Lutter contre les discriminations et la victimisation
Date
5 juin, 2015
Catégorie
Education
Auteur
Gaëlle Guernalec-Levy
Photo/Illustration
Daf Othman pour Coparenf

Article initialement publié le 5 juin 2015 sur le blog Enfances en France

A l’inititiative de plusieurs associations, une rencontre-débat a eu lieu le samedi 30 mai à La Courneuve sur le thème suivant: “quand l’école de la République discrimine”. L’occasion d’échanges riches et animés.

Vivre au quotidien les mêmes réalités n’a jamais garanti d’en avoir la même perception. Sur un sujet aussi explosif que l’école, c’est encore plus vrai. Samedi 30 mai avait lieu à La Courneuve une rencontre-débat dans le cadre de la campagne « Quand l’école Républicaine discrimine » initiée par le mouvement Force Citoyenne Populaire. Pour cette session, plusieurs associations étaient réunies, Tous Acteurs de l’Education (TACTE), Brigade des Mères, Sorties scolaires avec nous, Bonnets d’Ane, Coparenf. Un sociologue, Fabrice Dhume, était également de la partie.

La gravissime pénurie d’enseignants dans le 93

Dans une première partie les différents intervenants ont dressé un état des lieux. A commencer par le fait que le département de la Seine-Saint-Denis cumule les difficultés avec des moyens alloués pour le moins pas à la hauteur. L’Etat dépense 50% de plus pour un enfant parisien que pour un enfant du 93. Un intervenant note néanmoins que ce différentiel s’explique en partie par les salaires des enseignants. Les professeurs parisiens sont plus âgées, plus souvent agrégés et perçoivent donc un salaire plus élevé que leurs jeunes collègues affectés dans les départements limitrophes. Une (jeune) enseignante présente fait remarquer que les jeunes professeurs ne sont pas forcément moins compétents et que l’argument strictement budgétaire n’est donc pas forcément le plus probant.

Reste une problématique incontestable de plus en plus médiatisée : la pénurie d’enseignants qui touche particulièrement les écoles du 93. « Les postes existent, ils sont créés, mais ils ne sont pas pourvus, constate un des intervenants. Une école sur trois explose au niveau de ses effectifs. » Un autre fait référence au rapport de la Cour Constitutionnelle et explique qu’un enfant du 93 perd en moyenne une année à cause du non remplacement des enseignants absents (le taux de retard à l’entrée en 6ème et en seconde est de 20% dans le 93 contre une moyenne nationale de 10%). Le collectif Bonnets d’Ane, en pointe sur ce combat, raconte comment il est devenu expert dans la communication avec les médias, réussissant à mobiliser les journalistes autour de leurs différents « happening ». Communiqués de presse expurgés de tout contenu trop militant, suffisamment alléchants, bourrés de données objectivables, mise à disposition de témoins entraînés pour les 30 secondes d’interview télé… C’est fort bien raconté, drôle et caustique, plutôt bien vu (malheureusement) quant au système médiatique.
Nadia Remadna, ancienne médiatrice scolaire, explique ensuite ce qui l’a amenée à fonder son association, « Brigade des mères » (elle a depuis cette réunion publié un livre très remarqué, “Comment j’ai sauvé mes enfants“). « Lors de la dernière rentrée scolaire, de nombreux enfants de moins de 16 ans se sont retrouvés sans affectation et donc…dans la rue. Nous avions la loi pour nous puisqu’ils n’avaient pas 16 ans. Nous avons écrit au Ministère, on a menacé de porter plainte. Ils ont fini par être scolarisés.» L’enseignante intervenue plus tôt pointe ce qui peut apparaître comme des objectifs contradictoires : les parents se battent pour que soient scolarisés les enfants, les profs se battent pour maintenir des seuils propices au bon déroulement de la classe.

La loi de 2004 sur le voile toujours pas digérée

Trois mères du collectif « Sorties scolaires avec nous », créé il y a deux ans au moment de la circulaire de Luc Chatel interdisant l’accompagnement en sorties scolaires aux mamans voilées, prennent ensuite la parole.

« Cette circulaire nous a choquées. On a voulu sortir de chez nous, rassembler les mamans. Nous avons contacté l’inspecteur académique, le DASEN. On a obtenu gain de cause dans certaines écoles. Nous sommes là pour suivre l’éducation de nos enfants, le voile ne devrait pas être un obstacle. Nous ne sommes pas démissionnaires, nous voulons nous investir. J’ai été interdite de travailler avec mon voile, OK. Mais qu’on touche à notre investissement auprès de nos enfants c’est la ligne rouge. Les enfants se sentent discriminés, marginalisés. Leur dire la vérité, qu’on ne peut pas venir en sortie à cause du voile, c’est grave. Ne pas donner de réponse, c’est grave aussi. On ne peut pas apaiser leur colère.» En écho une autre mère lâche « pas de voile pour les filles au collège, pas de voile à l’université, maintenant nous, ça s’arrêtera où ? »
En face d’elles, la jeune enseignante déjà intervenue, professeur d’histoire-géographie, membre du collectif pour l’abrogation de la loi sur le voile à l’école, évoque le cas d’une jeune femme privée du concours de l’éducation nationale parce qu’elle porte un voile et parle, là aussi, d’une « discrimination ». Nadia Remadna, elle, raconte qu’en tant que médiatrice scolaire elle a entrepris d’expliquer aux parents les rôles de chacun au sein de l’institution pour faire tomber les préjugés « qui existent des deux côtés ». Elle anime aussi des ateliers sur la laïcité pour « expliquer les lois ». Militer pour abroger la loi ou au contraire entreprendre de l’expliquer…la posture n’est pas la même. Imperceptiblement, l’air se lézarde, les désaccords affleurent, encore légers.

Les très fortes attentes des parents vis à vis de l’école

Dans les propos des uns et des autres, c’est tour à tour la lassitude, la colère, la stupéfaction qui alternent. La représentante des Bonnet d’Ane livre sa sidération lorsqu’elle a découvert la différence de traitement réservé par l’administration aux parents d’origine étrangère. Une enseignante (pas la même que ci-dessus) raconte : «longtemps j’ai été persuadée que l’orientation en filière courte des enfants noirs et arabes relevait d’un problème de discrimination raciale. Mais c’est plus subtil que ça. Ils ont de telles faiblesses à l’arrivée en sixième qu’on ne peut de toute façon pas les envoyer en filière générale. Il faut ouvrir le collège aux familles. Et il faut savoir que c’est parfois difficile d’enseigner, pour des questions de discipline ou de devoirs pas faits ».

Samira, une mère adhérente à l’association Filles et Fils de la République relate une expérience qui la laisse encore pantoise : « à la suite de violences dans l’école, la rectrice a décidé de mettre en place une semaine du savoir vivre sur la transmission des valeurs de la république. Tous ces gens se sont réunis pendant des semaines à plusieurs pour arriver à ça : un concours pour comptabiliser les insultes et crachats avec récompense à la classe qui se serait le mieux comportée. C’est indigne. »

Aïcha, de la même association, enchaîne : « On a parfois l’impression que les programmes ne sont pas les mêmes à Paris et chez nous. Je trouve que mon fils est surnoté. Je suis allée voir la principale de son collège pour parler d’un problème. Je lui ai dit « Pourquoi dans cette classe n’y a-t-il qu’un seul élève blanc et que des Noirs et des Arabes ? Elle m’a répondu « mais madame c’est toute l’école qui est comme ça ». Comment peut-on tirer nos enfants vers le haut si on ne les mélange pas un tant soit peu ? Moi je ne demande pas à l’école d’éduquer mon fils mais de lui transmettre un savoir que je n’ai pas

Une école trop normalisée face à des publics diversifiés

La seconde partie des échanges est introduite par Fabrice Dhume, sociologue à l’Institut Social et Coopératif de Recherche Appliquée, auteur l’année dernière d’un rapport médiatisé et controversé « Vers une politique française de l’égalité ». Le chercheur dresse un bref panorama : l‘école française est très inégalitaire, c’est aussi l’une des plus autoritaires et des plus normalisatrices. Elles est organisée sur une logique de sélection. « Il n’y a jamais vraiment eu de politique visant à générer de l’égalitarisme. » Il ajoute : « Un des réflexes très forts par lequel l’Etat répond aux problèmes c’est de dire que les publics ne sont pas normalisés.(…) On ne se pose pas la question de savoir quelle pédagogie permettrait de faire réussir tous les enfants, on raisonne à l’inverse : si les enfants ne réussissent pas, c’est de leur faute. Il s’agit d’un mécanisme très banal. L’Etat invente des théories et des discours sur l’intégration et la laïcité ».

Fabrice Dhume prend l’exemple des Roms. A la fin des années 70, l’école a commencé à recevoir de plus en plus d’enfants roms au prétexte qu’il y avait une demande de ces populations. Or, explique le sociologue, si les Roms ont souhaité scolariser leurs enfants c’est uniquement parce que les allocations familiales ont été conditionnées à la scolarisation. Ces enfants ont dans un premier temps été confiés à des enseignants spécialisés ou à des classes pour handicapés, victimes de « racisme et d’un regard ethnique ».

La colonisation, origine du mal ?

« Les rapports de pouvoir sont organisés par les groupes dominants, pointe le chercheur. Existe-t-il des différences objectives et doit-on s’y adapter ? Ou est-ce que ce sont les dispositifs mis en place qui fabriquent des différences au lieu de les résoudre ? Si aujourd’hui la revendication ethnique a autant de poids c’est parce que ça s’est construit ainsi pendant la colonisation.» Il y reviendra à plusieurs reprises, assurant que « les différences sont fabriquées par l’expérience de la discrimination », évoquant les « prophéties auto-réalisatrices ». « On confirme l’autre dans son jugement,on projette sur l’autre ses fantasmes ». Fabrice Dhume affirme aussi que la langue française, comme le concept de laïcité, sont deux thèmes instrumentalisés par le pouvoir alors que dans les enquêtes ils font l’objet d’un réel consensus.

Une maman du collectif « sorties scolaires avec nous », rebondit sur le propos : « dans les années 80, on a ghettoïsé les enfants des premiers immigrés dans les banlieues. Aujourd’hui ces problèmes ne font que grandir. Au lieu de trouver les racines des attentats, on nous enfonce encore plus. Avec les attentats, on n’a même pas eu le temps de respirer qu’on se retrouve coupables. » Une autre enchaîne : « A l’école on est reçus différemment, on le voit souvent. Mais dans mon quartier, il y a des mamans voilées qui ont bac +4 ! »

Discriminations et victimisation

Fabrice Dhume ne peut rester jusqu’à la fin des échanges, il s’en excuse et se lève. Avant qu’il ne parte, Nadia Remadna, qui depuis plusieurs minutes semble ronger son frein, l’interpelle : « je trouve votre discours très dangereux. Si on continue avec ces histoires de colonisation, de racisme, de « ils ne nous aiment pas », ça va devenir explosif. On enferme les jeunes dans ce statut de victimes. Je mène actuellement un travail sur le racisme chez les jeunes Arabes et les jeunes Noirs entre eux, et bien c’est effrayant. Si vous entendiez les mères de famille parler les unes des autres… »

Plus tard, elle poursuivra sa réflexion : « il faut valoriser les parents et les mettre face à leurs responsabilités, leur faire connaître les institutions, organiser des visites dans les cités universitaires, leur montrer la réussite des jeunes des quartiers, leur parler de la poésie de leur pays d’origine, des grands écrivains, de la liberté. Et cesser de mettre face à eux des gens qui n’ont comme référence que l’Islam. Il faut combattre la misère intellectuelle.»

Nadia Remadna, comme un écho à Abdennour Bidar

Ce que dit Nadia Remadna cet après-midi là, en contenant mal son irritation, fait écho au très beau livre publié en mars dernier par le philosophe Abdennour Bidar, « plaidoyer pour la fraternité ». L’auteur y raconte brièvement son parcours, depuis son enfance modeste dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand jusqu’à l’agrégation de philosophie. Abdennour Bidar rêve de voir l’Islam se réaffirmer comme « grande culture, grand humanisme, grande intellectualité » car pour lui c’est une évidence, l’Islam est totalement compatible avec la République, il est même une chance pour la France. Mais, il regrette lui aussi « la pleurnicherie victimaire » et s’agace qu’avec le mot d’ordre « pas d’amalgame » qui a immédiatement suivi les attentats de janvier, les responsables religieux aient adopté une position d’autodéfense sans la prolonger par l’autocritique. Alors que c’eût été, selon lui, plus « courageux, et plus digne de la grande tradition spirituelle et intellectuelle dont ils ont charge d’héritage. »

Il poursuit par ce passage qui apparaît comme un parfait contrepoint à cet après-midi ensoleillé à La Courneuve : « Je comprends encore moins ces intellectuels non musulmans tellement imperméables à l’univers religieux qu’ils s’enferrent eux aussi dans le déni : « non le problème du monde musulman, en France et en terre d’Islam, ce n’est pas la religion, mais la politique, la géopolitique, l’histoire coloniale, la faute de l’Occident, l’économie, etc. » C’est qu’en général ils ne connaissent à peu près rien à la religion, et en particulier à cet Islam qu’ils veulent défendre. Ils s’indignent à bon droit de la confusion entre islam et islamisme mais ils veulent ignorer deux choses : que la religion a été le cœur du réacteur de toutes les civilisations et que sa puissance prodigieuse peut provoquer des ravages destructeurs si elle n’est pas maîtrisée.(…) A ces intellectuels qui fondent imprudemment leurs analyses sur de bons sentiments aveugles, je dis que le fait de nier le facteur religieux et de refuser de voir le mal qui ronge la religion islamique relève de la faute, voire du mépris pour les musulmans!(…) Il y a du mépris quand on dénie aux musulmans la capacité-et donc le devoir- d’entretenir vis-à-vis de leur religion une distance critique, d’autant plus cruciale aujourd’hui. »

Difficile d’envisager un consensus quand des acteurs qui ont tous la légitimité de s’exprimer (parce qu’ils travaillent sur le terrain, parce qu’ils étudient ces questions depuis des années, parce qu’ils vivent au cœur des quartiers dits « difficiles ») ont une approche radicalement opposée des problèmes, de leur cause et des solutions à apporter. Quand les uns soutiennent que les lois sont discriminatoires et que les autres les considèrent comme un cadre référent pour désamorcer les conflits. Quand certains enseignants estiment que c’est l’institution qui assigne les élèves à une identité religieuse ou culturelle alors que d’autres assurent au contraire qu’ils se battent pour extraire ces élèves d’une identité qui les entrave et à laquelle ils s’assignent eux mêmes (c’était notamment le débat entre Laurence de Coq et Barbara Lefebvre sur le plateau de David Pujadas le 21 janvier dernier 2015) ? Fantasmes ! continuent d’accuser les uns. Déni du réel ! Répondent les autres.

Peut-être existe-t-il néanmoins un point de convergence (et donc l’espoir de parvenir à bouger les lignes): L’appel à un réel partenariat entre l’école et les familles. Sur le papier, c’est un objectif posé depuis longtemps, dans les faits, tout ou presque reste à construire.