Aux Etats-Unis, la question de la pré-scolarisation alimente régulièrement les colonnes des journaux. Si de nombreux spécialistes américains plaident pour un accueil éducatif de qualité généralisé dès l’âge de quatre ans, ils dénoncent la tendance récente à imposer aux enfants des apprentissages trop académiques inadaptés à leur stade de développement. Les enfants ne pourraient pas se livrer à l’activité la plus stimulante pour eux: jouer.

Quelle pédagogie pour des enfants de maternelle ? Pour quels apprentissages et quels résultats ? Ce sont des interrogations récurrentes chez les spécialistes américains de la petite enfance à l’heure où le pays envisage, à l’instar d’Hillary Clinton, candidate démocrate à la présidentielle, de scolariser la majeure partie des petits Américains à un âge un peu plus avancé. L’école maternelle à la française, qui scolarise 99% des enfants de trois ans n’existe pas aux USA. A trois ans seuls 50% des petits Américains ont intégré une structure dédiée à la petite enfance et le pourcentage ne dépasse pas les 70% à 4 ans. La plupart d’entre eux intègrent un « jardin d’enfant » (“Kindergarten”) entre 5 et 6 ans puis commencent le cursus scolaire à proprement parler entre 6 et 7 ans. Lorsqu’on parle de pré-scolarisation aux Etats-Unis, il est question des 3-5 ans. L’étape du jardin d’enfant correspond grosso modo à notre grande section de maternelle.

Les standards et les évaluations de l’élémentaire ont un impact délétère sur les jardins d’enfants

En même temps que de plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer un accueil de qualité généralisé pour les enfants de moins de cinq ans, une autre doléance reçoit de plus en plus d’écho : ce qui est d’ores-et-déjà proposé aujourd’hui dans les jardins d’enfant n’est pas adapté à de si jeunes enfants. Les spécialistes qui prennent la parole dénoncent un glissement : les enseignants des « Kindergarten » calqueraient trop leurs méthodes sur celles de l’école élémentaire, obligeant leurs petits élèves à suivre des apprentissages déconnectés de leurs besoins et de leurs capacités. Et tous de pointer du doigt les « common core standards » qui seraient à l’origine de ces exigences contre-productives. Les « common core standards » correspondent à notre socle commun des acquis. Il s’agit des compétences fondamentales que les élèves sont censés acquérir année après année, qui constituent la condition sine qua non d’une scolarité réussie. L’adoption de ces standards était censée garantir une éducation de qualité dans l’ensemble des 43 états les ayant adoptés et une réelle égalité des chances. Mais pour les spécialistes ès éducation, ces standards, et les évaluations fréquentes qui les accompagnent, ont contribué à mettre une énorme pression sur les enseignants, et sur les enfants.
Depuis plusieurs mois, notamment à l’occasion de la campagne présidentielle, les professionnels montent au crénau.

Dans cet article publié sur le site Mindshift,  Liza Minicozzi, qui a longtemps enseigné en école élémentaire avant de se spécialiser dans la petite enfance, estime que la définition de standards nationaux et la mise en place de protocoles d’évaluation fréquents a conduit à « primariser » les jardins d’enfant et à attendre des jeunes enfants des comportements qui ne sont pas en adéquation avec leur stade de développement, comme le fait d’être assis sur une longue période à une table ou de remplir des fiches. « Nous savons ce qui fonctionne, assure-t-elle. Les enfants devraient être activement engagés dans ce qu’ils font. Ils devraient être dehors, à bouger et à explorer. » Dans le même article, une autre enseignante, Mojdeh Hassani estime de son côté que ces standards nationaux oblige les enseignants à caser tout au long de la journée des petits ateliers qui contraignent les enfants à passer trop vite d’une activité à l’autre. Les compétences académiques (mathématiques, phonétique, science…) prendraient trop le pas sur le jeu et l’expérimentation.

Le droit de jouer, la nouvelle fracture sociale

C’est ce qu’avait développé cet été Nancy Carlsson-Paige, une spécialiste de l’éducation (qui se trouve également être la mère de l’acteur Matt Damon) dans un article du Washington Post que nous avions repris dans l’un de nos  Pueriscope. Elle parlait carrément de « nouvelle fracture ». Comme un effort particulier a été fait pour faciliter la scolarisation des jeunes enfants les plus pauvres, ils sont particulièrement soumis à ces exigences scolaires précoces, que Nancy Carlsson-Paige considère comme incompatibles avec les besoins de jeunes enfants : élèves assis sur des chaises pendant des heures et transmission verticale du savoir. A cet âge, plaide-t-elle, les enfants ont besoin de bouger en liberté, sans entrave, d’expérimenter avec leur corps, et le jeu fait partie intégrante de leur développement.  L’auteure estime que les enfants de milieux défavorisés sont les plus soumis à cette pression académique tandis que les autres ont la possibilité de fréquenter des écoles où le jeu et la motricité libre ont encore toute leur place.

Dans cet article de The Atlantic, l’auteure, Emily Deruy, est sur la même ligne puisqu’elle souligne que les apprentissages ne cessent pas quand la récréation commence, au contraire. Elle rappelle qu’avec le programme national de prévention de l’échec scolaire et de lutte pour l’égalité des chances « No child Left behind » (Aucun enfant laissé en chemin ) implanté au milieu des années 2000, le temps dévolu au jeu et aux arts a diminué au profit des matières académiques, mathématiques et littérature. Résultats : des milliers d’enfants passent des journées entières sans pouvoir jouer dehors. Près de 40% des écoles publiques auraient réduit le temps de récréation. Et les enfants les plus touchés sont ceux de milieu défavorisés, issus de familles noires ou sud américaines, qui ne disposent pas d’endroits sûrs pour jouer dehors chez eux. Emily Deruy rappelle néanmoins que les données scientifiques sont de plus en plus probantes sur les effets positifs du jeu dans les apprentissages. Elle constate que l’accent en matière d’éducation est de plus en plus mis sur les compétences socio-émotionnelles, sur la prévention du harcèlement et la lutte contre l’obésité, la récréation a de nouveau le vent en poupe.

Des démarches marketing pour répondre à l’angoisse des parents

Dans un autre article de The Atlantic, Jessica Levy  s’étonne de son côté que les Américains appellent désormais « écoles » des lieux qui étaient auparavant appelés modes de garde. Elle émet une hypothèse : les parents culpabilisent de laisser leur jeune enfant pour aller travailler et considérer que ceux-ci vont à l’école leur donne l’illusion qu’au moins ils bénéficient d’un environnement enrichissant et qu’ils apprennent quelque chose.
Mais l’auteure estime que ce glissement sémantique n’est pas anodin et qu’il traduit en réalité un profond changement dans la façon de concevoir l’accueil des très jeunes enfants. Les programmes de ces structures sont devenus plus « éducatifs ». Avec, souvent, un argument marketing : les parents veulent de l’éducatif, on leur en donne. Or, questionne Jessica Levy, sur quoi les modes d’accueil devraient-ils se focaliser ? Sur le jeu libre, sur les nouvelles expériences et sur les opportunités de socialisation. Elle cite l’Académie américaine de pédiatrie : « un bon établissement de pré-scolarisation essaie d’aider les enfants à gagner en confiance, à devenir plus autonomes, et à développer des compétences interrelationnelles.(…) Méfiez vous des programmes qui assurent enseigner des compétences académiques ou accélérer le développement intellectuel des enfants. Du point de vue du développement, la plupart des enfants de moins de 5 ans ne sont pas prêts à commencer une éducation formelle, et les pousser aura pour seul effet de porter préjudice à leur capacité d’apprentissage ». L’auteure concède néanmoins qu’un environnement éducatif plus intense peut présenter des bénéfices pour certains enfants : ceux qui font l’objet de programmes d’intervention précoce (et grandissent dans des environnements peu stimulants) et les enfants intellectuellement précoces.

Développer des compétences académiques ou socio-émotionnelles, une fausse dichotomie?

A la lecture de ces différents articles affleure donc une dichotomie entre d’un côté les apprentissages académiques (lecture, mathématiques) et de l’autre le développement de compétences d’ordre socio-émotionnel. Sur son blog, « The learning Spy » (que nous avons aussi relayé dans le Pueriscope), David Didau, qui serait peut-être classé chez nous parmi les « réactionnaires », estime que les tenants de cette pédagogie « thérapeutique » qui se soucie davantage du bien-être et de l’estime de soi des élèves que de leur instruction, fait le pari de l’émotion plutôt que de l’intelligence. D’autres spécialistes arguent que c’est avec une grande exigence sur le plan académique, dès le jardin d’enfant, que l’on permet aux élèves les plus fragiles, ne bénéficiant pas chez eux d’un environnement stimulant, de combler leur retard.

Ce qui est frappant en tous cas, c’est cette apparente antinomie entre l’exigence académique, le développement de compétences socio-émotionnelles et des méthodes pédagogiques reposant sur le jeu. Si l’on prend l’exemple de Céline Alvarez, cette jeune chercheuse qui suscite aujourd’hui un fort intérêt pour l’expérimentation qu’elle a menée dans une école de ZEP à Gennevilliers, relatée dans un livre, les performances académiques ne semblent pas incompatibles avec la mise en avant des compétences émotionnelles et sociales ou le travail sur l’estime de soi. Quoiqu’on pense de la validité et du caractère reproductible de l’expérience, les enfants suivis ont bien « sur-performé » sur le plan scolaire. Et la pédagogie, nourrie par les travaux de Maria Montessori, présentait un caractère réellement alternatif. Laisser les enfants de maternelle jouer ou bien leur apprendre à lire ? Pour Céline Alvarez, choisir n’a pas de sens. « C’est un faux débat, tranche-t-elle, totalement absurde, qui nous fait perdre beaucoup de temps. Le jeune être humain a besoin de jouer et d’absorber la culture de son milieu pour structurer normalement son cerveau et bénéficier d’un bon développement cérébral. Pourquoi donc faudrait-il choisir ? Les enfants veulent jouer et compter ! Ils veulent se chamailler, rire et lire des histoires. Ce serait comme si nous disions : “Mais… pour être en bonne santé, faut-il uniquement dormir ou uniquement manger ? Les deux mon capitaine, modérément, et selon les rythmes individuels. »