La littérature scientifique est assez pauvre en matière d’expériences probantes permettant de prévenir la maltraitance. Une équipe de chercheurs américains s’est intéressée à une intervention précoce à base de visites à domicile en périnatalité et à ses effets sur les familles ayant déjà fait l’objet d’un signalement. Les résultats sont très encourageants.

C’est un sujet particulièrement épineux, aux enjeux considérables : peut-on prévenir la maltraitance avec des interventions très précoces ? Les auteurs de cet article paru dans la revue Child Abuse and Neglect, Eunju Lee, Kristen Kirkland, Claudia Miranda-Julian et Rose Greene, rappellent en introduction que les programmes reposant sur les visites à domicile (VAD) se révèlent assez efficaces concernant la santé et le développement des enfants, la santé maternelle et les pratiques parentales. Mais l’impact de ces interventions en matière de prévention de la maltraitance apparaît plus faible. La plupart de ces programmes montrent ainsi une baisse du stress parental, une amélioration du ressenti parental en général mais pas de différences notables pour le nombre de signalements pour mauvais traitements. Lorsqu’un effet direct sur la maltraitance est constaté c’est en général après la fin de l’intervention, voire des années après. Or, suivre des cohortes sur plusieurs années nécessite un investissement financier pas toujours possible.

Peu de données concluantes dans la littérature sur la prévention primaire de la maltraitance

Autre difficulté pour traiter ce sujet : les visites à domicile s’adressent souvent à des primipares sans antécédents de maltraitance et les mères plus à risque (en raison d’antécédents) sont en général exclues de ces programmes. On dispose aujourd’hui de peu d’éléments, ou de résultats contrastés, concernant les visites à domiciles ciblant spécifiquement ces familles qui ont déjà fait l’objet d’un signalement. Les expérimentations sont rares. L’article met en exergue un problème spécifiquement américain : la difficulté de faire travailler ensemble les services de la protection de l’enfance avec les services de la prévention précoce. Le Nurse Family Partnership, l’un des programmes evidence-based les plus connus, a été expérimenté auprès de familles faisant l’objet d’une mesure administrative de protection. Aucun effet notable n’a été constaté. On a même remarqué un taux plus important de récidive d’abus et de négligence dans le groupe intervention par rapport au groupe contrôle (peut-être parce que ces familles étaient plus surveillées). Pour les auteurs « les données actuelles montrent sans équivoque le rôle positif des visites à domicile comme prévention secondaire efficace pour les risques parentaux et le développement de l’enfant ». Mais il est nécessaire d’explorer plus avant le potentiel des visites à domicile dans la petite enfance comme programme de prévention tertiaire pour les familles qui ont déjà un passif de mauvais traitements.

Cibler les familles avec un antécédent de signalement : le pari des chercheurs

L’équipe de Eunju Lee s’est appuyée sur les données longitudinales de la cohorte Healthy Families New York (Familles en bonne santé de New York), mise en place pour un programme de VAD ciblant les familles soumises à un stress parental élevé (vivant dans un quartier avec des taux élevés de grossesses adolescentes, de bébés de petits poids, de mortalité infantile, de mères avec des suivis tardifs de grossesse). A partir de cette cohorte les chercheurs se sont demandé si le programme proposé avait un effet sur le taux de récidive des familles ayant déjà été signalées pour négligence ou maltraitances physiques.

Lorsqu’une famille est repérée comme pouvant être à risque selon ses caractéristiques socio-démographique, elle est soumise à un questionnaire permettant d’évaluer son niveau de stress. Selon le score obtenu on lui propose les services renforcés du HFNY. Si elle accepte, un « travailleur de soutien familial » vient lui rendre visite une fois tous les 15 jours avant la naissance de l’enfant, une fois par semaine après la naissance pendant les six premiers mois puis les visites s’espacent. Ce travailleur du soutien familial transmet aux parents des informations sur le développement de l’enfant et la parentalité, aide les familles à accéder aux ressources et services disponibles dans le quartier, met la famille en lien avec les services de santé, évalue le développement de l’enfant et dépiste les retards, met en place avec les parents des objectifs de réduction des risques (en matière de toxicomanie, de violences conjugales, et de dépression maternelle).

Les mères recrutées peuvent être primipares ou avoir au moins un enfant de moins de 3 ans. Les chercheurs ont eu accès aux dossiers de la protection de l’enfance pour chaque famille, depuis les cinq années précédant la randomisation. 1173 familles ont participé : 579 dans le groupe intervention, 594 dans le groupe contrôle. Sept ans plus tard, 479 mères étaient encore présentes dans le groupe intervention pour 463 dans le groupe contrôle. Chaque groupe comportait 52 mères déjà connues des services de protection de l’enfance pour un signalement. Ces 104 mères étaient plus pauvres que les autres (davantage bénéficiaires des aides financières) et, de façon logique, plus âgées et plus susceptibles d’avoir d’autres enfants que les mères ciblées globalement par l’intervention. Mais aussi plus dépressives. Pour une grande partie d’entre elles, si ces mères ont fait précédemment l’objet d’un signalement, c’est pour négligences (pour violences physiques pour un peu plus du quart).

Des résultats concluants : moins de récidive dans le groupe bénéficiant de la VAD

Les données montrent que les mères du groupe intervention déjà connues des services de protection et leur enfant ont été bien moins concernés par un nouveau signalement que les mères déjà signalées du groupe contrôle (41,5% versus 60,4%). C’était vrai pour la négligence comme pour les abus physiques. Et en cas de signalement, les mères du groupe intervention ont moins fait l’objet d’un suivi par les services de protection et de placement (38% contre 60%). Autre donnée intéressante : lorsqu’on regarde les deux courbes des taux de signalements au cours du temps pour les deux groupes, notamment pour les négligences, elles sont parallèles tout du long, avec des taux toujours supérieurs pour les mères du groupe contrôle mais les écarts s’amplifient au fur et à mesure que les enfants grandissent, avec un net décrochage à l’année 5. Entre 2 et 4 ans les écarts sont de 7 à 8 points. Aux 5 ans des enfants, on passe à 17 points d’écart et à l’année 7 l’écart est de 19 points. Concernant les maltraitances physiques, le contrats est également fort puisque les mères du groupe intervention affichent un taux moyen de 3% de nouveaux signalements sur l’ensemble des années, contre 13% pour le groupe contrôle. Si les écarts sont moindres entre les deux groupes durant les premières années, alors que l’intervention est pourtant en cours et que c’est donc là qu’ils devraient être les plus forts entre les 2 groupes, c’est peut-être en raison d’un « biais de surveillance ». Les mères du groupe intervention font l’objet d’un suivi rapproché, elles sont mises en lien avec d’autres interlocuteurs qui peuvent eux aussi être des sources de signalements. Autre hypothèse : il faut du temps pour que les mères intègrent les nouvelles pratiques et il existerait des « effets dormants ».

La limitation des grossesses comme facteur de protection

Pour affiner et comprendre ces résultats, les chercheurs ont analysé l’impact potentiel de quatre facteurs. Il semble que ce soit la moindre fréquence de grossesses subséquentes qui explique en partie les résultats obtenus, plus qu’un changement de comportement parental. Ils incitent donc à introduire une notion de planification familiale dans le suivi de ces familles, d’autant plus, notent-ils, que la littérature montre un effet négatif de deux premières grossesses rapprochées sur les indicateurs de santé des mères comme des enfants. Comme si le fait d’avoir moins d’enfant (pour le groupe intervention) diminuait le stress parental et avait donc un impact sur la maltraitance. Pour les auteurs, réduire la taille de la famille et éviter les grossesses rapprochées constituent des leviers de réduction de la maltraitance. Même si on ne peut pas prouver que le plus faible taux de maltraitance du groupe intervention est dû à une réduction des comportements parentaux délétères, il est tout à fait possible que la supervision réflexive du programme, l’entraînement intensif, le recours à des jeux de rôle aient eu un impact.
Les chercheurs insistent en tous cas sur la nécessité de ne pas exclure les multipares des programmes de VAD et de s’intéresser spécifiquement aux familles ayant déjà des antécédents de maltraitances.