Nicole Haccart, spécialiste de la santé mentale, a ouvert en 2003 à Montpellier l’ASMO, un lieu d’accueil dédié aux jeunes de 16 à 21 ans dont les troubles du comportement massifs empêchent la prise en charge dans des services traditionnels. A l’occasion des Semaines d’information sur la santé mentale, elle nous explique en quoi les pathologies mentales sont omniprésentes dans l’histoire de ces jeunes, qu’il s’agisse de leurs parents ou d’eux-mêmes. Entretien.

Les jeunes que vous accueillez à l’ASMO sont-ils particulièrement concernés par la pathologie mentale ?

Nicole.Haccart: Le public que j’accompagne se retrouve dans des situations d’exclusion des dispositifs traditionnels à cause de troubles du comportement majeurs. Ils ne sont pas représentatifs de la totalité des jeunes en protection de l’enfance. Ce sont les plus en difficulté. La quasi totalité de ces jeunes ont des parents porteurs de troubles mentaux. De formation initiale, je suis infirmière psychiatrique, j’ai travaillé en pédopsychiatrie dans les années 80. On avait alors la représentation que quand l’enfant avait des troubles, c’était de la faute des parents. Cette croyance m’interpellait profondément, car la plupart des familles me paraissait avoir un fonctionnement tout à fait ‘’lambda’’. Ces enfants, que j’accompagnais en Hôpital de Jour, avaient un diagnostic de ‘’Trouble psychotique’’. Depuis les catégories diagnostiques ont changé, et aujourd’hui ces enfants seraient diagnostiqués porteurs de Troubles du Spectre Autistique. Avec les avancées de la recherche, les hypothèses sur l’étiologie des différents troubles ont également changé.

En arrivant sur le secteur de la Protection de l’Enfance, j’ai eu le sentiment que cette croyance selon laquelle tout trouble de l’enfant était à attribuer à la problématique des parents était toujours aussi présente, alors qu’elle avait été invalidée par les recherches les plus récentes. Certes, les difficultés de comportement de ces enfants sont souvent à relier à des relations dysfonctionnelles dans la petite enfance. Mais ce n’est pas systématiquement le cas. J’ai pu constater que les enfants reçus souffraient de problématiques de santé mentale très hétérogènes, se situant dans toutes les catégories diagnostiques. Souvent ces diagnostics étaient extrêmement confus pour les travailleurs sociaux, des troubles du développement ou des maladies psychiatriques pouvant être mises sur le même plan que des troubles de l’attachement, des troubles psychotraumatiques ou des troubles cognitifs. Tous ces troubles, quels qu’ils soient, semblaient interprétés comme réactionnels à des troubles des comportements des parents avec, parfois, comme implicite, que ces comportements seraient intentionnels. Or, la causalité entre les troubles des parents et les difficultés des enfants est variable selon les troubles diagnostiqués. Et l’intentionnalité n’est pas une grille de lecture pertinente.  On parle de « parents toxiques », ce que je ne supporte pas. Car on ne tient pas compte de la vulnérabilité de ces familles. Oui, évidemment, certains troubles des enfants sont à relier directement à une relation dysfonctionnelle dans la petite enfance, à des histoires traumatiques au domicile des parents. Mais il faut aussi prendre en compte les situations vécues après le placement qui peuvent entraîner des psychopathologies. Et aller au-delà de la simple mise en accusation des parents.

Du côté des parents quels sont les troubles constatés ?

N.H: On peut tracer trois axes, trois grandes catégories de troubles.
1) Les troubles psychiatriques (troubles de l’humeur, troubles psychotiques, troubles anxieux). Ce n’est pas la majorité des troubles.
2) Les troubles psychotraumatiques liés au parcours. Ces troubles peuvent évoluer vers des troubles de la personnalité. Ils sont moins repérés mais ils ont énormément d’impact chez les adultes, sur leur parentalité. Ils se traduisent par une grande impulsivité, une incapacité à gérer les émotions, une tendance à idéaliser/dévaloriser l’autre (y compris son enfant). Ces troubles ne relèvent pas directement du champ de la psychiatrie.
3) Les troubles cognitifs. Il s’agit de parents avec une déficience intellectuelle ou des troubles plus légers de concentration, de jugement, de compréhension, de flexibilité, de capacité à comprendre le point de vue de l’autre. Ces troubles plus légers mais pouvant se révéler très handicapants sur le plan de l’organisation de la vie quotidienne, sur le plan relationnel et sur le plan de l’insertion sociale et professionnelle sont souvent peu repérés chez les parents. Ils entraînent des risque de négligences plus que de maltraitances, des difficultés à s’accorder aux besoins de l’enfant. On va parler de carences éducatives alors qu’il s’agit de difficultés cognitives auxquelles il faudrait pouvoir apporter des réponses par des actions de remédiation.

Une pathologie mentale va-t-elle systématiquement obérer la parentalité au point qu’il faille placer l’enfant ?

N.H: Des études québecoises mettent en évidence qu’environ 80% des parents qui souffrent de schizophrénie n’élèvent pas leurs enfants. Pour autant, ce n’est pas le diagnostic qui doit constituer un indicateur de risque mais d’autres éléments : le parent connaît-il sa maladie, bénéficie-t-il d’un suivi psycho-éducatif ? Le risque pour l’enfant est lié à un comportement qui peut survenir et pas à la pathologie elle-même. Il ne faut pas être péremptoire et définitif. Un enfant qui vit avec un parent souffrant de schizophrénie peut très bien se développer si ce parent a un bon niveau cognitif, pas de carences affectives, un entourage solide. Les difficultés seront alors facilement compensées. Le problème en protection de l’enfance, c’est que les parents cumulent le plus souvent les difficultés : les troubles psychiques, l’absence d’étayage familial, les carences affectives, les psychotraumas, la limitation cognitive. Tout cela a évidemment un fort impact sur le développement de l’enfant.

Comment se manifestent les troubles psychiques chez les enfants ?

N.H: Ce sont des enfants qui présentent des troubles du comportement importants dès la petite enfance. Ces troubles sont plutôt bien gérés en famille d’accueil mais à l’adolescence ça ne tient plus, les troubles deviennent de plus en plus envahissants. Ces jeunes ont des difficultés à gérer leurs émotions, leur impulsivité, ce qui entraîne des ruptures dans l’accueil. Ce sont des manifestations comportementales multiples et complexes à gérer entre 12 et 17 ans. Ces troubles présents dès l’enfance sont souvent annonciateurs de troubles psychiatriques. Ces jeunes sont plus à risque de développer des psychopathologies.

Le fait qu’il existe un continuum entre les troubles précoces du comportement dans la petite enfance et la survenue de troubles psychiatriques plaide-t-il pour des interventions précoces ?

N.H: Oui. La pathologie des parents, tout comme les troubles précoces du comportement, constituent des facteurs de risque qu’il ne faut pas nier si on veut faire de la prévention. Quand on a un parent atteint, le risque de présenter une schizophrénie s’élève à 10% (contre 1% en population générale), avec deux parents il est de 40%. On voit donc qu’il existe un terrain génétique auquel il faut ajouter des facteurs de risque environnementaux, par exemple les toxiques en anténatal (la consommation d’alcool est très présente). De nombreux jeunes présentent des troubles neuro-développementaux graves liés à cette exposition anténatale. On ne pourra pas toujours éviter que certaines maladies psychiatriques surviennent. Même avec un environnement très favorable, certains individus développent une schizophrénie ou un trouble bipolaire. Une vulnérabilité génétique, des stress inévitables, des facteurs de risque non maîtrisables (toxiques environnementaux par exemple, infections, les pistes de recherche sont aujourd’hui extrêmement nombreuses…), vont pouvoir faire éclore une maladie chez quelqu’un qui ne présentait pas de facteurs de risques du point de vue de l’environnement affectif et éducatif.

Simplement, en Protection de l’Enfance avec un public qui cumule un grand nombre de facteurs de risques, au-delà de la survenue parfois inéluctable de la pathologie, avec une prise en charge précoce, on peut éviter les troubles associés, éviter un cumul des difficultés à l’âge adulte. Si de plus le jeune adulte qui développe une maladie est bien informé et accompagné, bien pris en charge au niveau thérapeutique, l’on va éviter la reproduction sur les prochaines générations.

La pathologie mentale des parents est-elle toujours connue ou décelable ?

N.H: Non. Les troubles psychotraumatiques et cognitifs se cumulent souvent et sont malheureusement peu repérés chez les parents. On connaît et on identifie bien la schizophrénie. Mais cette pathologie ne concerne qu’1% de la population. Alors que les troubles de la personnalité limite (personnalité border-line en anglais) concernent 3% de la population. Ils sont plus fréquents, ont beaucoup plus d’impact sur la parentalité et sont peu diagnostiqués. Ces troubles surviennent en général après des parcours très carencés sur le plan affectif, avec des psychotraumatismes. En protection de l’enfance un certain nombre de jeunes vont d’ailleurs évoluer vers ces troubles. Quand un parent est atteint il souffre d’une peur de l’abandon, d’une grande instabilité, d’une grande impulsivité, d’une incapacité à réguler ses émotions, d’un déficit d’estime de soi, d’un sentiment de vide. Ce sont des adultes qui ont tendance à alternativement trop valoriser ou trop dévaloriser l’autre, à se mettre en colère. Ce qui impacte beaucoup la relation avec l’enfant.

Quel type de prise en charge peut-on proposer à ces jeunes et à ces parents ?

N.H: En terme d’accompagnement, cette problématique ne relève pas de la psychiatrie mais de psychothérapies avec des outils psycho-éducatifs, par exemple des ateliers qui permettent de travailler sur le fonctionnement de la personne, sur la gestion des émotions, la gestion relationnelle, l’augmentation des capacités de tolérance à la détresse. Ces séances permettent de se concentrer sur une dimension à la fois, grâce à des petits programmes sur des durées courtes. Les actions courtes et ciblées sont adaptées à ces personnes très souvent en échec qui ont des difficultés à tenir sur la continuité. Ce type d’accompagnement leur permet d’augmenter leur sentiment d’efficacité personnelle. C’est ce que nous proposons. Ca se développe en France, notamment avec les jeunes enfants mais c’est encore rare avec les grands ados et les parents. C’est dommage car ces modes d’intervention constitueraient une vraie piste en protection de l’enfance. C’est un travail assez simple qui ne nécessite pas de moyens.