Après la publication de notre article relayant l’alerte lancée par le Docteur Anne-Lise Ducanda au sujet des écrans et de l’autisme, deux sujets inflammables, voici la réaction de deux chercheurs en sciences cognitives, Franck Ramus (directeur de recherches au CNRS et professeur attaché à l’Ecole Normale Supérieure) et Hugo Peyre  (Pédopsychiatre à l’Hôpital Robert Debré et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure). Ces deux spécialistes des troubles neuro-développementaux contestent ce qu’ils considèrent comme une diabolisation trop générale et pas assez étayée des écrans.

 

Rappel des faits : dans une vidéo postée sur Youtube le 1er mars, Anne-Lise Ducanda, médecin de PMI en Ile de France explique qu’elle est de plus en plus sollicitée par les écoles maternelles pour des enfants qui souffrent non seulement d’un retard de développement mais aussi de troubles de la communication et de stéréotypies. Des symptômes similaires à ceux des troubles du spectre autistique. En cinq ans, assure-t-elle, l’augmentation est considérable, dossiers adressés à la Maison Départementale des Personnes Handicapées à l’appui. Elle affirme d’autre part qu’après entretien avec les parents, il s’avère que ces enfants ont tous été exposés de façon très massive aux écrans depuis la naissance. Elle en conclut donc qu’il existerait un lien entre cette exposition massive et précoce aux écrans et la survenue de troubles autistiques.

Cette analyse a suscité de nombreuses réactions, commentaires sur Youtube, sous notre article ou sur certaines pages Facebook. D’autres médecins de PMI et des orthophonistes disent constater les mêmes phénomènes (de plus en plus d’enfants très exposés aux écrans avec des retards de développement associés à des troubles de la communication). Des internautes concernés par l’autisme réfutent ce lien de cause à effet et se désolent notamment que les parents soient de nouveau rendus responsables du handicap de leur enfant. Autre critique formulée, plutôt par les représentants de la recherche : il peut notamment exister un biais social, les familles concernées n’étant pas forcément représentatives de la population générale.

Peut-on tirer des conclusions générales d’une observation locale?

Pour Franck Ramus, très dubitatif, « il est difficile de faire confiance à l’impression subjective d’un médecin. » « Les cliniciens peuvent remarquer des tendances chez leurs patients, mais sans faire de véritables statistiques, il ne sont pas à l’abri de se leurrer, en prêtant une attention sélective aux cas qui confirment leurs hypothèses et en négligeant les autres. Par exemple, on ne sait pas ici si les enfants sans problème n’ont pas eux aussi été exposés massivement. Les médias sont inondés d’alertes émises par des médecins de bonne foi. Souvent, après vérification, on constate qu’il n’y a en fait pas d’augmentation. Cela ne veut pas dire que ce médecin en particulier a tort mais pour le moment il s’agit d’une affirmation subjective.» Anne-Lise Ducanda le reconnaît : elle n’est pas chercheur, elle parle de données empiriques, de ce qu’elle constate sur le terrain.(Nous lui avons redonné la parole dans un article mis en ligne ultérieurement)

Hugo Peyre note qu’ «  il peut aussi y avoir une augmentation du phénomène dans sa patientèle sans que ce soit représentatif d’une augmentation en population générale.» Le point d’entrée de ce médecin, ce sont les enfants qui ont un problème, posent les deux chercheurs. Il faudrait s’interroger sur la possible évolution de la taille de la circonscription couverte sur les dernières années, celle du nombre d’enfants, du nombre de médecins amenés à intervenir (une réduction amènerait mécaniquement plus d’enfants dans l’escarcelle du Dr Ducanda). Elle nous l’a assuré : en cinq ans, le nombre d’écoles et d’élèves scolarisés est resté à peu près le même. Reste que la population suivie s’est peut-être davantage précarisée, ce qui pourrait expliquer l’augmentation des troubles. A vérifier.

Les familles concernées sont-elles vraiment représentatives ?

Car cette interrogation est au cœur du sujet. D’un côté Anne-Lise Ducanda affirme constater les mêmes phénomènes chez toutes les classes sociales. Mais elle exerce dans une ville plutôt pauvre, avec une forte concentration de population immigrée. Il peut donc malgré tout y avoir un biais social dans ses constatations. Pour Franck Ramus et Hugo Peyre, la littérature montre, d’une part, une plus forte prévalence de tous les troubles dans les milieux défavorisés, en raison de l’accumulation de facteurs de risque et il n’y a pas de raison que ce ne soit pas le cas pour l’autisme. Les études montrent, d’autre part, sans aucun doute, une corrélation entre le milieu socio-économique et la consommation d’écrans. « La quantité d’exposition est très liée à d’autres pratiques parentales, elles mêmes liées au niveau d’éducation des parents, pose Franck Ramus. Mais le problème de toutes les études sur les pratiques parentales néfastes est qu’elles ont du mal à contrôler tous les facteurs qui entrent en ligne de compte. A ce jour on n’a pas résolu la question des écrans : il n’est pas prouvé que c’est leur utilisation en elle-même qui est délétère pour les enfants

Il poursuit : « Il est évident que l’utilisation massive des écrans prend la place d’autres interactions essentielles. C’était déjà le cas avec la télévision. C’est aujourd’hui le cas avec la tablette. Mais avant ces écrans, les enfants de ces familles étaient tout simplement livrés à eux-mêmes, laissés dans un coin. Etait-ce mieux pour autant ? Il manque une base de comparaison
Quant à proposer la piste environnementale (en dehors des facteurs biologiques) pour expliquer une partie des cas d’autismes, «tout est potentiellement à creuser » pour les chercheurs. « Mais on n’a pas pu mettre en évidence le rôle causal d’un facteur social dans la survenue de l’autisme, assure Franck Ramus. Ca ne veut pas dire qu’il n’y en a pas mais aujourd’hui il n’existe aucune preuve. » Il pousse plus loin le raisonnement en évoquant une possible causalité inversée : dans quelle mesure l’autisme de ces enfants n’a-t-il pas amené les parents désemparés à se dire que les tablettes faisaient l’affaire ?

Un consensus: 6 à 12 heures d’écran par jour pour un enfant de moins de 3 ans, c’est stupéfiant

Irrités par « le caractère simpliste et péremptoire de certaines affirmations » du Dr Ducanda, mais néanmoins d’accord sur la plupart des recommandations au quotidien formulées dans sa vidéo, ces deux spécialistes plaident pour la prudence et des discours mesurés. « Nous sommes opposés à la diabolisation générale des écrans. Même le fait de dire « ce qui est grave c’est de les utiliser avec des bébés » n’est pas étayé puisqu’on n’a pas montré d’effets délétères. On peut dire en revanche que les écrans ne sont pas des nounous et ne peuvent pas remplacer l’être humain.» Et ils l’admettent : « une exposition de six à douze heures par jour, c’est colossal et ça pose question ». Il nous semble que c’est d’ailleurs l’une des informations fortes de cette vidéo : des parents assez démunis (désinvestis?) pour laisser tous les jours des heures durant un bébé devant une télévision ou avec un smartphone dans les mains ont assurément, et urgemment, besoin d’aide.

Franck Ramus et Hugo Peyre notent au passage que les écrans peuvent même aider les enfants autistes. « Tous les systèmes de communication augmentée utilisent des logiciels informatiques. Ils enrichissent par exemple les pictogrammes de type PECS. Mais tout dépend toujours de la façon dont on utilise ces technologies.»
Anne-Lise Ducanda, elle, ne demande pas mieux que de voir des équipes de recherche venir investiguer sur son secteur. Pas si simple. « Pour en avoir le cœur net, explique Franck Ramus, il faudrait faire une étude prospective qui observerait tous les enfants, leur taux d’exposition aux écrans, qui ensuite analyserait le développement de ces enfants, et identifierait ou pas d’éventuelles corrélations prédictives dans le temps. Il faudrait aussi décorréler ces résultats avec les autres facteurs sociaux et les autres pratiques parentales. C’est un énorme travail de recherche. » Certainement. Mais peut-être est-il urgent de lever ce doute-là.