Analyste à la direction de l’Éducation de l’OCDE, Eric Charbonnier participe notamment à l’élaboration du rapport PISA. Il connaît bien les systèmes d’éducation mais aussi d’accueil de la petite enfance dans les pays développés. Ce spécialiste nous parle des défis que doit aujourd’hui relever la France,  un des pays les plus inégalitaires en terme de réussite scolaire. Si les transferts sociaux sont chez nous plutôt efficaces, permettant aux familles pauvres de l’être un peu moins, la destinée scolaire des petits Français reste en revanche dramatiquement corrélée à leur origine sociale.

Comment expliquer que la France soit l’un des rares pays au monde où 99% des enfants de trois ans sont scolarisés et soit également l’un des pays où la destinée scolaire d’un enfant est le plus liée à son origine sociale ?

Eric Charbonnier. L’accès universel ne garantit pas la qualité. La taille des classes, notamment en maternelle, est beaucoup plus élevée que dans les autres pays de l’OCDE. Or, en maternelle, cet effet taille a beaucoup plus d’impact sur les élèves que dans le secondaire. Autre raison : l’éducation commence en fait bien avant l’école maternelle. Dans la moitié des pays de l’OCDE, les systèmes sont intégrés, c’est à dire qu’un même système englobe l’accueil des 1-6 ans, ce qui permet une réelle continuité, avec un « curriculum » qui inclut une vision pédagogique dès l’âge de un an. Chez nous il existe une scission nette entre la petite enfance et l’école et l’approche adoptée pour les moins de trois ans est encore trop sanitaire. Quand nous parlons de pédagogie, nous pensons fondamentaux, lecture, mathématiques, matières, disciplines alors que la pédagogie inclut aussi (et surtout pour les tout-petits) les compétences socio-émotionnelles, l’éveil. Il se passe tellement de choses avant trois ans ! Nous savons que le cerveau connaît un pic d’activité entre un et deux ans, les enfants sont très réceptifs, notamment en ce qui concerne le contrôle émotionnel et le langage.

Justement, en ce qui concerne le développement du langage, les dispositifs censés compenser le faible vocabulaire des enfants de milieu défavorisé suscitent de nombreuses controverses en France. Pourquoi ? Est-ce le cas dans les autres pays de l’OCDE?

E.C. On mesure très bien le différentiel de langage à l’entrée au CP, avec des écarts colossaux de vocabulaire entre les enfants selon leur milieu social. Le débat sur la pédagogie, sur l’éveil, sur les bonnes pratiques, a lieu partout. Mais en France on est particulièrement méfiants vis à vis de la nouveauté. Et puis l’école obligatoire commence au primaire. Longtemps on n’a pas considéré l’école maternelle et la petite enfance comme des temps dont le but essentiel était de favoriser le développement de l’enfant. Nous avons une vision très hiérarchisée en France, ce qui ne facilite pas les transitions entre les structures et la coopération entre les personnels. Le professeur du secondaire regarde un peu de haut l’enseignant du primaire qui estime que son rôle est plus important que celui de l’enseignant de maternelle qui se met au-dessus du professionnel de la petite enfance. Cependant, il y a un changement de cap aujourd’hui. On commence à avoir de vrais débats sur le rôle de l’école maternelle et des modes d’accueil, sur l’importance de la transition entre école maternelle et école élémentaire. En France, l’enjeu se porte clairement sur la qualité puisqu’on a plutôt remporté la bataille de l’accès généralisé.

Faut-il continuer à privilégier une diversité des modes d’accueil avec, on le sait, une formation pas homogène pour tous les professionnels, ou opter pour un changement radical avec un développement massif des établissements collectifs sur le modèle nordique et une évolution de la formation ?

E.C Etant donné que sur le plan de la quantité ça fonctionne plutôt bien, et que le système facilite l’emploi des femmes, ce serait dommage de prendre le risque de revenir là-dessus. Mais il est indéniable qu’il faut réfléchir au volet de la formation, pour les assistants maternels, les personnels de crèche, les enseignants de maternelle et bien sûr, les ATSEM.

Ne faudrait-il pas davantage former les professionnels censés jouer un rôle majeur dans la prévention précoce des inégalités à cette question très spécifique de l’impact de la pauvreté ?

E.C Oui, puisque cette question touche tous les niveaux de l’éducation et que les inégalités constatées à 15 ans commencent dès le plus jeune âge. Or, travailler avec des publics en situation de pauvreté, ça ne s’improvise pas. En France on est peu préparé à cette problématique. Cela peut être très déstabilisant pour un enseignant inexpérimenté d’être affecté dans un établissement où un grand nombre d’enfants vivent dans des conditions plus que difficiles, arrivent à l’école sans avoir pris de petit déjeuner. Les sociétés nordiques ou le Canada, avec des systèmes plutôt plus performants sur le plan de la réduction des inégalités, sont plus inclusives, que ce soit pour les élèves porteurs de handicap, les élèves précoces, les enfants pauvres. Les éducateurs sont mieux préparés à la différenciation pédagogique. La formation en France ne privilégie pas cette différenciation et reste axée sur les connaissances académiques. Mais c’est aussi un problème plus général. On manque de porte-parole de qualité sur la question de la pauvreté. Les représentants des parents d’élèves sont eux-mêmes plutôt issus des milieux aisés.

C’est d’ailleurs étonnant de voir que finalement les grands acteurs du secteur caritatif sont assez absents des débats sur la prévention précoce des inégalités.

E.C Oui, c’est vrai. Alors que lorsqu’on mène des réformes c’est d’abord pour aider les enfants des milieux défavorisés. Et on sait que le bénéfice d’un investissement dans la petite enfance est encore plus fort pour ces enfants là. C’est finalement assez étonnant que ce soit une organisation comme l’OCDE, plutôt perçue comme libérale, qui soit devenue un des porte-paroles de la lutte contre les inégalités. Avec un message fort : les inégalités ne sont pas une fatalité, on peut en sortir! On a trop longtemps considéré qu’il n’était pas possible d’inverser la courbe. Or, quand on investit dans l’éducation prioritaire pour renforcer la qualité des enseignements et ceci dès la petite enfance, ça marche ! A cet égard, il me semble que la nomination d’Olivier Noblecourt comme délégué interministériel à prévention et à la lutte contre la pauvreté est un signal fort. Il a une vraie légitimité, une vraie compétence sur le sujet.

Qu’est-ce qui marche, justement, pour enrayer la reproduction des inégalités dès la toute petite enfance ?

E.C Ce qui fait la qualité et l’efficacité d’un système d’accueil de la petite enfance c’est la coopération entre tous les acteurs, entre les éducateurs, les parents, les crèches, les écoles, les missions locales… Le contact, les échanges, sont fondamentaux. Surtout que les parents de milieu défavorisé ont tendance à rester en retrait, à ne pas mettre leurs enfants en crèche. Un travail collectif doit être mené pour sensibiliser ces parents, pour créer la confiance. On peut trouver des bonnes pratiques en France, elles existent mais ne sont pas assez mises en avant.

En ce qui concerne l’école française, faut-il parler d’inégalités ou de discriminations ?

E.C L’école amplifie les inégalités, elle ne discrimine pas. Les raisons ? Elles sont multiples. Les programmes éducatifs sont très axés sur les disciplines, les enseignants ont pour objectif de finir le programme coûte que coûte. Pendant longtemps la pratique du redoublement a été excessive et contre-productive. Mais aujourd’hui on le supprime sans rien proposer à la place. Et puis c’est aussi en France que les enseignants coopèrent le moins entre eux. On ne s’appuie pas non plus sur les données de la recherche.

On parle beaucoup des décrocheurs scolaires mais sans jamais vraiment évoquer leur profil. Par exemple, qu’il s’agit majoritairement de garçons.

E.C C’est très intéressant la question des garçons et c’est valable dans tous les pays. Bien que la Finlande soit toujours bien positionnée dans le classement PISA, c’est l’un des pays où le différentiel filles/garçons est le plus marqué, avec des garçons qui réussissent nettement moins bien, qui s’orientent massivement vers certaines voies professionnelles. C’est un véritable problème de société puisque ça pose notamment des problèmes de violences. Dans certains pays on développe des méthodes de lecture différenciées selon les sexes. Ca amène à forcément réfléchir sur la petite enfance et sur le manque de mixité chez ces professionnels. La France, avec ses 92% de femmes dans les métiers de la petite enfance est paradoxalement plutôt bien placée. De nombreux pays ont un taux de féminisation supérieur à 98%.

Que pensez-vous des premières orientations prises par Jean-Michel Blanquer ?

E.C Il y a dans son discours des mots qui résonnent comme « pragmatisme» , « démarche de qualité » ou « évaluation scientifique» et cela me plaît. Le dédoublement du CP c’est une bonne idée si ce sont des enseignants bien préparés, expérimentés qui s’en chargent. Leur attribuer une prime, oui. Le Ministre a aussi parlé d’un plan école maternelle. Le diagnostic est bon.

La plupart des communes vont certainement revenir à la semaine de quatre jours. Qu’en pensez-vous ?

E.C Pourquoi la semaine de 4,5 jours a-t-elle au départ été recommandée ? Parce que les journées sont trop chargées en France et que les enfants ont un pic d’attention dans la matinée. Ils ont donc davantage d’opportunités pour apprendre avec cinq matinées. Surtout les petits (maternelle et CP), qui sont peu en capacité de se mobiliser l’après-midi, alors que les plus grands ont un autre pic d’attention également dans le milieu de l’après-midi. On a dit que les enfants étaient plus fatigués avec la semaine de 4,5 jours mais de toute façon, quel que soit le rythme, les enfants arrivent fatigués à l’école, ça n’est pas moi qui le dit, c’est l’académie de médecine. C’est donc dommage de revenir en arrière mais il faut sortir de ce débat pour davantage réfléchir à la durée de l’année scolaire et à la façon dont on travaille avec les élèves. Un bon enseignant sur quatre jours aura toujours de meilleurs résultats qu’un mauvais enseignant sur cinq matinées. L’enseignant est au cœur du processus d’apprentissage.