Quelles nouveautés en ce début d’année sur le front des écrans ? Les chercheurs de l’Inserm et de l’Ined ont affiné l’analyse des données issues de la cohorte Elfe sur les enfants de 2 ans, et remis un rapport à la Direction Générale de la Santé. En France toujours, trois médecins, dont Anne-Lise Ducanda et le pédopsychiatre Daniel Marcelli, publient un “plaidoyer” pour la reconnaissance d’un nouveau syndrôme d’ “exposition précoce et excessive aux écrans”. Aux USA, Jean M.Twenge vient de publier une nouvelle étude sur les effets des écrans sur le bien-être psychologique des enfants et adolescents. Et, d’un d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, la question de la preuve scientifique demeure plus que jamais au coeur de la controverse autour de la nocivité réelle, sous-estimée ou fantasmée, des écrans.

Des chercheurs de l’Inserm et de l’Ined viennent de remettre un rapport à la Direction Générale de la Santé sur les activités physiques et l’usage des écrans des enfants de deux ans. Les résultats proviennent des données de la cohorte Elfe. Certains d’entre eux ont déjà été présentés en septembre dernier lors de la journée d’étude consacrée à la cohorte Elfe mais ont été depuis affinés. Il s’agit là d’une analyse essentiellement descriptive demandée par la DGS afin d’identifier des populations à risque.
Sur les activités physiques, l’étude Elfe permet d’estimer que, pour les enfants de 2 ans nés en France métropolitaine :
33 % des enfants ne jouent jamais ou seulement occasionnellement à la balle/ballon.
35 % ne vont jamais à la piscine.
24 % des mères ne font jamais ou seulement occasionnellement des promenades avec leur enfant. 44 % des mères ne font jamais ou seulement occasionnellement des jeux ou activités physiques (ballon, piscine, etc.) avec leur enfant de 2 ans.

Sur l’usage des écrans, l’étude Elfe permet d’estimer que :
28 % des enfants de 2 ans jouent avec un ordinateur ou une tablette au moins une fois par semaine, et environ 12 % y jouent tous les jours ou presque.
21 % des enfants jouent avec un téléphone mobile multifonction au moins une fois par semaine et 10 % y jouent tous les jours ou presque.
Seuls 6,6 % des enfants jouent au moins occasionnellement aux jeux vidéo sur console.
84 % des enfants regardent la télévision au moins une fois par semaine, et 68 % tous les jours ou presque.

Le niveau de diplôme de la mère, un indicateur fort pour les écrans

De tous les facteurs corrélés avec cette exposition aux écrans, le niveau d’étude maternel apparaît le plus marqué, tous écrans confondus. L’impact du faible niveau d’étude maternel apparaît encore plus prégnant pour la télévision, l’ordinateur, la tablette et les jeux vidéo sur console. Un faible niveau d’étude paternel est lui aussi lié, de façon indépendante, à une plus forte exposition du jeune enfant, notamment à la télévision, qui reste, dans cette étude, l’écran avec lequel les petits sont le plus en contact. Lorsque les mères sont plus jeunes, leur enfant joue plus fréquemment sur un téléphone mobile multifonction et regarde plus fréquemment la télévision. Les mères plus âgées emmènent moins fréquemment leur enfant à la piscine. De plus faibles revenus diminuent la probabilité que l’enfant aille à la piscine à 2 ans et augmentent la probabilité que l’enfant utilise des jeux vidéo ou regarde fréquemment et plus longuement la télévision. Ce qui induit une apparente contradiction avec cet autre résultat : les enfants de femmes en emploi passent moins de temps à jouer en extérieur et regardent la télévision plus fréquemment et plus longuement. On peut en effet penser que les ménages où les femmes sont en emploi ont des revenus plus élevés. Cette incohérence peut s’expliquer par le fait que les revenus concernent le foyer dans son ensemble. On peut ainsi être une mère en activité mais en situation de monoparentalité et à temps partiel : le revenu du foyer ne sera donc pas élevé. On peut aussi être l’épouse au foyer d’un conjoint qui gagne très bien sa vie.
Comparé aux autres régions, résider en Île-de-France est associé à une moindre fréquentation de la piscine à 2 ans. L’usage de jeux sur téléphone mobile multifonction et sur tablette y est aussi plus fréquent à 2 ans. Cette spécificité géographique disparaît pour la télévision.

L’influence des revenus sur le temps d’exposition des enfants varie selon le type d’écrans

Une réelle nouveauté apparaît avec cette analyse dans laquelle les données ont été  redressées  par rapport à leur présentation initiale en septembre. L’influence des revenus est variable selon le type d’écrans. Le fait de se situer dans la fourchette haute des revenus est associé à une plus forte exposition des enfants au smartphone alors que les enfants de deux ans des milieux les moins aisés semblent eux beaucoup plus exposés que les autres à la télévision et aux consoles de jeu. Encore une fois, la télévision reste, dans cette étude, l’écran le plus visionné.
Autre grande différence avec la présentation de septembre : l’origine des parents n’apparaît plus comme un facteur de risque. Il faudra attendre les données concernant les mêmes enfants à 3 ans et demi pour savoir si ce facteur réapparaît.

Il s’agit bien ici de la partie descriptive et « prédictive » de l’analyse. « Nous ne sommes pas encore dans l’explicatif, précise Jonathan Bernard, chercheur à l’INSERM. Nous ne pouvons pas encore faire de lien entre les activités physiques pratiquées par l’enfant et l’exposition aux écrans ». En d’autres termes, les chercheurs n’en sont pas encore à creuser l’hypothèse du « temps volé » par les écrans à d’autres activités plus rentables pour le développement de l’enfant.

Querelle scientifique autour de données non consolidées

Le rapport a en tous cas été remis à la Direction Générale de la Santé, et ces données seront utilisées pour l’élaboration de futures recommandations officielles (qui n’existent pas aujourd’hui en France, à part les conseils prodigués dans la nouvelle version du carnet de santé). La DGS rappelle que ces recommandations ne pouvaient jusqu’à présent être formulées en raison de l’absence de données représentatives de la population française.  D’après la mission information et communication de la DGS, l’enquête Elfe “permettra de guider le développement de futures recommandations françaises et de mieux cibler les populations les plus exposées précocement aux écrans“.  Le Haut conseil de santé publique a été saisi par le Ministère des solidarités et de la santé en août 2018 afin qu’il propose des recommandations permettant notamment d’élaborer une campagne nationale de prévention sur le sujet et de “diffuser de l’information basée sur des preuves“. Cette saisine porte une attention particulière pour les 0-6 ans. Par ailleurs, le plan national de santé publique « Priorité prévention » prévoit de créer des repères d’usages d’écrans destinés aux proches de jeunes enfants et une campagne d’information sur les repères et bonnes pratiques en matière de temps passé devant les écrans.

Ces recommandations sont d’autant plus complexes à rédiger que la littérature sur le sujet est contrastée (en tous cas pour les écrans tactiles) et les controverses toujours vives.
Ce très récent article paru dans la revue « Preventive Medicine Reports » sur les liens entre le temps d’écran et le bien-être psychologique des enfants et adolescents, le rappelle. « Les recherches précédentes sur cette association se sont révélées contradictoires, conduisant des chercheurs à questionner les limites suggérées par les organisations de pédiatres. (…) L’association entre le temps d’écran et les effets sur la santé tels que l’obésité ou le manque d’exercice est bien documentée. Cependant, la recherche explorant les associations entre le temps d’écran et des aspects plus psychologiques du bien-être est inconsistante. Certaines études trouvent des associations significatives, d’autres des associations nulles et même des bénéfices liés à une plus grande exposition. Certains suggèrent donc d’attendre davantage de recherches avant de conclure qu’une limitation est justifiée, arguant que le précieux temps de rendez-vous avec un pédiatre ne devrait pas être dédié à une discussion sur le temps d’écran sans la preuve suffisante d’une association significative avec le bien-être de l’enfant». La même critique a été formulée à l’encontre de la décision de l’OMS d’inclure en 2018 lors de sa onzième révision, un trouble lié aux jeux vidéos.

Aux Etats-Unis, un débat plutôt axé sur les adolescents

En tous cas, les auteurs de l’article de Preventive Medicine Reports ont examiné un échantillon de 40337 mineurs de 2 à 17 ans, issus d’une cohorte nationale américaine. Ils ont passé au crible l’exposition à tous types d’écran, smartphone, ordinateurs, jeux électroniques, télévision. Concernant les temps d’exposition relevés dans cette étude, ils sont, en moyenne de 2,28 pour les enfants de 2 à 5 ans et de 4,59 heures pour les adolescents de 14 à 17 ans. Au-delà d’une heure d’utilisation quotidienne, chaque heure supplémentaire est associée à une baisse du bien-être psychologique, incluant moins de curiosité, moins de self-contrôle, plus de distractibilité, plus de difficultés à se faire des amis, une moindre stabilité émotionnelle, plus de difficulté « à prendre soin de », et une inaptitude à finir des tâches. Parmi les 14-17 ans, un usage très intensif des écrans (7 heures par jour) double le risque de dépression par rapport aux petits usagers (une heure par jour). Un usage modéré des écrans (quatre heures par jour) est associé à un moindre bien-être psychologique.

Cette association entre le temps d’écran et le bien-être psychologique est plus forte chez les adolescents que chez les jeunes enfants. Les chercheurs avancent une hypothèse : les adolescents sont davantage en ligne et sur les réseaux sociaux. La relation avec les pairs est importante à cet âge. Si le média social remplace l’interaction en face à face cela peut avoir un impact négatif sur la santé mentale de ces jeunes. Les adolescents possèdent en général leur propre téléphone portable, ce qui multiplie les occasions d’exposition, peut accroître les phénomènes d’addiction, de jeux excessifs et les répercussions négatives sur le sommeil.
Les auteurs notent qu’il n’est pas possible de déterminer si c’est l’exposition aux écrans qui conduit au mal être psychologique ou l’inverse mais font références à d’autres études longitudinales qui montrent la pré-existence de l’exposition aux écrans ou montrent à tout le moins une relation réciproque. Ils en concluent que l’évaluation du temps d’écran des adolescents peut aider à identifier les adolescents à risque de troubles mentaux et estiment que les recommandations précises (avec fixation de seuils) de l’Académie américaine de pédiatrie (AAP) devraient concerner les adolescents. Le principal auteur de l’article, Jean M. Twenge, est connue pour son engagement sur ce sujet auquel elle a consacré plusieurs ouvrages.

L’AAP a bien publié des « recommandations fortes » sur la dépression des adolescents mais sans se focaliser sur la question des écrans. Dans son « rapport technique » sur les enfants et les médias paru en 2016 elle a également discuté de deux diagnostics psychiatriques en lien avec les écrans : « l’usage problématique d’internet » et le « trouble des jeux en réseaux ». « Ces diagnostics, tout comme la relation théorique entre l’usage des réseaux sociaux et la dépression des adolescents mis en avant par le Dr Twenge, restent à l’état d’investigations, explique David Hill, Président du Conseil des communications et des médias de l’Académie américaine de pédiatrie. Pour formuler des recommandations explicites selon lesquelles les adolescents devraient limiter leur temps d’écran dans le but de prévenir la dépression, il faut des données qui montrent qu’une telle préconisation est vraiment efficace. Or pour le moment aucune recherche scientifiquement validée ne le démontre. »

Aux Etats-Unis ce débat relatif aux recommandations en matière d’usage des nouvelles technologies et à ce que sont des preuves tangibles concerne donc essentiellement les adolescents et leur santé mentale. Il semble y avoir en revanche là-bas un consensus scientifique quant aux effets des écrans, surtout de la télévision, sur la santé physique des enfants (obésité) et sur l’impact des écrans sur le développement des très jeunes enfants, d’où les recommandations précises en terme de seuil pour les tout-petits.publiées par l’AAP. « Des décennies de littérature suggèrent qu’une utilisation excessive des écrans entrave le développement social et langagier, assure David Hill. Avoir une télévision allumée en arrière-plan réduit le nombre de mots qu’un adulte partage avec un tout petit et semble là encore impacter le développement du langage.» L’AAP ne préconise néanmoins plus depuis 2016 l’interdiction totale des écrans pour les moins de trois ans. Il s’agit plutôt de prôner un usage modéré (une heure par jour entre 1,5 ans et 5 ans) et accompagné.

Des Français davantage agités par l’impact des écrans sur les tout-petits

En France, c’est bien sur cette tranche d’âge que le débat s’est enflammé et perdure, là aussi autour de la question des preuves scientifiques. A l’heure où les sociétés savantes françaises réfléchissent à des recommandations, certains cliniciens plaident par exemple pour la reconnaissance d’un nouveau syndrome : « Le syndrome d’exposition précoce et excessive aux écrans ». Ce texte publié en décembre dans Cairn est signé du pédopsychiatre Daniel Marcelli, de Marie-Claude Bossière, également pédopsychiatre, et d’Anne-Lise Ducanda, médecin de PMI, connue pour avoir popularisé le très controversé concept « d’autisme virtuel ».
Les auteurs écrivent notamment : « Incontestablement, l’exposition précoce et excessive aux écrans chez les très jeunes enfants peut entraîner des désordres développementaux d’une extrême gravité. Une politique de prévention de ces troubles neuro-développementaux s’avère donc urgente Dans leur texte ces trois auteurs développent des « vignettes cliniques » (des exemples de cas concrets donc). Il s’agit d’enfants exposés très précocement (à six mois et même avant) et massivement (au moins six heures par jour) et qui présentent, de façon assez attendue étant donné le temps d’exposition, des troubles du développement et du comportement. Au-delà de ces exemples, les auteurs proposent des hypothèses cliniques pour justifier la création de ce nouveau symptôme. «Cette désynchronisation interactive a crû de façon exponentielle depuis quelques années avec la multiplication des écrans. Ses effets doivent être différenciés de la carence affective ou de soin qui ne donne pas exactement les mêmes symptômes et n’entrave pas le développement de al même façon. » « La particularité de ce syndrome EPEE est d’entraver simultanément deux lignées neuropsychologiques qui se déploient pleinement entre 6/8 mois et ¾ ans. Il s’agit de l’attention d’une part, des interactions synchronisées (accordage relationnel) d’autre part. »

La limite de l’exercice tient à ce que ces constats et hypothèses cliniques ne reposent que sur de l’observation et ne sont pour le moment pas adossés à des recherches effectuées sur des cohortes représentatives qui viendraient les valider. Ce que reconnaissent d’ailleurs les auteurs.
« Ces hypothèses neuro-développementales que nous avons proposées, fortement étayées par les constatations cliniques, seraient certes à confirmer par des recherches adéquates. En effet, ce problème, celui de l’exposition précoce et excessive aux écrans chez les tout jeunes enfants entre 5/6 mois et 3/4 ans étant relativement nouveau, différent de la consommation d’écrans chez les grands enfants ou les adolescents, et de la seule exposition à la télévision, comme c’est
le cas dans les travaux de Linda Pagani, il est urgent d’engager des recherches qui font aujourd’hui cruellement défaut. Concernant un problème nouveau, il est pour le moins paradoxal de reprocher aux cliniciens de ne pas s’appuyer sur le résultat de recherches inexistantes à ce jour. » Le reproche qui leur est fait n’est en l’occurrence pas de faire état de leurs constats de terrain mais d’en tirer des conclusions considérées comme hâtives et de lancer des alertes sans preuves robustes. A noter que les auteurs renoncent aux expressions « symptômes d’allure autistique » ou « autisme virtuel » (mais plusieurs exemples concernent des enfants ayant reçu un diagnostic d’autisme).

Si les spécialistes (cliniciens comme chercheurs) peuvent tout à fait s’accorder entre eux sur le fait qu’une exposition de plus de six heures par jour est énorme et forcément délétère pour un enfant de moins de deux ans, les uns et les autres s’affrontent en revanche sur la causalité de ces troubles : nocivité intrinsèque des écrans comme le défendent D.Marcelli, M-C Bossière et A-L Ducanda, ou pratiques parentales inadaptées illustrées par une absence de gestion des écrans, temps volé aux interactions et aux activités plus favorables au développement d’un jeune enfant. Le texte paru dans Cairn ne permet en aucun cas de trancher dans la mesure où les assertions présentées, justes ou fausses, ne sont, pour le moment, étayées par aucun protocole scientifique.

Pour David Hill, de l’Académie Américaine de pédiatrie, « les exemples cités [dans le texte français paru dans Cairn] sont si extrêmes que d’autres aspects de la vie de ces enfants doivent entrer en ligne de compte. » David Hill estime néanmoins que le débat relatif au rôle des écrans dans la vie des enfants est tout à fait légitime. Mais plutôt que l’invention d’un nouveau syndrome, il propose de s’en remettre au philosophe grec Epicure pour éclairer nos pratiques. « Un peu d’écrans, choisis avec attention, utilisés en compagnie d’un adulte, peuvent être bénéfiques pour un enfant. Dans l’excès et sans guidance ajustée, les écrans ont en revanche, et très probablement, la capacité de nuire au bien-être des enfants ».