaines cultures, un intérêt peu marqué pour le tout petit

Mais les études restent trop rares et ce faible nombre limite la force de persuasion des arguments théoriques. De leur côté, les travaux des psychologues culturalistes et des anthropologistes amènent à douter de la pertinence transculturelle de la réactivité sensible. Des travaux ethnographiques rapportent ainsi que certaines populations (les Gusii du Kenya, les Nso du Cameroun), se contentent de répondre aux signaux de détresse de l’enfant, ignorent les vocalisations, regardent peu l’enfant, lui parlent tout aussi peu, utilisent peu le mamanais. Pour certains auteurs, la réactivité sensible implique que le parent voie l’enfant comme un être autonome avec ses propres désirs et objectifs qui nécessitent d’être satisfaits alors que dans de nombreuses cultures du sud, le focus n’est pas mis sur le bien-être des individus mais sur celui du groupe. Les bébés sont rarement l’objet du centre de l’attention dans ces sociétés et sont peu susceptibles de recevoir une attention sensible. Les enfants sont entraînés à ne pas attendre de réponse sensible dans la mesure où les objectifs parentaux sont de favoriser l’obéissance, la conformité et le respect de l’autorité.

Par ailleurs, l’existence d’un réseau étendu de donneurs de soins (grand mère, tante, frères et sœurs…) invalide la notion de donneur de soin principal qui aurait pour rôle de nourrir un attachement secure à travers une disponibilité consistante. La recherche ne prend pas du tout en compte ce phénomène selon lequel l’enfant est pris en charge par une multitude de donneurs de soin tout au long des tâches du quotidien. Dans les pays occidentaux, lorsque plusieurs personnes s’occupent d’un enfant, c’est sur un autre mode : sur des temps bien définis qui se succèdent et pour des activités attribuées à chacun (rôles bien répartis entre père et mère, entre parents et nounou…). Dans les sociétés traditionnelles, même l’allaitement peut être partagé.

Dans toutes les cultures, une réponse aux signaux de détresse de l’enfant

Pour les auteurs de cet article, les deux camps (les universalistes contre les culturalistes) « sont aujourd’hui retranchés dans leurs bunkers théoriques respectif et la trêve ne semble pas se profiler ».

Les auteurs proposent d’établir des ponts entre ces deux camps opposés en repartant des débuts du concept de sensibilité, en analysant son utilisation aujourd’hui et en ayant recours à des interactions filmées à travers le monde (vidéos collectées sur les 5 dernières années) afin de mieux identifier les questions clés. Trois types de vidéos sont utilisées : les interactions en milieu naturel autour de deux enfants âgés de 7 et 18 mois au sein de la communauté Agta dans le nord-est des Philippines, les interactions autour d’un enfant âgé de 13 mois avec ses donneurs de soin dans la communauté des Mbendjele en République du Congo, six enfants et leurs caregivers dans la communauté des Fulani au centre du Mali.

Tout d’abord, l’universalité de la réactivité de l’adulte à une situation de détresse (aux pleurs de l’enfant en fait) n’est pas contestée, étant donné le rôle capital des pleurs du bébé pour la survie de l’espèce. Les auteurs notent qu’on ne connaît aucune étude ethnographique qui souligne une absence de réponse au signal de détresse de l’enfant. Dans certains articles, cette réponse est minimisée, perçue comme la « seule » réponse, la réponse minimale, proposée à l’enfant. Mais, pointent Judi Mesman et ses collègues, il s’agit tout de même d’un élément central de la théorie de l’attachement.
La façon dont un caregiver console un enfant est différente selon les cultures. Dans beaucoup de communautés rurales des pays du sud, la consolation consiste à donner le sein, faire sautiller l’enfant, tapoter les fesses, et inclut rarement les modalités occidentales (consolation verbale, porter le bébé en se déplaçant, tenter des distractions avec des objets notamment).

Aux sources de la sensibilité : retour sur les travaux d’Ainsworth et sur une conception très ouverte

D’accord donc pour l’universalité d’une réponse aux pleurs du bébé. Mais la conception de la sensibilité selon Ainsworth inclut bien d’autres éléments du comportement de l’enfant que ses signaux de détresse. Se focaliser sur la détresse réduit l’approche originelle du concept de sensibilité. Qu’en est-il donc des autres éléments de la réactivité sensible ? Par exemple les réponses verbales, les interactions en face à face, les sourires, sont largement absents des pratiques parentales des communautés rurales non occidentales alors qu’ils sont perçus comme des éléments clés de la réponse sensible dans la littérature occidentale.

Certes. Mais comme le notent Judi Mesman et ses collègues, la définition initiale de Mary Ainsworth n’apporte pas de telles précisions et n’inclut pas ces comportements spécifiques ! Voici par exemple la description d’une mère « hautement sensible » par Mary Ainsworth :

«Cette mère est extrêmement attentive aux signaux émis pas B et y répond de façon prompte et appropriée. Elle est capable de voir les choses du point de vue du bébé. Ses perceptions de ses signaux et communications ne sont pas perturbées par ses propres besoins et défenses. Elle « lit » les signaux de B de façon compétente et comprend la signification de l’indice le plus minimal, le plus subtile, le plus implicite. Elle donne presque toujours à B ce qu’il indique vouloir, mais pas de façon totalement invariable. Quand elle sent qu’il est préférable de ne pas obtempérer à sa demande (par exemple lorsqu’il est trop excité, trop impérieux ou veut quelque chose qu’il ne devrait pas avoir-, elle reconnaît avec tact l’expression de sa demande et offre une alternative acceptable. Elle a des interactions équilibrées avec B, et les transactions sont ainsi facilitées, B et elle sont tous deux satisfaits. Enfin, elle propose des réponses temporairement cohérentes. »

Mary Ainsworth ne parle donc pas de comportements précis. Et, assurent les auteurs, « il existe des données dans la littérature selon lesquelles les réponses non verbales aux signaux de l’enfant sont aussi corrélées à un bon développement de celui-ci, même dans les pays occidentaux où la réponse verbale semble être la norme ». C’est avec les années qu’une nouvelle conceptualisation de la sensibilité a ajouté des éléments tels que l’affectivité positive ou les échanges verbaux. D’après ces chercheurs, de récents travaux ont montré comment une conception trop étroite de la « chaleur » parentale empêchait de percevoir une autre forme de chaleur, celle vécue et exprimée différemment, par exemple dans les familles asiatiques au Etats-Unis. En fait, selon les auteurs, la plupart des instruments de mesure mis au point après Ainsworth pour évaluer le degré de sensibilité ont déplacé le curseur de la fonction (répondre aux besoins de l’enfant) à la façon de procéder (comment les parents répondent à ces besoins). Or, l’approche d’Ainsworth laissait le champ libre à différentes façons d’être un donneur de soin sensible à travers les contextes culturels.

Prenons l’exemple d’un enfant assis sur les genoux de sa mère qui se met à regarder dans une direction précise. Les auteurs expliquent qu’une mère occidentale « sensible » répondra à ce signal en souriant et en disant quelque chose du genre « Hey mon cœur, qu’est-ce que tu regardes ? Tu vois les arbres là-bas ? Aimes-tu les grands arbres ? », avec de grandes variations vocales et une voix aiguë. Or, il existe des façons moins extraverties et moins verbales de répondre à ce signal de l’enfant, dans une facilitation physique, en suivant son regard, dans des ajustements de tempo, autant de réactions physiques cohérentes avec un maternage proximal éloigné des pratiques occidentales. Les auteurs énumèrent les exemples :lorsqu’on analyse dans le détail les pratiques des Gusii, on constate qu’ils utilisent le toucher et le portage comme réponse aux signaux de l’enfant. Idem chez les Dogon. Dans une communauté sri-lankaise, les mères sont très attentives aux signaux subtiles d’élimination des selles et savent quand amener leur tout petit sur le pot (il ne porte pas de couches). « Si l’on se concentre uniquement sur les interactions verbales, on passe à côté de ces petites choses ».

A l’appui de leurs propos, ils proposent un décryptage passionnant des interactions au sein de la communauté philippine des Dimasalansan. Au cours des dix minutes qui s’écoulent, une enfant de 7 mois passe des genoux de sa tante aux bras de sa mère. On voit comment la tante ajuste sa position pour que l’enfant puisse suivre du regard des enfants qui passent, après qu’elle a tourné la tête pour les apercevoir, comment la mère la prend pour la mettre au sein puis la redonne à la tante. Les deux femmes semblent s’ajuster en permanence aux petits signaux de l’enfant, à son besoin de bouger et de manger. Le tout quasiment en silence, et sans sourires. Cette absence de mot, de sourires, de chaleur, de câlins, assurent les auteurs, ne signifie pas une froideur émotionnelle ou un manque d’affection pour l’enfant. La parentalité de certaines communautés rurales a pu être décrite comme exigeante et peu chaleureuse. Mais il s’agissait certainement d’une erreur d’interprétation.

De l’universalité oui, mais sans uniformité

Pour Judi Mesman et les autres auteurs, la question n’est pas : « les réponses sensibles sont-elles observées dans les sociétés non occidentales ? » mais plutôt « A quoi ressemble la sensibilité dans les autres cultures ? ». « L’affection et les échanges verbaux existent dans les pratiques des autres cultures mais de façon moins prédominante que dans les sociétés occidentales. Le fait de répondre à la détresse d’un enfant et de lui offrir un havre de sécurité est universellement partagé mais la façon dont les donneurs de soins vont répondre au signal est en revanche très différente d’une culture à l’autre. Dans des sociétés où les enfants scolarisés seront très tôt soumis à des instructions verbales, cette communication verbale est prédominante dans les interactions. Alors que dans les sociétés où la proximité physique fait partie intégrante de la vie en société, les réponses sensibles aux enfants auront tendance à être plus physiques. »
Pour les auteurs, les attachementistes occidentaux n’ont pas conduit suffisamment de recherches dans les sociétés traditionnelles pour observer et décrire d’autres manifestations de la sensibilité maternelle. Quant aux contempteurs du concept de sensibilité qui contestent son caractère universel, ils oublient que la théorie originelle laissait une large place aux variations culturelles. Les auteurs appellent chacun à sortir de son camp retranché et à élargir son approche pour une vision plus globale qui permettrait une universalité sans uniformité.

Le relativisme culturel à l’épreuve de la migration

Cet article fascinant pourrait évidemment être très utile aux cliniciens et professionnels de terrain qui travaillent sur les questions d’interculturalité et de parentalité. Il pose, nous semble-t-il, une question épineuse. Comment prendre en compte ces manifestations différentes de la sensibilité maternelle dans un contexte de migration et d’intégration ? Les auteurs l’écrivent : la chaleur et les réponses du caregiver se manifestent beaucoup moins par les mots dans des sociétés traditionnelles où le langage oral comme écrit occupe une place moins centrale. Mais lorsque ces populations migrent dans des sociétés occidentales où le langage construit les rapports sociaux, alors ces modes d’interaction ne risquent-ils pas d’entraver le développement de l’enfant, en tous cas le développement qui lui permettra de s’insérer dans cette société donnée? On connaît aujourd’hui l’importance, dans les sociétés modernes, du bain langagier et de cet « art de la conversation » pour le développement précoce du langage, et la corrélation très forte entre les compétences verbales précoces et les apprentissages scolaires ultérieurs. On connaît aussi les différences de pratiques et de stimulations verbales, le fossé langagier selon le milieu socio-économique, la sur-représentation des enfants issus de l’immigration (en France en tous cas, mais pas seulement), notamment d’Afrique sub-saharienne, parmi les élèves en échec scolaire et les décrocheurs.

Se profile alors un dilemme éthique: la prévention précoce qui consiste à accompagner les familles dans la stimulation langagière de leur enfant peut apparaître totalement antinomique avec des modalités parentales profondément ancrées, et s’apparenter à l’imposition contre-productive d’une norme arbitraire. Mais ne pas intervenir au nom d’un relativisme culturel et éducatif, c’est prendre le risque de sceller la destinée de ces enfants et de creuser les inégalités. On en revient toujours à cette question essentielle : à partir du moment où les populations ne vivent plus dans leur milieu d’origine, est-il nécessaire, judicieux et moral, du point de vue des enfants, de respecter à tout prix la différence éducative au nom de la culture ?

Nous avons posé la question à Judi Mesman qui a eu la gentillesse de nous répondre très rapidement. «Je suis d’accord avec le fait que les interventions de stimulation langagière peuvent être bénéfiques pour des enfants dans des sociétés occidentales où la communication verbale, la lecture et l’écriture sont bien plus importantes que dans d’autres endroits du monde». La chercheuse propose d’affiner la perspective. « La stimulation langagière précoce est un aspect de la parentalité distinct de la sensibilité. Un parent peut être très sensible mais peu stimulant sur le plan du langage, et l’inverse est vrai. En fait les interventions précoces qui s’adressent aux parents suffisamment sensibles mais peu stimulants peuvent cibler l’augmentation des interactions langagières sans chercher à apprendre à ces parents à être plus sensibles. Il est important d’être très spécifique dans ce qu’on apporte en fonction des besoins de la famille afin de ne pas travailler des éléments qui ne le nécessitent pas. Cependant, si des parents sont mal à l’aise avec certains types d’interactions en raison de leur background culturel, alors peut-être est-il nécessaire de ne pas les forcer et de tenter de prodiguer des stimulations à l’enfant d’une autre façon (en lieu d’accueil par exemple) car ce n’est jamais une bonne idée de forcer un parent à faire quelque chose qui lui semble non naturel. Les interactions s’en ressentiront et manqueront justement de sensibilité. Mais de nombreux parents seront tout à fait ouverts à de telles interventions et alors elles fonctionneront parfaitement. »

On retiendra de cette réponse de la chercheuse qu’il est indispensable d’identifier très précisément le besoin afin d’adapter l’intervention, de ne pas se priver a priori de proposer une guidance (sous prétexte qu’on anticiperait des blocages culturels), mais de ne pas insister si les interactions proposées semblent de toute évidence susciter un trop grand inconfort chez le parent.

Et l’on retiendra de l’ensemble de ce texte que l’évaluation de la sensibilité maternelle requiert décidément une précision considérable dans l’observation des interactions et un certain recul par rapport à un prisme très occidentalo-centré.

Universality Without Uniformity: A Culturally Inclusive Approach to Sensitive Responsiveness in Infant Caregiving, Child Development, Mai-Juin 2018