Cette étude publiée à la fin de l’année 2017 dans la revue Psychological Science affine les connaissances sur l’association entre milieu socio-économique et développement langagier. Au-delà du nombre de mots prononcés autour d’eux, si les enfants de milieu aisé présentent un meilleur développement précoce en matière de langage, c’est parce qu’ils sont davantage engagés dans des interactions conversationnelles avec leurs parents. Ces interactions langagières entre parents et enfants impactent considérablement le cerveau des tout-petits. Parler à son enfant c’est bien, parler avec lui c’est encore mieux.

En introduction, Rachel Romeo et Julia Anne Leonard, les auteurs de cette étude rappellent ce qui apparaît aujourd’hui comme une évidence quasi incontestée à la plupart des spécialistes du sujet : la quantité et la qualité du langage entendu pendant la toute petite enfance constituent les soubassements du développement du langage de l’enfant et de ses futures capacités d’apprentissage du langage écrit. Il semble aussi que ce bain de langage précoce impacte des capacités non verbales incluant les fonctions exécutives, l’habileté mathématique et les compétences sociales.

Alléger les protocoles des études sur le langage en environnement naturel grâce à la technologie

Autre apport de la recherche sur le sujet : cette exposition précoce au langage varie avec le statut socio-économique des parents. Ce qui a été résumé par une étude désormais célèbre, celle de Hart et Risley en 1995, et sa saisissante conclusion : à l’âge de 3 ans les enfants de milieu défavorisé ont entendu 30 millions de mots de moins (pas des mots différents, il s’agit de la quantité globale de mots prononcés) que les enfants de milieu aisé. Ce chiffre symbole a depuis été contesté. Mais si l’étendue du fossé est discutée, sa réalité même a été confirmée par des études ultérieures.
Les expériences qui permettent de dégager ces résultats sont d’une méthodologie complexe et très chronophages. Comme le notent les auteurs de cet article, avec les nouvelles technologies il est possible de récolter des données quantitatives beaucoup plus facilement et de façon moins intrusive pour les familles. C’est le cas avec le « Language Environment Analysis » (LENA), dont nous avons déjà parlé, un dispositif qui permet 16 heures d’enregistrement puis qui analyse l’environnement sonore de l’enfant (nombre de mots prononcés autour de lui, conversations adressées…). Les récentes études réalisées avec le LENA ont confirmé les variations langagières selon le niveau socio-économique du foyer : d’un côté, le développement langagier est très lié à l’exposition de l’enfant au langage et de l’autre côté, les différences d’exposition expliquent partiellement ou fortement les différences de compétences selon le milieu socio-économique.

Analyse de l’environnement langagier et observation du cerveau par IRM pour comprendre les ressorts du développement du langage

La présente étude cherche à comprendre comment les différences dans l’environnement langagier naturel de l’enfant peuvent impacter les fonctions cérébrales liées au processus du langage et impacter ensuite les compétences de l’enfant. Que se passe-t-il au niveau du cerveau entre le stimulus fourni par l’environnement et les aptitudes de l’enfant ? Grâce aux mesures permises par le LENA, au-delà de la seule question du statut socio-économique, il s’agit donc de comprendre la relation entre l’environnement langagier et l’activation cérébrale (en particulier de la région périsylvienne gauche, connue pour être associée au langage).
La cohorte est constituée de 36 enfants dont 22 garçons, âgés de 4 ans et 6 mois à 6 ans et 10 mois, de langue maternelle anglaise, au développement typique, non prématurés, sans trouble neurologique ou retard de développement, sans problème d’audition. Les enfants ont passé une batterie de tests pour évaluer leurs capacités cognitives verbales et non verbales. Les parents ont répondu à un questionnaire relatif au développement de l’enfant et aux caractéristiques démographiques de la famille (dont le niveau d’éducation des parents et le revenu). Ensuite, les enfants ont été soumis à une série d’IRM pour analyser l’activité cérébrale lors de différentes expériences  : narration d’une courte histoire incluant une solide structure narrative, un minimum de mots, une complexité langagière, mais aussi audition d’une histoire courte racontée normalement et racontée à l’envers. Puis, en parallèle, au domicile, un enregistreur LENA (qui se glisse dans un vêtement) a été remis aux parents avec pour consigne d’enregistrer 16 heures d’une journée à partir du réveil de l’enfant, le samedi et le dimanche, pour que soient analysés le nombre de mots prononcés et les conversation adressées.

Au-delà du nombre de mots entendus, l’importance des conversations parents-enfants

Le niveau de diplôme des parents était très lié aux compétences non verbales des enfants mais pas le niveau de revenus. Les parents plus éduqués et plus aisés parlent plus et s’adressent davantage à l’enfant. Les auteurs estiment que si on extrapole les résultats sur ces deux journées, on obtient à peu près le chiffre de 30 millions de mots de différentiel avancé par Hart et Risley en 1995. Cependant ils estiment que le niveau socio-économique n’explique qu’en partie les résultats obtenus quant au nombre de mots prononcés puisqu’au sein d’un même groupe on trouve des différences d’exposition importantes.
Concernant les résultats des enfants aux tests de compétences verbales, il apparaît que le niveau d’instruction des parents est là aussi plus déterminant que le niveau de revenus. Surtout il semble que ce soit le nombre de conversations entre l’adulte et l’enfant (les prises de parole à tour de rôle) qui ait un réel impact sur le développement langagier. Le score des enfants augmentait d’un point à chaque fois qu’il bénéficiait de 11 échanges supplémentaires quotidiens. Et ce sont bien ces échanges qui semblent relier en grande partie le niveau d’instruction des parents d’une part et le niveau langagier des enfants d’autre part.

Une meilleure activation neuronale lorsque les interactions langagières, les conversations, sont plus fréquentes

Quant à l’activation cérébrale des enfants lors de la narration des histoires, elle semble elle aussi très associée aux échanges adultes-enfants. Plus un enfant expérimente des échanges sur un mode conversationnel, plus la zone de Broca s’active dans le cerveau lors des processus impliquant le langage, indépendamment du statut socio-économique, des habiletés cognitives, du nombre de mots prononcés par les adultes ou de l’énonciation des enfants. Il est possible que les échanges conversationnels soutiennent les compétences verbales des enfants en stimulant l’activation de la zone de Broca lors des processus langagiers. Pour les auteurs, les échanges conversationnels et l’activation de la zone de Broca expliquent conjointement le lien entre le niveau d’instruction parental et les scores langagiers de l’enfant. Ils avancent que l’association de ces deux éléments, environnemental et neuronal, expliquerait à hauteur de 23% la corrélation entre le statut socio économique et les compétences des enfants.
D’après les auteurs, cette étude serait la première à mettre en évidence un schéma neuronal venant sous-tendre la relation entre l’exposition précoce des enfants au langage et les compétences verbales. Les enfants de milieu plus aisé sont bien soumis à une expérience langagière précoce de meilleure qualité et présentent de meilleures performances verbales. Le recours à l’IRM montre que les mécanismes à l’oeuvre sont environnementaux et neuronaux.

Parler avec l’enfant plutôt que parler à l’enfant

De façon plus spécifique, ce n’est pas tant le nombre de mots prononcés par les adultes autour de l’enfant que les échanges directs avec lui qui viennent expliquer cette corrélation. Pour les auteurs il est peu probable que ce soit le seul fait d’avoir une conversation adressée à l’enfant qui, en soit, présente des effets bénéfiques. La qualité de cette interaction compte. D’autres études antérieures soulignent ainsi que la contiguïté (la concordance temporelle) et la contingence (la pertinence contextuelle) avec les énonciations de l’enfant sont cruciales. Selon les auteurs, cette étude souligne l’importance des conversations avec l’enfant au-delà de la toute petite enfance. Ces conversations sont l’occasion pour l’enfant de pratiquer le langage mais aussi d’obtenir un feedback de l’adulte qui s’ajuste de son côté en permanence aux capacités de l’enfant. L’importance de ces échanges alimente l’hypothèse que le développement langagier repose essentiellement sur les interactions sociales et les circuits neuronaux en lien avec les comportements sociaux. Les échanges communicationnels en période pré-linguistique avec un tout petit seraient donc essentiels pour le développement ultérieur du langage.
Quelles implications pratiques ? Pour les auteurs, alors que de nombreux programmes d’intervention incitent les parents à augmenter la quantité de mots adressés à leur enfant, il serait intéressant de proposer aux parents de davantage parler avec leur enfant en s’engageant dans des échanges plus interactifs.