Cette méta analyse consolide les données disponibles sur les bienfaits de « l’histoire du soir ». Elle montre surtout que les techniques de lecture dialogique ont un effet positif sur le développement langagier et sont accessibles à tous les parents.

Une équipe de chercheurs anglais et sud africains (Université d’Oxford, de Cardiff et de Cape Town) vient de publier dans la revue Child Development une revue de littérature* concernant les interventions précoces axées sur la « lecture partagée ». Ces programmes sont développés depuis 40 ans avec pour objectif l’amélioration des compétences cognitives et langagières des jeunes enfants. Ils reposent sur un principe élaboré par Vygotsky : l’enfant réalise des progrès parce que le parent est capable de s’adapter à son développement et de le pousser juste assez (mais pas trop). Les techniques de lecture « dialogique » formalisées par Whitehurst et al. reposent sur la qualité des interactions entre l’adulte et l’enfant pendant le temps de lecture. Il ne s’agit pas de simplement lire une histoire à un enfant mais de rebondir sur les centres d’intérêt de l’enfant et d’en profiter pour accentuer le pointage et la labellisation (mettre des mots sur les objets et situations), pour poser des questions ouvertes qui vont au-delà de l’histoire lue, féliciter et encourager l’enfant. Les auteurs du présent article rappellent que d’après plusieurs études, les mères ont davantage tendance à labelliser, à nommer les objets et concepts lors de ce moment de lecture partagé que lors de n’importe quel autre moment (jeux ou repas par exemple).

La lecture dialogique peu prisée par les experts français

Ce sont ces techniques de lecture dialogique qui ont notamment inspiré le dispositif Parler Bambin et ses ateliers « Petits parleurs ». Techniques qui suscitent chez nombres de spécialistes et d’acteurs de terrain français de fortes réserves. En 2015 nous avions publié le compte-rendu d’un colloque organisé par le collectif Construire ensemble la politique de l’enfance (CEP-Enfance). Nous avions alors assisté à un atelier regroupant pédopsychiatres, psychanalystes, puéricultrices, enseignants, élus. Pierre Suesser, médecin de PMI, avait lu un extrait du rapport de Terra Nova de 2014 qui décrivait dans le détail les principes de la lecture dialogique. La réaction avait été unanime : une indignation immédiate, exprimée notamment par Marie Bonnafé, Présidente de l’association Accès et Nicole Dreyer, adjointe en charge de la famille et de la petite enfance à Strasbourg. « Vive l’ennui ! Il faut de la créativité ! » s’était écriée l’une des participantes.

L’opposition à ces méthodes issues de la psycho éducation, de la psychologie du développement et des techniques comportementales n’a pas beaucoup faibli depuis. On l’a vu avec la parution récente d’un livre collectif très à charge contre le dispositif Parler Bambin (nous l’avons chroniqué et les auteurs nous ont répondu). Il se trouve que Daniel Willingham, grand spécialiste du développement cognitif et des apprentissages n’est lui non plus pas très adepte de la lecture dialogique. Il l’a écrit dans un livre essentiel, « Raising kids who read » (Elever des enfants qui lisent) : la lecture du soir doit rester la lecture du soir, c’est à dire un moment de plaisir. Mais, et c’est un « mais » capital, ce spécialiste n’en déduit pas pour autant que ces méthodes ne doivent pas être transmises aux parents, notamment les plus défavorisés. Dans un autre texte très argumenté, publié sur son blog, il rappelle ainsi qu’il n’y a aujourd’hui plus de doute sur le fait que les enfants des milieux populaires voire pauvres sont moins performants sur le plan du langage, ce qui les pénalise ensuite à l’école. Et qu’il peut donc apparaître justifié d’informer ces parents des méthodes les plus efficaces pour le développement du langage. Les études montrent en effet que les familles de faible niveau socio-économique ont beaucoup moins recours à cette lecture partagée, bien plus pratiquée par les milieux plus éduqués et aisés.

C’est ici que réside selon nous l’angle mort de la réflexion des opposants français à Parler Bambin (et de façon plus globale aux interventions de psycho éducation précoces et ciblées) : ils contestent non seulement l’effectivité de la méthode mais aussi, pour un grand nombre d’entre eux, le pré supposé de départ, c’est à dire l’inégalité langagière des enfants selon leur origine socio-économique, et brandissent comme argument définitif le risque de stigmatisation. Cette inégalité est aujourd’hui pourtant bien documentée et ces interventions précoces sont élaborées dans la perspective de les réduire.

Une méthode efficace pour stimuler le langage

Il est donc très utile de savoir ce que montrent ou pas les données relatives à ces interventions, notamment lorsqu’elles sont menées auprès de populations plus vulnérables. L’équipe de Nicholas Dowdall a retenu 19 études, soit 2594 dyades parent-enfant avec des enfants de 8 mois à 5 ans. Le niveau socio-économique et éducatif des parents est très varié ainsi que le dosage des interventions (certaines consistent en un entretien de cinq minutes, d’autres se décomposent en 8 séances). Les résultats montrent un effet positif de ces interventions sur le langage d’expression e de réception des enfants. Cet effet n’est pas modifié par l’âge de l’enfant (qu’il ait plus ou moins de 3 ans) ni par le niveau d’éducation des parents. Ces deux données sont instructives. Elles signifient que ces interventions peuvent commencer très tôt… ou plus tard. Mais aussi que des parents moins portés sur la lecture partagée en raison de leur origine sociale peuvent tout à fait apprendre ces méthodes qui vont ensuite se révéler positives pour leur enfant. Les auteurs montrent également que ces programmes semblent tout aussi efficaces dans les pays plus pauvres. En revanche, pour produire un minimum d’effet, le dosage se révèle essentiel : plus l’intervention est intensive, plus l’effet est important. Les très brèves interventions n’ont pas d’effet. Les interventions en groupe obtiennent de meilleurs résultats.

*Shared Picture Book Reading Interventions for Child Language Development: A Systematic Review and Meta-Analysis, Nicholas Dowdall (Oxford University), G. J. Melendez-Torres (Cardiff University), Lynne Murray (University of Reading), Frances Gardner (Oxford University), Leila Hartford (University of Cape Town), Peter J. Cooper (University of Reading), in Child Development (Février 2019)