La petite fille hospitalisée à Tours après avoir été déposée dans le coma à l’hôpital de Bourges aurait-elle pu être protégée des mauvais traitements apparemment infligés par sa mère et le compagnon de celle-ci ? Telle est la question que chacun, public, professionnels, observateurs, se pose après chaque drame de ce type. Il serait certes trop facile de prétendre réécrire l’histoire a posteriori. Toutefois les éléments d’ores et déjà établis et rendus publics semblent faire de ce nouveau drame un cas quasi emblématique des limites de la protection de l’enfance, sur le plan administratif et judiciaire et de ce que signifie le danger dès lors qu’un si jeune enfant est concerné.

 

On le constate une nouvelle fois si l’on tente de mettre en  perspective les éléments rendus publics dans ce dossier (dans lequel cinq membres de la famille de la fillette ont été mis en examen dont la mère de l’enfant, âgée de 22 ans, et son compagnon âgé de 24 ans, poursuivis pour actes de torture et de barbarie et placés en détention provisoire),  un schéma assez habituel dans ce type d’affaires se dessine. Pourtant, même après le drame, ces constantes -dont le profil et l’attitude des protagoniste, la configuration familiale-,  ne semblent pas être perçues comme telles.

Sur France 3, le 6 janvier dernier, Joël Garrigue, procureur de la République de Bourges explique ainsi : « C’est une affaire où le comportement de tout le monde a été assez irrationnel. On a une mère qui a fait tout ce qu’elle pouvait pour soustraire sa fille aux services sociaux et au juge des enfants tout en étant incapable de la protéger et en étant violente avec elle, un compagnon qui a été lui aussi violent à l’égard de la petite et un entourage resté totalement passif sans rien dénoncer, sans essayer de venir en aide à cette petite fille. »
On comprend que par « irrationnel », le procureur signifie « inattendu », « étrange », « non prévisible ». Cette affaire est-elle donc réellement hors norme ? Son issue, une petite fille amenée à l’hôpital dans un état grave, plongée dans le coma, avec sur le corps les traces de coups visiblement donnés par sa mère et le compagnon de celle-ci, était-elle parfaitement inenvisageable ? Si Joël Garrigue a estimé dans les semaines précédentes, comme il l’a expliqué à France Info, qu’il était « trop tôt pour ouvrir une enquête préliminaire pour soustraction d’enfant », c’est bien parce que cette issue presque fatale n’était pour lui pas la plus probable. A la radio il a aussi assuré qu’il aurait lancé une telle procédure « si l’enfant avait été introuvable plus longtemps. » Il semble donc que le danger n’apparaissait pas imminent.

Les éléments cités par le procureur sont-ils à ce point étonnants qu’ils n’étaient pas interprétables et ne permettaient pas de justifier des mesures urgentes ?

L’attitude d’évitement voire de franche opposition de la mère

« Une mère qui a fait tout ce qu’elle pouvait pour soustraire sa fille aux services sociaux et au juge des enfants tout en étant incapable de la protéger et en étant violente avec elle »… Cette formulation du procureur est assez déroutante. Du point de vue des parents, ce n’est certes pas très moral de vouloir se soustraire au regard inquisiteur des services sociaux et des forces de l’ordre quand on maltraite son enfant mais ce n’est pas « irrationnel ». Il n’y a dans cette attitude rien de paradoxal. Les déménagements, changements de département ou d’école constituent des stratégies d’évitement assez classiques, et finalement assez logiques, de la part des familles gravement maltraitantes et qui ont bien conscience du caractère répréhensible de leur comportement. L’affaire de la petite Marina Sabatier, décédée en 2009, l’avait rappelé. Et une loi du 5 mars 2012 est venue préciser l’obligation et les modalités de transmission d’information par les départements lors du déménagement d’une famille accompagnée par les services sociaux. C’est parce qu’ils maltraitent leur enfant et le savent que ces parents se soustraient aux services sociaux. Il s’agit d’un lien de causalité, pas de la juxtaposition de deux éléments en apparence contradictoires.

La violence du compagnon

Le procureur relève comme autre élément irrationnel, donc surprenant, de cette affaire, la violence du compagnon. Là encore, cette violence ne constitue pas un ingrédient inattendu de cette histoire. Il suffit de relever les affaires de maltraitance les plus récentes et les plus graves pour constater que le profil des couples est souvent le même : une mère jeune (c’est le cas ici), peu éduquée, qui refait sa vie avec un homme en général lui aussi assez jeune et qui n’est donc pas le père de l’enfant. On trouve quelques variantes dans ces affaires : une mère principale actrice des violences avec un compagnon complice ou un beau-père instigateur avec une mère qui laisse faire, sacrifiant son enfant à sa relation amoureuse (j’ai publié un roman en 2011 sur ce sujet, « Appartement 24 » et j’avais précisément choisi ces archétypes -une jeune mère un peu paumée, un nouveau compagnon séducteur et violent- parce que j’avais bien constaté leur récurrence dans ces histoires). Une étude australienne parue en novembre 2017, succincte mais éclairante, souligne ce phénomène. Cette analyse de 118 meurtres d’enfants au sein de la famille montre ainsi que 52 des auteurs étaient des hommes (contre 45 mères). Parmi ces hommes 27 étaient des pères biologiques et 25 des compagnons de la mère. L’étude montre que les crimes commis par ces deux catégories ne sont pas les mêmes. Les pères biologiques ont davantage tendance à tuer plusieurs de leurs enfants, voire la mère, en un même temps. Les pères biologiques séparés sont en général décrits comme aimants avant leur crime et n’ont pas maltraité leurs enfants avant de les tuer (on retrouve ici les affaires de meurtres commis par des pères en général très investis qui ne supportent pas la séparation et craignent de perdre leurs enfants). Les pères meurtriers en couple sont plus susceptibles d’avoir été violents avec leur conjointe avant les faits. Les beaux-pères, eux, ont plus tendance à avoir régulièrement maltraité l’enfant avant qu’il ne soit tué. Ce sont eux qu’on retrouve dans les affaires avec des violences répétées et des actes de torture (blessures multiples à la tête et au ventre notamment).
Le triste florilège des faits divers français semble confirmer ces données australiennes. En octobre dernier, la mère de la petite Angèle, morte à 4 ans après un épouvantable supplice, écope de 25 ans de prison et le beau-père de l’enfant de 15 ans. En mars, à Perpignan, un homme est mis en examen pour avoir mis le bébé de sa compagne dans la machine à laver. En février, un autre est mis en examen pour le meurtre d’un bébé de 20 mois dont il n’était pas le père. La mère avait 20 ans. A Saint Herblain, en janvier 2017, une femme de 26 ans et son compagnon sont mis en examen après la découverte du corps du petit garçon de la femme, 8 ans, retrouvé noyé dans la baignoire. L’enfant était victime de violences répétées. En mars 2016, à Nantes, un Tunisien de 26 ans est condamné pour des actes de torture sur les deux enfants de sa compagne. En avril 2015, à Clermont-Ferrand, une femme de 28 ans et son compagnon de 25 ans sont mis en examen pour actes de torture et de barbarie sur le bébé de 14 mois de la femme, bébé qui a notamment eu les ongles arrachés. Il n’y a donc rien de très surprenant à découvrir que, dans l’affaire de Bourges, le compagnon de la mère a pu être lui aussi violent avec cette petite fille. La présence d’un nouveau compagnon devrait peut-être, au contraire, être perçue comme un facteur de risque supplémentaire et susciter une vigilance accrue.

La passivité de l’entourage

C’est aussi, malheureusement, un classique. La maltraitance peut ne pas être détectée au premier abord, et l’enfant ne rien laisser entrevoir. Parfois les ponts ont été rompus, sous l’influence notamment du nouveau compagnon, le huis clos s’installe, ou alors la famille élargie ne voit pas ou se contente des explications données par les parents. Les voisins non plus ne décèlent rien ou rechignent à se mêler de ce qui ne les regarderait pas. Cette passivité collective procède d’un mélange d’ignorance, d’indifférence, d’aveuglement, de déni. Il y a dans les violences infligées à l’enfant par ceux qui sont censés le protéger une dimension proprement sidérante. Le phénomène est plutôt bien connu et il touche aussi bien la famille que les professionnels eux-mêmes, pourtant censés déceler les mauvais traitements. Chez ces derniers ce déni s’inscrit dans un arrière-plan institutionnel et législatif qui a contribué à gommer la réalité de la maltraitance. C’est ce qu’explique la sociologue Nadège Séverac dans le long entretien qu’elle nous a accordé en septembre dernier, dans lequel elle revient sur la suppression dans la loi du 5 mars 2007 du mot « maltraitance » (réintroduit sans la loi de mars 2016).
« Pour moi le fond de l’affaire, c’était surtout le refus collectif, politiquement affiché, de croire à la maltraitance, d’accepter cette réalité et de la prendre à bras le corps.(…) D’où le fait que ça conduise logiquement dans les situations réelles au déni et à la banalisation.(…)  L’affaire Marina a montré – et je pense qu’elle a aussi contribué à faire évoluer les consciences – qu’on peut se trouver pendant des mois face un enfant maltraité à en mourir et ne pas le voir. Ce que cette histoire terrible est venue nous rappeler, c’est que la maltraitance, contrairement à ce qu’on l’on pourrait croire, ça n’existe pas en soi mais que c’est d’abord un regard qui qualifie socialement…ou pas. »

La difficulté des institutions à décréter une urgence absolue

« Il n’y a pas eu de négligence ni de carence, que ce soit de la part des services sociaux ou de la gendarmerie. Le travail a été fait en temps et en heure sous les ordres du juge. » C’est ce qu’a assuré Michel Autissier, président (LR) du conseil départemental du Cher dans Le Parisien, quelque jours à peine après les faits. Et ça aussi c’est une antienne. A chaque affaire, les services ont toujours fait ce qu’il fallait, ils ont suivi la procédure, respecté le protocole. Il ne s’agit pas de trouver des boucs émissaires ou de relayer l’idée que les professionnels en charge de la protection de l’enfance, dont le travail est complexe, seraient incompétents. Mais d’interroger un système et ses limites pour tenter d’y remédier.

Dans l’affaire de Bourges, on ne peut pas dire en effet que rien n’a été fait. En octobre le juge prononce une mesure de placement. En novembre et décembre les services sociaux effectuent trois visites au domicile du couple (on ne sait pas s’ils trouvent porte close ou s’ils voient la mère et que celle-ci refuse de dire où se trouve l’enfant, ni si ces visites ont toujours lieu au même endroit ou si le couple change de domicile à chaque fois). Les gendarmes sont appelés en renfort, pénètrent un jour dans l’appartement supposé du couple mais n’y trouvent personne.

Ces informations encore assez confuses sur les tentatives restées vaines de trouver la fillette rendent d’autant moins compréhensible l’affirmation du procureur selon laquelle il « était trop tôt pour ouvrir une enquête préliminaire pour soustraction d’enfant ». Alors que ce couple avait littéralement entrepris de fuir et de ne surtout pas coopérer, alors que personne ne semblait avoir vu cette enfant depuis plusieurs semaines, la situation n’aurait pas présenté un caractère d’urgence suffisant pour lancer une procédure? C’est pour le moins contradictoire. La situation semble au contraire avoir cumulé de multiples facteurs de risque: un « profil type » du couple, un enfant déjà placé, une attitude réfractaire des parents, et surtout une petite fille introuvable.

Pour Martine Balançon, pédiatre et médecin légiste à Rennes, il est indispensable de valoriser des pôles de référence, pluridisciplinaires, mêlant acteurs de la santé et de la justice, avec des équipes qui se connaissent bien et qui partagent un langage commun, notamment sur la notion d’urgence. « C’est la confiance commune qui permet de répondre à l’inquiétude ». Le jour où elle a accueilli dans son service un enfant pour lequel elle soupçonnait une maltraitance et que les parents ont disparu dans la nature avec cet enfant, le magistrat qu’elle a contacté a entendu son inquiétude et fait appel à Interpol. L’enfant a très vite été retrouvé.

Dans l’affaire de Bourges ce ne sont pas les faits qui sont déroutants mais l’apparente surprise manifestée par les autorités et l’incapacité, en l’état actuel des procédures, de reconnaître le danger imminent. Comme si la petite fille de Bourges était la première. Comme s’il n’y avait pas eu avant elle Marina, Dylan, Enzo, Angèle, Fiona et tous les autres, comme s’il n’y avait pas eu les rapports, les colloques, les livres, les procès. Comme si chaque affaire, quelles que soient les failles, les carences, ou simplement les limites, ne révélait de vérité que pour elle-même et que le système dans sa globalité n’avait pas à être interrogé à la lumière des dossiers accumulés.

Il devrait pourtant bien être possible de recenser toutes les affaires d’homicide  sur mineurs de 15 ans des 30 dernières années, de les analyser, les classer, d’en extraire les éléments récurrents, les points communs, d’effectuer des projections, des modélisations, d’en retenir des statistiques, des outils, des grilles d’analyse. Autant d’enseignements qui, sans prétendre éviter à l’avenir tout drame de ce type, pourraient à tout le moins  renforcer la capacité de chacun des acteurs à reconnaître l’urgence absolue quand elle se présente.