En raison d’un biais dans le mode de calcul adopté pour l’attribuer, le « bonus mixité sociale » pourrait n’être accordé qu’à des établissements qui accueillent exclusivement des enfants de familles pauvres. Ce qui répond, pour les grands acteurs associatifs du secteur, davantage à une logique de ghettoïsation que de mixité sociale.

C’était l’un des axes forts de la Convention d’objectif et de gestion enfin signée entre la CNAF et l’Etat en juillet dernier : améliorer l’accessibilité des modes d’accueil de tous les enfants, et plus spécifiquement ceux en situation de handicap et ceux issus des familles les moins aisées. Outre le « bonus  handicap », c’est à cet effet qu’a été pensé un « bonus mixité sociale », dont les modalités ont été décrites dans une lettre circulaire du 21 novembre 2018. Comme le note la COG, « seuls 16% des enfants du premier quintile de niveau de vie sont accueillis au moins une fois par semaine en Eaje ». « Dans une logique de réduction des inégalités sociales, poursuit le texte, une politique volontariste de diversification des publics visant une meilleure inclusion des familles les plus pauvres sera conduite ». L’enveloppe globale prévue est de près de 76 millions d’euros, pour 90.000 places, d’ici 2022.

Qu’entend-on réellement par « mixité sociale » ?

Mais aujourd’hui plusieurs opérateurs du secteur de la petite enfance continuent de manifester les réserves émises dès qu’a été connu le mode de calcul utilisé pour attribuer ce dernier bonus. Car pour eux ce bonus « mixité sociale » porte mal son nom. Il ressemblerait davantage à une prime à la « ghettoïsation ». Seuls les établissement qui accueillent une large majorité d’enfants de familles à bas revenus ou en situation de pauvreté peuvent en bénéficier. Ceux qui accueillent une part importante de familles démunies tout en accordant des places aux familles plus aisées – ce qui semble bien répondre à la définition de la mixité sociale, soit la cohabitation sur un même espace de groupes sociaux aux caractéristiques diverses- en sont exclus.

C’est ce que font remarquer plusieurs opérateurs (dont l’UNIOPPS, la FNAPPE, l’ACEPP, la Croix Rouge française, la Fédération des acteurs de la solidarité, la Croix Rouge) dans un courrier adressé le 11 janvier 2019 à la CNAF : «(…) lorsque l’on observe en détail le principe du bonus « mixité sociale », valeur qui nous est chère, on se rend compte qu’il cible principalement les structures dites « spécialisées », dont l’objet principal est d’accueillir ces publics pauvres. Par conséquent, ce nouveau bonus ne va en aucun cas favoriser une véritable inclusion sociale de ces publics. » Pauline Domingo, Directrice du département enfance, jeunesse et parentalité à la CNAF, confirme que ce bonus est “concentré sur les structures qui accueillent une part significative d’enfants en situation de pauvreté“. “Parce que ces établissements ont un projet d’accueil spécifique, précise-t-elle, ils subissent un surcoût lié aux modalités de recours des familles en situation de pauvreté (accueil plus occasionnel, difficultés à respecter les contrats). L’idée du bonus est de compenser les manques de recettes observés dans ces crèches, d’alléger la charge.”

La participation moyenne des familles, un critère peu lisible

Pour comprendre ce qui se joue du point de vue des associations il faut entrer dans le détail du calcul.
Le bonus versé aux EAJE sera compris entre 300 € et 2100 € par an et par place pour les établissements comptant des participations familiales moyennes inférieures à 1.25 € de l’heure. Une somme de 2100 € sera allouée par place (et par an) pour des participations familiales moyennes inférieures ou égales à 0.75€ de l’heure, 800 € par place pour des participations familiales moyennes comprises entre 0.75€ et 1€, 300 € par place pour des participations familiales moyennes comprises entre 1€ et 1.25€. Les familles qui paient 0,75 € de l’heure sont celles qui perçoivent un revenu mensuel net d’environ 1500 € (pour mémoire le seuil de pauvreté, soit 60% du revenu médian est fixé à 2155 € pour un ménage avec deux enfants de moins de 14 ans). Les familles qui paient 1€ de l’heure perçoivent des ressources de 2000 euros net par mois.

Le problème est le suivant : dans la mesure où c’est la participation moyenne de l’ensemble des familles fréquentant la crèche qui est prise en compte, une poignée de familles à hauts revenus peut considérablement augmenter cette moyenne et exclure un EAJE du bonus quand bien même il accueillerait 50% d’enfants de familles pauvres (et répondrait de facto à un objectif de mixité sociale). Or une telle proportion de familles plus vulnérables induit un besoin de formation plus important de l’équipe, une temps de concertation plus conséquent, une attention plus soutenue des familles et rend l’attribution de ce bonus (qui doit s’accompagner d’un doublement du temps de concertation prise en charge dans le calcul de la prestation de service unique) plus qu’utile, et même légitime. Dans leur courrier à la CNAF, le Réseau Générations Mutualistes, la Croix Rouge française, Crescendo, ont donné des exemples concrets, montrant que nombre d’EAJE accueillent plus de 50% de familles payant moins de un euro de l’heure mais que pour autant leur participation familiale moyenne s’élève à plus de 1,25 euros de l’heure et les empêche donc de percevoir le bonus « mixité sociale ».

Trop peu de crèches répondent à l’enquête Filoué

Pourquoi ne pas avoir pris comme critère d’attribution la part des enfants en situation de pauvreté accueillis dans une structure? ” Nous faisons face à des contraintes techniques, explique Pauline Domingo. Pour définir les modalités de calcul nous avons pris la variable disponible dans notre système d’information. Nous n’avons pas à l’heure actuelle de données suffisamment fines et directement intégrables dans notre système d’information permettant de définir le pourcentage d’enfant en situation de pauvreté dans chaque structure. Le seul fichier qui permet de faire ce calcul est l’enquête Filoué, qui à ce jour n’est remontée que par 950 EAJE. Le critère retenu, la participation moyenne des familles, permet une liquidation automatique du bonus, les crèches n’ont aucune démarche à entreprendre, aucun dossier à remplir.”  “Nous entendons très bien l’argument des associations gestionnaires de l’ESS, assure-elle, il a fait partie des discussions. Nous allons observer les données au bout d’une année de déploiement.”

Un groupe de travail, constitué d’institutionnels et d’experts, est par ailleurs en cours de constitution, pour travailler cette fois sur le bonus “handicap”, afin d’obtenir des critères plus affinés que celui aujourd’hui retenu pour l’attribution de ce bonus, à savoir l’allocation Enfant Handicapé (qui concerne très peu d’enfants de moins de trois ans).  Une des pistes envisagées est de prendre en compte les démarches de détection précoce entreprises par les parents. Ce groupe rendra ses conclusions avant l’été. “Ce sera pour nous une grande avancée, affirme Pauline Domingo, car nous sommes aujourd’hui assez démunis pour définir des critères de handicap pour les moins de trois ans. Il n’existe à ce jour pas de grille concernant de si jeunes enfants.”