Elle est quasiment née en même temps que les premiers bébés du Carolina Abecedarian. Kimberly Sparling-Meunier est la fille de l’Américain Joseph Sparling qui a conçu avec Craig Ramey, à la fin des années 60, l’un des tout premiers programmes d’intervention précoce auprès de familles défavorisées. Elle a repris le flambeau de son père aux Etats-Unis et continue de porter ce dispositif partout dans le monde. Le programme est souvent cité en exemple en raison de ses résultats spectaculaires sur le développement des enfants suivis et de la permanence de ses effets, mesurés sur la même cohorte depuis plus de 40 ans, ce qui est en soi exceptionnel. Nous avons rencontré Kimberly Sparling-Meunier. Elle nous explique en quoi consiste l’Abecedarian (dont la version québécoise, Jeux d’enfant, est actuellement testée dans des crèches françaises) et répond aux critiques régulièrement formulées à l’encontre des programmes standardisés d’intervention précoce.

Comment est né le Carolina Abecedarian ?

Kimberly Sparling-Meunier. Dans les années 60 et 70 l’objectif était de trouver une solution à l’échec scolaire, aux retards développementaux, afin notamment de réduire le poids que ces problématiques entraînaient pour l’ensemble de la société.

En quoi consiste ce programme ?

K.S-M. Ils agit d’une série de stratégies et d’apprentissage, d’interactions fréquentes, individuelles et intentionnelles entre l’adulte et l’enfant qui reposent sur des expériences de jeux, des soins enrichis, de la lecture partagée, une attention particulière donnée au langage. Concernant les activités ludiques, elles reposent sur une observation fine du développement de l’enfant pour lui proposer des jeux qui correspondent à son âge développemental et pas à son âge biologique.

Ce programme est-il délivré au domicile des parents ou au sein de services d’accueil ?

K.S-M. Le premier Abecedarian avait lieu dans des lieux qui accueillaient des enfants de 0 à 5 ans. Il y avait des ateliers proposés aux parents en plus des interventions des professionnelles auprès des enfants. Ensuite on a diversifié les modes d’intervention, soit en centres, soit au domicile, avec à chaque fois des évaluations.

Les programmes de soutien standardisés, développés en général par les pays anglo-saxons, sont la plupart du temps destinés aux familles défavorisées, contrairement à l’accompagnement à la parentalité français, en accès universel. Pourquoi un tel ciblage?

K.S-M. Nous avons notamment utilisé l’Abecedarian dans le Infant Health and Development Program (IHDP), un dispositif destiné aux bébés de petits poids, en accès universel, pour toutes les familles qui étaient confrontées à cette question, quel que soit leur niveau socio-économique. On a évalué les résultats, c’est à dire la part d’enfants qui atteignait un quotient intellectuel normal à 3 ans, selon le niveau d’éducation de la mère.

Dans le groupe contrôle qui ne bénéficiait pas du programme on obtient un graphique en escalier : moins le niveau d’éducation de la mère est élevé, moins le QI de l’enfant l’est. Les enfants des mères les plus éduquées (bac+4) ont quasiment tous un QI dans la norme à 3 ans, malgré leur petit poids de naissance. Pour le groupe de l’intervention, les résultats sont « aplanis » : quel que soit le niveau d’éducation de la mère, les enfants atteignent globalement un QI normal. Mais pour la catégorie la plus éduquée, il n’y a quasiment pas de différence entre le groupe contrôle et le groupe de l’intervention alors que le différentiel est très important dans la catégorie des mères les moins éduquées. Ce sont leurs enfants qui ont tiré le plus de bénéfices de l’intervention. Les mères les plus éduquées étaient celles qui étaient les plus demandeuses et appréciaient le plus ces interventions. Mais elles étaient elles qui en avaient le mins besoin.

Conclusion : on peut évidemment utiliser ce programme en universel pour tout le monde. Mais si on doit choisir parce que le budget est serré, alors il faut cibler les enfants qui ont le plus à gagner.

Quelle était l’intensité de l’intervention lors du programme initial et lors du IHDP et quelle vous semble être l’intensité recommandée?

K.S-M. Dans le cadre de l’abecedarian, les enfants étaient accueillis tout la journée, toute la semaine pendant une année. Dans le IHDP, les visites à domicile étaient hebdomadaires lors de la première année puis avaient lieu une semaine sur deux dans la 2ème et 3ème année, et elles pouvaient alors être couplées avec un accueil de l’enfant dans une crèche (5 heures par jour, 130 à 135 jours par an). Evidemment toutes les visites n’ont pas pu être effectuées. Les résultats ont été plus marqués pour les enfants qui avaient bénéficié d’une intervention intensive ou semi intensive. Pour ceux dont la participation avait été plus faible, les effets n’ont pas été significatifs. La question de l’intensité ou du dosage est capitale.
Dans les expérimentations évaluées, on essaie en général d’avoir une forte intensité pour garantir des résultats. On ne sait pas quel est le niveau plancher, c’est à dire le niveau minimum d’intervention nécessaire pour produire des effets. Nous continuons à recueillir des données grâce aux nouveaux projets de recherche que nous avons entrepris, mais beaucoup d’entre eux n’en sont qu’à la phase où il s’agit de s’assurer d’une modification des attitudes des adultes en charge des soins (professionnels de la petite enfance, enseignants, parents). Il me semble que le projet mené en Jamaïque inclut dans son évaluation une comparaison des interventions selon leur fréquence. En Inde, au Pakistan, en Zambie, les interventions avaient lieu une semaine sur deux. Il semble que la littérature considère le rythme bihebdomadaire comme le dosage « plancher » pour que des visites à domicile produisent des effets. Même si, évidemment, cela peut être différent pour certaines familles.

Le soutien à la parentalité tel qu’il est proposé dans un dispositif comme le Carolina Abecedarian et en général dans des programmes de soutien intensif, est souvent mal perçu en France parce que l’approche française 1) privilégie la neutralité ou la mise en retrait de l’intervenant qui a davantage un rôle d’animateur ou de modérateur d’une parole de groupe 2) conteste la posture du sachant face au parent dont il s’agit de voir avant tout les compétences. Que répondez-vous ?

K.S-M. Mais dans l’Abecedarian on valorise les parents, on s’appuie sur leurs bonnes pratiques ! On commence même par rentrer par ça et puis on donne ensuite d’autres idées. Il ne s’agit pas d’une attitude de surplomb mais de soutien. Il n’est pas question de dire que ce sont de mauvais parents mais plutôt qu’ils sont confrontés à davantage de défis pour mettre toute leur attention sur l’enfant.
Lorsqu’on fait de la visite à domicile, on n’arrive pas chez les gens en tant qu’experts. On se présente avec les livres et les jeux, on les regarde ensemble, on réfléchit avec les parents. « Ah, vous faites déjà le jeu du « coucou », c’est formidable, voici une autre idée. Voyons comment va réagir votre enfant. » On peut voir avec eux comment profiter des voyages en bus ou de l’attente chez le médecin pour interagir avec l’enfant. C’est une valorisation et un soutien. Si on se contente de laisser les parents parler entre eux sans intervenir, le risque est qu’ils demeurent coincés dans l’exposition de leurs problèmes et tournent en rond.

Certains experts, assez critiques sur ce type d’intervention arguent que si ces programmes marchaient si bien, les Etats-Unis ne seraient pas un pays aussi inégalitaire.

K.S-M. Mais justement, ces programmes ne sont pas implantés à grande échelle, c’est tout le problème ! La recherche s’attelle à ces sujets mais pas les politiques publiques. Il faut dire que les effets d’une intervention en petite enfance ne se mesurent pas tout de suite, ce n’est pas un investissement « rentable » à court terme pour des politiques qui ne peuvent en tirer un bénéfice électoral immédiat. D’autant plus que les enfants ne votent pas et que les familles pauvres votent moins. Donc c’était compliqué d’obtenir des financements.

Une professionnelle française présente au colloque de l’Ansa et de la mutualité a exprimé des réserves, estimant qu’un cadre aussi rigide risquait d’entraver la créativité des équipes. Que lui répondez-vous ?

Il y a beaucoup de variations possibles autour de chaque jeu (il y en a 200) : comment le rendre plus simple ou plus difficile, comment ajouter du défi pour l’enfant. C’est surtout une façon d’apprendre à interagir avec les enfants, à saisir les opportunités qui se présentent pour accompagner l’enfant vers l’autonomie. Pour les professionnelles qui parfois ne savent pas trop quoi proposer, c’est confortable de pouvoir se reposer sur un support qui est validé.

Parfois lorsque les gens regardent rapidement les fiches des jeux ils disent « ça je le fais déjà ». Mais il y a des détails très précis pour chaque activité. Si vous prenez le « cheval sur les genoux », il existe une progression. Quand on introduit un changement de rythme, qu’on fait sauter l’enfant plus haut, ou qu’on le bascule vers le bas, il se produit quelque chose. C’est intéressant d’observer ses réactions, de reproduire le même jeu, de l’arrêter sans procéder aux changements de rythme et de voir si l’enfant est alors en attente, si sa curiosité est éveillée. Ce sont tous ces détails qui sont explicités. L’intérêt est de se poser des questions : pourquoi fait-on ce jeu ? Quel objectif poursuit-on ? Quelle information obtenons nous sur le développement de cet enfant ?

La créativité vient après tout ça. On peut bien sûr introduire des variations mais il faut d’abord être à l’aise avec les jeux proposés avant de les modifier. Et ne pas oublier qu’ils ont fait leurs preuves, on connaît leur impact. Cela peut sembler rébarbatif, trop formel mais en fait cela permet d’intégrer une façon d’agir avec l’enfant qui ensuite devient naturelle.»

Comment procédez-vous pour former les équipes ?

K.S-M. La formation de départ est de 18 heures, 30 heures pour les gens qui ensuite seront eux-mêmes formateurs, avec en plus, un co-entrainement ou un co-coaching à distance, par skype. Ce qui est certain c’est que sans soutien après la formation, ça ne fonctionne pas. Nous réfléchissons à un suivi avec des vidéos (les équipes se filment en action) pour pouvoir donner du feedback aux professionnelles. A Melbourne comme au Québec la question porte sur la façon dont on peut implanter le programme en formation initiale des éducateurs. La formation initiale est une piste intéressante parce que les étudiants sont moins accrochés à leurs connaissances et expérience et forcément plus enclins à accepter de nouvelles pratiques. En plus, il s’agit d’outils très pratiques ce qui rend la formation beaucoup plus concrète. A Manatoba au Canada, nous testons une formation en ligne avec un peu de coaching sur place. La question essentielle est celle-ci : comment peut-on implanter ce dispositif dans les structures telles qu’elles sont, sans tout bouleverser, sans davantage de moyens financiers et humains ?

Le Carolina Abecedarian se distingue notamment par la longévité du suivi de la cohorte formée pour la première expérimentation. Comment avez-vous recruté cette populations (111 familles) et comment avez-vous pu continuer à les suivre pendant 40 ans ?

K.S-M. Nous avons recruté dans une communauté donnée, circonscrite, en nouant des partenariats avec les hôpitaux, les services sociaux, les communautés religieuses. Nous avons multiplié les points d’entrée. Et nous avions au sein de cette communauté une personne très impliquée, qui a été vraiment motrice. Nous n’avons pas payé les familles mais nous leur avons offert des avantages en nature (du lait infantile et des couches jetables, une nouveauté à l’époque), du soutien dans la recherche d’emploi ou pour l’accès à la santé, y compris au groupe contrôle qui ne recevait pas les interventions éducatives. Le taux d’attrition est très faible et la diminution de la cohorte, dans la plupart des cas, est due aux décès. Il faut préciser aussi qu’il s’agit d’une population très peu mobile, avec des attaches familiales fortes, qui reste dans son quartier d’origine. Elle est donc facile à suivre. Il est vrai qu’il est très exceptionnel d’avoir des cohortes sur une telle durée.

Comment expliquez-vous que votre père se soit autant passionné pour la prévention précoce ?

K.S-M. Mon père a toujours été engagé sur les questions d’égalité et d’éducation, toujours sensible aussi à la cause des minorités ou des populations exploitées. Lorsque j’étais petite il m’emmenait aux manifestations pour l’égalité des droits ou contre la faim dans le monde. Il va avoir 82 ans et il se déplace encore, dans de nombreux pays, de façon bénévole. C’est sa passion. Au début de sa carrière il était enseignant au collège puis en élémentaire. Au fur et à mesure il s’est rapproché de la petite enfance. Il a toujours été persuadé que dans une perspective d’égalité, la prévention est plus efficace que la remédiation.