Passionnante étude publiée par des chercheurs américains concernant des familles en Tanzanie sur les facteurs de risque et de protection pour le développement de l’enfant. Les auteurs soulignent que les méthodes éducatives rudes voire violentes ont un impact négatif sur le développement socioémotionnel des enfants. Là-bas comme ici.

En 2010 33% des enfants de 3 à 4 ans des pays faiblement ou moyennement développés (LMICs pour « low and middle income countries »), soit 80,8 millions d’enfants au total, échouaient à atteindre les acquisitions de base dans le développement cognitif et ou socioémotionnel. Or, les habiletés précoces sont très prédictives du potentiel atteint ensuite et des caractéristiques de vie à l’âge adulte (niveau scolaire, rémunération, comportement violent), d’où le besoin urgent de modifier la trajectoire développementale de façon précoce pour donner l’opportunité à ces enfants de bien grandir. Les -nombreux- facteurs de risque commencent à être bien identifiés : la qualité de la nutrition infantile, la qualité des soins prodigués à la maison, les maladies. Des travaux récents ont mis en exergue les effets positifs d’interventions intégrées combinant des éléments alimentaires et la stimulation du développement cognitif. Mais, pour les auteurs du présent article publié dans la revue Child : care, health and development, la façon dont la nutrition prénatale et périnatale et les pratiques parentales peuvent impacter des domaines spécifiques du développement demeure encore très méconnue.

Tester les effets réciproques d’une supplémentation nutritionnelle, de la stimulation parentale et des violences éducatives

C’est ce que l’équipe d’Helen Pitchik a décidé de creuser avec une recherche menée en Tanzanie auprès d’une cohorte prospective de 198 enfants de 20 à 39 mois. Hypothèses de départ : la sous nutrition pendant la grossesse, les mauvais indicateurs de naissance, une courbe de croissance ralentie et l’exposition de l’enfant à la violence verbale ou aux punitions physiques sont associées à des scores de développement cognitif, moteur et socioémotionnel plus faibles. La cohorte utilisée a été créée au départ pour une recherche sur la supplémentation en vitamine A et zinc de la femme enceinte pour évaluer les effets de cette supplémentation sur la contamination du placenta par le paludisme et sur les indicateurs périnatals.

2500 femmes dans leur premier trimestre de grossesse ont été enrôlées et réparties en quatre groupes : les unes recevaient une dose quotidienne de vitamine A, les autres une dose quotidienne de zinc, les troisièmes se voyaient administrer les deux nutriments et les quatrième prenaient un placebo. Les enfants déjà nés des mères enrôlées pouvaient faire partie de la recherche s’ils étaient âgés de 18 à 36 mois au moment du recrutement. Le développement moteur, cognitif et socioémotionnel des enfants a été évalué et au cours de ces évaluations un questionnaire était soumis aux mères pour évaluer les stimulations prodiguées à l’enfant et le niveau de violence verbale et physique.
Sur les 2500 femmes recrutées, 1112 avaient un enfant en vie à 6 semaines. 198 de ces enfants ont constitué la cohorte de suivi. L’âge moyen des femmes lors de cette grossesse était de 23,4 ans, 60% d’entre elles avaient un niveau scolaire de fin de primaire et la moitié mesurait moins de 1,55 m. Les deux sexes étaient également répartis parmi les enfants.

Trop de vitamine A impacte négativement le développement moteur

Un premier résultat surprenant voire contre intuitif : les enfants des mères ayant reçu de la vitamine A pendant la grossesse présentent des scores de développement moteur significativement inférieurs aux autres. Les enfants des mères mesurant moins de 1,55m sont moins performants sur le plan cognitif et langagier. Les enfants dont les mères ont été scolarisées jusqu’à la fin du primaire se développent mieux sur le plan moteur, cognitif et langagier que ceux dont les mères ont été moins scolarisées. En revanche, l’âge de la mère durant la grossesse, l’indice de masse corporelle de la mère au premier trimestre, la santé durant la grossesse et l’anémie durant le premier trimestre n’étaient pas associés aux résultats des enfants dans les trois domaines. Les enfants qui ont été hautement stimulés depuis la naissance sont aussi les plus performants sur le plan cognitif et langagier. Ceux qui ont expérimenté des punitions verbales et physiques obtiennent de moins bons résultats sur le plan socioémotionnel. Les naissances prématurées, le poids de naissance et le retard de croissance ne sont pas associés de façon significative au développement des enfants.

Fort effet de l’éducation maternelle et de sa capacité à stimuler l’enfant

Pour les auteurs, chaque facteur biologique et environnemental induit un risque spécifique pour les différents indices de développement des enfants. Par exemple, pour le développement moteur : la supplémentation en vitamine A entraîne de moins bons scores alors qu’un niveau d’éducation maternel plus élevé améliore les performances de l’enfant. Pour le développement cognitif et langagier : les enfants dont les mères ont été scolarisées plus longtemps et mesuraient plus de 1,55m, qui ont bénéficié d’intenses stimulations, affichaient des compétences plus élevées. Pour le développement socioémotionnel : les enfants exposés aux violences verbales et punitions physiques manifestaient davantage de difficultés de socialisation et d’auto régulation des émotions et du comportement.
Concernant la supplémentation en vitamine A, les effets -négatifs- n’étaient visibles que sur le développement moteur de l’enfant. D’après les auteurs, des études précédentes ont montré des résultats mitigés et difficilement interprétables pour la vitamine A. Comment expliquer ces résultats négatifs pour le développement moteur, et inexistants pour les deux autres items, dans la présente étude ? Pour les chercheurs, l’explication se trouve peut-être dans le fait que la prévalence d’une déficience en vitamine A est assez faible parmi la population de Dar es Salam et c’est ce qui peut expliquer que pour le développement cognitif il y ait peu de différences entre les enfants des mères ayant été supplémentées et les autres. On sait également qu’il peut exister des effets teratogènes (susceptibles de provoquer des malformations) avec une surdose de vitamine A pendant la grossesse. Concernant le zinc, aucune association n’a pu être constatée.
Pour l’effet relatif à la taille maternelle, les auteurs expliquent que ces résultats viennent confirmer des données obtenues lors d’une précédente recherche, toujours en Tanzanie. La stature est le produit de différents éléments incluant la génétique, la nutrition, l’exposition à des infections. Ces résultats mettent en lumière la nécessité de prendre en compte la nutrition et la santé au cours de la petite enfance et de l’adolescence dans la mesure où il peut exister des effets intergénérationnels de l’alimentation et de la croissance de la mère dans la période de sa vie qui précède la grossesse.

La violence éducative nuit au développement des enfants, même en Tanzanie

Les corrélations entre l’éducation maternelle, les stimulations de l’enfant et ses compétences ultérieures sont plus attendues puisque déjà bien identifiées dans un corpus de recherches plus ou moins anciennes. Pour les auteurs, leurs résultats plaident pour des interventions précoces reposant sur les stimulations de l’enfant. De la même façon, les données recueillies sur les effets délétères d’une éducation « à la dure » viennent confirmer de nombreuses études. Les auteurs citent une précédente étude au Mozambique qui montrait l’impact d’une intervention ciblant la réduction des punitions violentes sur les troubles des conduites des enfants à 5 ans. Ils font référence à d’autres recherches aux Pays Bas et en Ukraine qui ont monté un lien entre les punitions verbales et physiques et les problèmes internalisés et externalisés des enfants. Néanmoins, estime l’équipe d’Helen Pitchik, il existe peu d’études sur les pratiques disciplinaires dans les pays en voie de développement et cette recherche est l’une des premières à montrer une association entre une éducation violente et le développement de l’enfant de moins de trois ans dans un pays à faibles revenus.

On peut ajouter que ces résultats sont très instructifs dans la mesure où sur le sujet il existe de forts freins culturels. Dans les pays développés, les acteurs de terrain sont souvent confrontés à un dilemme éthique en matière de prévention des mauvais traitement lorsqu’ils abordent ces questions avec des familles migrantes ou issues de l’immigration. Faut-il prendre en compte la dimension culturelle et adapter le discours en s’interdisant d’être trop prescriptif ? Les effets de la violence sur les enfants ne sont-ils finalement pas différents lorsque cette violence est culturellement acceptée voire revendiquée comme une norme éducative ? D’après les travaux d’Helen Pitchik en Tanzanie, il semblerait que non. Même lorsque les méthodes éducatives très rudes constituent la norme, elles restent visiblement nocives pour le développement du jeune enfant. Il est possible néanmoins que cette association soit modifiée selon l’âge de l’enfant et selon la culture de référence. Une étude qui vient de paraître dans la revue Child Abuse and Neglect effectuée auprès d’adolescents chinois montre bien un lien entre une éducation très autoritaire et violente et les troubles internalisés et externalisés des adolescents mais cette association est atténuée lorsque les adolescents ont intériorisé que cette éducation constituait une norme, lorsqu’elle leur semble acceptable.

Dans une méta analyse parue en 2017, Martin Piquart et Rubina Kauser comparent les associations entre les styles parentaux et les troubles du comportements et performances scolaires des enfants à travers le monde. Ils concluent que globalement on retrouve plus de points communs que de différences à l’échelle de la planète, même si certaines spécificités régionales existent. Ils préconisent une parentalité reposant sur une forte réponse aux besoins de l’enfant avec des exigences raisonnables et une discipline adaptée (ce qu’on appelle la parentalité « authoritative ») pour l’ensemble des parents dans le monde. Mais ils estiment que les deux autres formes de parentalité (autoritaire et permissive) sont acceptables, dans une certaine mesure, et dans des contextes culturels spécifiques (les auteurs citent les pays asiatiques). Le sujet est aussi captivant qu’essentiel, notamment pour les pays à forte immigration, comme la France. Nous l’avions traité dans cet autre article : Parentalité, universalité, relativité.