Les enfants qui bénéficient d’une mesure de protection ont, comme tous les enfants, des besoins fondamentaux. Mais quels sont-ils exactement? Le besoin de sécurité est-il le premier d’entre eux? Ces enfants ont-ils en plus des besoins spécifiques? Les mesures de placement produisent-elles la survenue de nouveaux besoins? Une démarche de consensus a été initiée en 2016 sur ce thème par Laurence Rossignol. Ce jeudi 19 janvier avait lieu un débat public. Nous y étions.

Prendre en compte les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance : c’est le vaste sujet sur lequel est censé se prononcer un comité d’experts au terme d’une démarche de consensus, à la demande de Laurence Rossignol, Ministre des Familles et des droits des Femmes. Sous la houlette de Marie-Paule Martin-Blachais, ancienne directrice du GIP Enfance en Danger, et avec l’appui de Nadège Séverac, sociologue spécialiste des violences intrafamiliales, une dizaine d’experts, parmi lesquels une pédopsychiatre, un magistrat, une pédiatre, une consultante anglaise en services de l’enfance et de la famille, sont chargés de rédiger un rapport pour la mi-février, après une cinquantaine d’auditions et un débat public qui s’est tenu ce jeudi 19 janvier.

Lors de cette journée, il a été aisé de comprendre l’ampleur de la tâche quand on aborde la question des besoins fondamentaux de l’enfant, qui plus est en protection de l’enfance. Quels sont-ils ? Quelle articulation entre besoins et droits de l’enfant ? Quels outils d’évaluation ? Quelle formation pour les professionnels ?
Marie-Paule Martin-Blachais a rappelé en préambule l’absolue nécessité de se saisir de cette problématique. L’ensemble des études soulignent en effet la forte prévalence des troubles du développement chez les mineurs concernés par la protection de l’enfance. Et 40% des patients des files actives de services de psychiatrie adulte présentent les séquelles de traumatismes vécus dans l’enfance. La Loi du 14 mars 2016 pose dans son article 1 que « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant ».

L’articulation entre les besoins, les droits et l’intérêt de l’enfant

Lors d’une première table-ronde, les experts sollicités se sont attachés à définir et articuler les droits, l’intérêt et les besoins de l’enfant. Edouard Durand, magistrat, a raconté comment les explications d’une directrice de pouponnière sur la clinique de l’attachement lors d’une audience avait été pour lui un révélateur et l’avait amené à sortir de critères purement judiciaires (danger/pas danger, droits des parents/droits de l’enfant). En matière de protection de l’enfant, quatre principes directeurs doivent conduire à la prise de décision : le principe du maintien de l’enfant dans son milieu, le principe de la recherche d’adhésion de la famille, le principe du respect des convictions religieuses et philosophiques des parents, la prise en considération de l’intérêt de l’enfant. Mais, fait valoir Edouard Durand, ces principes n’ont de sens que s’ils sont subordonnées au dernier cité. La limite du principe au maintien c’est l’intérêt de l’enfant. La limite de la recherche de l’adhésion des parents c’est l’intérêt de l’enfant, la limite du principe de respect des convictions c’est l’intérêt de l’enfant.
Mais une fois ceci posé, reste l’épineuse interrogation, véritable serpent de mer : « qu’est ce que l’intérêt de l’enfant ? »
« Dans notre pratique la plus commune, l’intérêt de l’enfant c’est ce qui constitue la meilleure décision pour lui, répond le magistrat. On ne va pas tous être d’accord, chaque intervenant dira qu’il se prononce dans l’intérêt de l’enfant. Pour Bernard Golse (chef du service de pédopsychiatrie de Necker) l’intérêt de l’enfant se doit d’être défini en fonction des besoins qui lui sont propres et qui varient avec l’âge. L’ enjeu c’est de savoir si on peut le définir de façon plus objective, plus précise. » Notamment pour « limiter l’aléa dans le processus de décision ». Pour éviter de l’utiliser « comme un joker ». Raisonner à partir des besoins fondamentaux peut permettre de donner une dimension moins subjective, moins arbitraire à cette notion.

Helen Jones, consultante au service de l’enfance et de la famille en Grande-Bretagne, commence de son côté son intervention en citant Urie Bronfenbrenner, père de la théorie de l’écologie du développement humain : « chaque enfant a besoin de quelqu’un d’irrationnellement fou de lui ». Idée que ce psychologue et chercheur américain a ainsi déroulé : « Pour se développer -intellectuellement, émotionnellement, socialement et moralement- un enfant a besoin de participer à des activités réciproques progressivement plus complexes, régulièrement, sur un temps prolongé, avec une personne ou plus avec qui l’enfant développe un attachement émotionnel fort, mutuel et irrationnel et qui est engagé sur le bien-être et le développement de l’enfant, de préférence à vie ».
Helen Jones s’appuie ensuite sur l’article 3 de la convention des Nations-Unies qui pose que toute décision concernant un enfant doit être prise à partir de l’évaluation et de la détermination de ses « meilleurs intérêts ». D’après la convention, les éléments à prendre en compte pour déterminer ces intérêts sont : le point de vue de l’enfant, son bien-être, la vulnérabilité, les risques et la résilience, l’environnement et les relations de la famille, ses besoins à l’égard de la santé et son développement.
Pour Helen Jones, la Loi du 14 Mars 2016 garantit la prise en charge des besoins fondamentaux de l’enfant, le juge doit tenir compte du développement dans ses décisions et le focus mis sur le projet pour l’enfant oblige à penser à son devenir. L’autorité parentale est aussi conçue comme un ensemble de droits et de devoirs et elle a pour finalité l’intérêt de l’enfant et son bon développement.

Comment la loi anglaise est passée de la notion de danger à la notion de besoins non satisfaits

Elle explique le profond changement de philosophie de la loi anglaise en 1989 (children Act) qui a opéré un glissement de la notion de droits parentaux à celle de responsabilités parentales. « On ne s’est plus contenté de se demander « Est ce que cet enfant a été abusé ? » Maintenant on se demande quels sont les besoins de cet enfant. » Dans la loi anglaise, un enfant est considéré en besoin si :
– il est peu probable qu’il puisse atteindre ou maintenir, ou qu’il aura l’occasion d’atteindre ou maintenir, un niveau raisonnable de santé ou de développement sans la provision des services par l’autorité locale
-sa santé et son développement seront probablement diminués sensiblement ou encore plus diminués si une aide n’est pas fournie
-il est handicapé

Il s’agit d’une vision plus large que la notion de danger. L’évaluation repose dans ce contexte sur la façon dont les parents peuvent répondre aux besoins de développement de l’enfant sans aide extérieure. Et, en corollaire, fait obligation aux services institutionnels de soutenir activement les familles, de tout mettre en œuvre pour qu’elles puissent remplir leur rôle. Cette nouvelle approche pose quelques défis : les professionnels ne sont pas toujours bien formés à ces notions et pas forcément aptes à percevoir un écart à la norme chez ces enfants, tout comme ils peuvent méconnaître l’impact des négligences sur le devenir des enfants.

De la nécessité de modifier le prisme actuel du dispositif de protection

Dans la présentation suivante, Fabienne Quiriau, directrice générale de la Convention Nationale des Associations de protection de l’enfant (CNAPE), rappelle la genèse de cette démarche de consensus :
« Nous sommes partis d’un constat sévère mais partagé sur le dispositif de protection de l’enfance : un dispositif qui ne répondait pas aux besoins de l’enfant, des réponses inappropriées, l’attente forte d’une réforme
Le cheminement s’est fait à partir du diagnostic produit par la clinique et par les praticiens quant à l’impact des carences, des négligences sur l’enfant, sur son développement particulièrement. Les atteintes au développement peuvent être plus ou moins profondes, parfois irréversibles. Cette notion de développement a fait son entrée dans le code civil en 2002. Une nouvelle réflexion a ensuite émergé : en protégeant l’enfant comment éviter d’en rajouter ? Comment protéger du danger et s’assurer du développement le plus harmonieux possible au regard de sa singularité ? Fabienne Quiriau rappelle aussi le focus mis sur la prévention : que peut-on faire pour aller plus en amont ? Il est essentiel de s’intéresser aux causes, aux facteurs qui peuvent déclencher ces situations. Elle rappelle la dimension primordiale de la périnatalité, phase parfois décisive.
Elle insiste ensuite sur la dimension universelle du développement : l’enfant protégé doit être considéré comme un enfant à part entière avec des besoins auxquels il faut répondre de manière globale. Puis sur l’interdépendance de l’intérêt, des droits et des besoins de l’enfant. C’est en articulant ces trois notions qu’il est possible d’avoir une vision systémique de l’enfant.

Les limites du principe de subsidiarité

Julie Fergane Tauzy, substitut du Procureur au TGI de Dijon pose de son côté que le parquet des mineurs n’est pas un expert ni un sachant mais qu’il peut être un « adjuvant très efficace », qui peut faciliter le travail de l’ensemble des intervenants. Le parquet des mineurs est, depuis la loi du 5 mars 2007, « responsable d’un tuilage pertinent, garant du principe de subsidiarité ». Principe selon lequel l’autorité judiciaire n’intervient que si l’action administrative menée par les services départementaux compétents s’avère insuffisante ou impossible à mettre en oeuvre. Seulement, ce principe, séduisant sur le papier, qui devait permettre de ne plus encombrer la justice avec des « informations préoccupantes anarchiques, peu étayées, lapidaires » a montré ses limites. En raison de difficultés inhérentes aux parquets, mais aussi d’une communication inter-institutionnelle parfois chaotique, d’une interprétation parfois trop restrictive, ou de réelles zones de flou, cette primauté donnée aux mesures administratives s’est révélée inadaptée pour de trop nombreuses situations. La loi de 2007 évoque ainsi la possibilité de saisir directement la justice en cas d’impossibilité pour les services départementaux d’évaluer une situation ou lorsque les mesures mises en place sont restées sans effet. « Quand parle t-on d’impossibilité d’évaluer ? Interroge la magistrate. Faut-il qu’il y ait refus des familles ? Le délai d’évaluation pour rentrer dans ce critère ne devient-il pas inadéquat ? A partir de quand considère-t-on que les tentatives de mesures administratives sont restées lettre morte ? Quel est le degré d’exigence des parquets quant aux tentatives ? » ll a pu ainsi arriver que des parquets saisis pour des situations urgentes et graves renvoient le dossier aux services administratifs à cause d’une vision un peu “psycho-rigide” de la subsidiarité. La loi de 2016 est venue apporter un peu de marge de manœuvre en consacrant la possibilité de saisir immédiatement le parquet pour des situations qui le nécessitent. Pour Julie Fergane-Tauzy, « il faut sécuriser les pratiques des parquets qui doivent pouvoir échanger avec les CRIP, pour comprendre en quoi un signalement pose problème. » Elle se félicite que la loi autorise désormais des formations communes entre institutions.

Quand la négligence et la maltraitance induisent l’inadaptation sociale et le handicap

La parole est ensuite donnée à Maurice Berger, ancien chef de service en psychiatrie de l’enfant au CHU de Saint-Etienne, auteur de nombreux ouvrages en matière de protection de l’enfance, connu pour ses prises de positions tranchées contre « l’idéologie du lien familial ». Il explique que dès 2005, il a souhaité que soient évoqués les besoins fondamentaux de l’enfant et son développement. Il s’est notamment battu, en vain, pour obtenir la possibilité qu’une ordonnance de placement puisse être supérieure à deux années « afin de permettre la continuité relationnelle et affective ». Maurice Berger rappelle l’origine de son combat : pendant de très nombreuses années son équipe du CHU de Saint-Etienne a dédié son activité à la prévention et aux soins prodigués à des mineurs confrontés à des pratiques éducatives problématiques. Lors des débats qui ont précédé le vote de la loi de 2007 (dont il est souvent dit, à mots plus ou moins couverts, lors d’événements publics, qu’elle a un peu trop mis le curseur sur le partenariat avec les familles), Maurice Berger estimait que son service était confronté à des situations de plus en plus inquiétantes, avec des mineurs de plus en plus violents et des institutions débordées par ces cas difficiles.

Autre source d’inquiétude : les atteintes des capacités d’apprentissage des enfants, la baisse du quotient intellectuel et du quotient de développement. Ce qui se produit lorsqu’un sujet vit dans un environnement imprévisible, et qu’il est soumis à des ruptures de vie. Résultat : des « sujets » nés avec des potentialités normales sont néanmoins orientés vers structures spécialisées parce que leurs besoins fondamentaux n’ont pas été pris en compte pendant la petite enfance. Il assure que 70% des jeunes délinquants ont été exposés à des scènes de violence conjugale répétées pendant les premières années de leur vie. Cette corrélation établie entre les événements de la petite enfance et le devenir délictuel est d’ailleurs au cœur du travail du Canadien Richard Tremblay, qui vient de recevoir le Prix de Stockholm, plus haute distinction en criminologie, et que nous avons interviewé.

La perte d’une chance et l’anticipation du préjudice

Maurice Berger rappelle que c’est en réaction à des placements d’enfants abusifs dans les années 60 que la législation française a ensuite défini l’enfant en référence à ses parents. Et que dans ce mouvement de balancier, les besoins de l’enfant ont été passés à la trappe. Ils sont revenus au premier plan via la notion « d’intérêt de l’enfant », mais ce concept est trop « flou » pour le pédopsychiatre. En 2007, les besoins fondamentaux ont fait leur apparition. « Je voulais introduire deux notions qu’on utilisait à l’étranger, raconte-t-il encore : la perte de chance et l’anticipation du préjudice causé à l’enfant ». Il n’y est pas parvenu et ce n’est pas si étonnant. Comme il l’explique lui-même, évoquer ces deux concepts revient à accepter de réfléchir en terme de causalité et de probabilité (à tel besoin non satisfait correspond tel risque). Or, le champ psycho-social français manifeste depuis longtemps de fortes réserves quant à ces notions.

Pour ce spécialiste, l’enjeu de la protection de l’enfance devrait consister à se demander comment il est possible de s’assurer qu’un enfant dispose de trois capacités : celle d’apprendre, celle de vivre en groupe, celle de ne pas être violent. Pour ce faire, il faut être capable d’évaluer précisément les situations, les capacités parentales, d’intégrer les connaissances internationales et d’intégrer le principe de causalité. Il dénonce enfin une impasse budgétaire. « Les mineurs « incasables », de plus en plus nombreux, coûtent cher. Comment peut-on en même temps financer la prévention, structurer une aide à la parentalité plus intensive, attendre que ces actions produisent leurs effets et prendre en charge les cas dits lourds ? » Maurice Berger, toujours aussi peu adepte de la langue de bois, confie son ambivalence : il assure ne pas attendre grand chose de la loi de 2016 tout en continuant à rêver, un peu.

Passer de l’observation des défaillances parentales à celle des besoins de l’enfant

A l’issue de cette première table-ronde, une assistante familiale prend la parole pour confirmer le constat de pédopsychiatre : « On voit des lois, des décrets, des révisions de lois, nous on est sur le terrain, on accueille des enfants de plus en plus abîmés, et pardon pour ce terme mais oui, de plus en plus pathogènes, qu’on place de plus en plus tard, on se demande ce qu’on peut faire pour eux.» Un autre intervenant fait remarquer que les départements sont à la fois juges, parties et payeurs, ce que c’est problématique lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la nécessité d’une mesure administrative qu’il faut ensuite assumer financièrement. Pour Jean-Luc Viaux, psychologue, professeur émérite en psychologie, « on a un problème avec la formation des intervenants. » « On ne parle pas le même langage. Il faut avoir des notions sur les droits de l’enfant, les besoins fondamentaux. On n’a pas les formateurs pour ça. C’est un grave problème. Ca n’engraine pas

La directrice adjointe de l’école nationale de la protection judiciaire de la jeunesse renchérit : « Les connaissances se diffusent mal. Il y a un enjeu réel pour la formation. On reste très centré sur la question des défaillances parentales. On perd de vue l’enfant dans nos pratiques. Est-ce dans l’analyse normée d’un comportement parental qu’on repère une difficulté, ou est-ce dans l’observation de l’enfant ? On est tellement submergé par les difficultés des parents ou par leur bonne volonté qu’on perd de vue les besoins de l’enfant. Il faut soutenir cette bascule. Je suis frappée de voir à quel point les choses sont encore très clivées. Comme s’il était impossible de se centrer sur les besoins de l’enfant et d’accompagner les parents en même temps. » « Chiffrer le nombre de lignes qui concernent l’enfant et celles qui concernent les parents, vous aurez la réponse » lâche le docteur Daniel Rousseau.

La pathologie des troubles relationnels précoces encore trop peu reconnue

Maurice Berger reprend la parole : « Il existe un tiraillement permanent chez chaque professionnel entre l’identification aux parents et à l’enfant. Les parents ont une parole et un avocat. L’enfant de moins de 30 mois ne parle pas. A l’époque des débats sur la loi de 2007 un amendement a été refusé qui posait qu’un travailleur social puisse demander que l’enfant soit reçu seul chez le juge en dehors de ses parents. Ca a été balayé immédiatement. La société française de psychiatrie de l’enfant n’a pas pris en compte la pathologie des troubles relationnels précoces. Ca n’existe pas dans notre classification. Or nous savons que ce sont des soins longs, coûteux, avec listes d’attente. L’étude de Daniel Rousseau montre que quand il y a une protection très précoce, on évite d’arriver à ces situations. Comment peut-on payer les deux ? Mettre en place une prévention précoce et continuer à payer pour les autres ? Concernant les « incasables », on en tire d’affaire certains mais à quel prix ? »

Le besoin de sécurité, un méta besoin ?

La deuxième table-ronde de cette journée de débat public était consacrée aux besoins fondamentaux et spécifiques en protection de l’enfance.
Catherine Sellenet, professeur en Sciences de l’Education et spécialiste de la maltraitance, a introduit le propos : « Le consensus porte sur le fait que l’enfant a besoin de nourritures physiques, psychiques, affectives, spirituelles. Le passage de la notion d’intérêt à celle de besoins permet d’être plus pragmatique, plus opérationnel ».
Néanmoins, de vives difficultés demeurent quant à la définition des besoins, qui « dépend d’une société, des réponses, des modèles, des normes, de l’étendue des besoins ». Faut-il hiérarchiser ces besoins, se valent-ils tous ? Les réflexions sont pour le moment « balbutiantes ».

Trois types de besoins ont été repérés :
– Les besoins fondamentaux communs à tous les enfants
– Les besoins spécifiques, liés à une histoire de vie accidentée qui nécessite de réparer, et de compenser les effets iatrogènes de l’institution. Les besoins spécifiques seraient des besoins fondamentaux amplifiés par les négligences ou la maltraitance, nés de la séparation et du placement ou de modèles culturels très différents
– Les besoins particuliers liés à la prise en compte du handicap

De façon plus détaillée il est possible d’identifier les besoins physiques fondamentaux, les besoins affectifs, les besoins cognitifs et éducatifs, les besoins sociaux, aussi importants les uns que les autres et au centre, ou au-dessus, un meta besoin : le besoin de sécurité. Cette sécurité correspondrait à l’attachement, au besoin d’être investi, d’être accepté tel que l’on est, d’être reconnu de façon inconditionnelle. Il existe un désaccord sur le sujet. Est-on réducteur en parlant d’un méta besoin ? Faut-il le placer au centre ou au-dessus de tous les autres ?

De nombreux enfants à « besoins particuliers » en protection de l’enfance

Eliane Corbet, directrice déléguée aux relations institutionnelles du CREAI Auvergne-Rhône Alpes* poursuit en affirmant qu’il existe en tous cas une fenêtre de tir à mobiliser, celle de l’évolution des connaissances en psychologie du développement, de travaux récents qui invitent à revoir les pratiques.
Les besoins spécifiques résultent d’une mise à mal du développement, ils sont référés aux besoins universels, ils s’y ajoutent mais ne les recouvrent pas.
Les besoins particuliers sont fréquents en protection de l’enfance. Une part des enfants protégés sont en situation de handicap du fait d’interventions trop tardives, ils ont développé des retards de développement qui ne préexistaient pas. Les enfants qui vivent des atteintes depuis la naissance ont une vulnérabilité supplémentaire. Il est vrai également que les enfants en situation de handicap « mettent à mal leurs parents », le handicap est un facteur de risque de la maltraitance.
Or, « les enfants concernés à la fois par le secteur du handicap et la protection de l’enfance ne bénéficient pas de la même prise en charge. » Il faut relier les deux secteurs.

Les effets iatrogènes des mesures de protection et l’apparition de nouveaux besoins

Eliane Corbet insiste elle aussi sur les effets iatrogènes du placement avec des aléas de parcours, des enfants confrontés à des changements brutaux de lieux de vie. Quand un enfant est séparé de ses parents, des besoins nouveaux apparaissent. Un enfant qui arrive en urgence dans un service a des besoins supplémentaires. « Le moindre mal est parfois nécessaire mais il existe un « mal de placement ». Comment le réduire ? »
La perspective développementale est un processus complexe et continu. Les stades de développement sont néanmoins nécessaires pour savoir s’il y a un écart à la norme. Eliane Corbet évoque les périodes de neuro-plasticité : hors de ces périodes, les acquisitions sont plus difficiles. « Durant les premières années, l’exposition à la maltraitance a des effets beaucoup plus marqués, le trauma a des conséquences beaucoup plus dévastatrices. »

Mailler les besoins de l’enfant, les réponses des parents et l’environnement : l’expérience italienne

Paola Milani, responsable scientifique du programme national d’intervention pour la prévention de l’institutionnalisation (P.I.P.P.I), relate ensuite cette expérience menée en Italie depuis 2011 auprès de 1500 familles dans 10 villes différentes. Il s’agit de l’adaptation italienne du cadre de travail britannique. L’objectif est de réduire le taux de placement des familles négligentes en misant sur la requalification des compétences parentales à travers des interventions intensives et courtes (18 mois). La grande innovation a consisté à mettre la notion de besoins de l’enfant au centre du dispositif et à harmoniser les pratiques d’évaluation et d’intervention à l’aide d’un référentiel partagé.
« La négligence est une carence significative des réponses aux besoins de l’enfant. Nous avons voulu envisager certains besoins en relation avec la réponse des parents et avec l’environnement dans lequel les parents et les enfants vivent. La notion de parentalité est centrale. Et nous postulons que le concept de besoins ne peut pas être isolé de l’environnement dans lequel ces besoins se manifestent et dans lequel les parents essaient de construire leurs réponses. » Le référentiel prend en compte les différents besoins fondamentaux de l’enfant (sur le plan de la santé, du comportement, des relations familiales, de l’identité, de l’éducation…) les capacités parentales (assurer la sécurité, prodiguer chaleur et affection, stimuler…) et les ressources environnementales (la communauté, l’intégration sociale, le revenu, l’emploi, la famille au sens large…).

« Ce référentiel permet de surmonter l’approche linéaire (besoins pas satisfaits ou pas accomplis, danger, risque, alerte). Il aide à voir les besoins non satisfaits comme autant d’opportunités à travailler dans un contexte où professionnels et parents sont impliqués pour apporter une réponse collective. Nous, professionnels, nous sommes dans le triangle. On collecte les ressources à disposition de la famille. La responsabilité est partagée entre les professionnels et les familles. »

Les effets dévastateurs des dysfonctionnements précoces

Jean-Louis Nouvel, psychiatre, président du Réseau d’intervenants en accueil familial à dimension thérapeutique, clôt cette seconde table-ronde. Il livre d’abord deux vignettes cliniques, terribles, pour mettre en évidence les effets dévastateurs de la pathologie du lien et la nécessité d’intervenir précocement. « La régulation des émotions nécessite un maternage adapté dans les 2 premières années de vie. » Il faut prendre en compte le niveau de « disparentalité » des adultes et la capacité de mobilisation des parties saines de la parentalité. Au niveau de l’institution, ce dont a besoin l’enfant c’est de rencontrer un humain capable de répondre selon des modalités adaptées, une personne disponible psychiquement, un humain en capacité de lire la symptomatologie de l’enfant et sa contextualisation. Or cette lecture est difficile car « on est happés par l’identification aux parents ».

Faut-il distinguer les besoins fondamentaux, universels, des besoins spécifiques ?

Catherine Sellenet  reprend la parole pour résumer les échanges : « en France nous tentons de mettre en place une typologie qui distinguerait les besoins fondamentaux, universels, de besoins plus spécifiques. Les Italiens se sont centrés sur une seule dénomination, les besoins fondamentaux. Faut-il une typologie éclatée, ramassée ? Qu’est ce qui est le plus opérationnel ? En Italie, quand on parle du besoin de l’enfant, il y a une responsabilité collective. Qui peut répondre aux besoins de l’enfant ? C’est là qu’on peut articuler la loi de 2007 et la loi de 2016 et ne pas être dans le tiraillement parents/enfants. »
Dans la salle, une « ancienne placée » prend la parole. « J’ai eu la chance de bénéficier du statut de pupille à l’âge de 6 ans. Je me souviens de la visite de ma mère, la peur que j’avais quand elle venait dans ma famille d’accueil que j’ai appelé mes « parents ». Cette personne je ne la reconnaissais pas comme ma mère. Pour moi elle venait pour me voir et m’emmener. J’ai bénéficié d’une grande stabilité. J’ai eu de la chance d’avoir ce placement. Beaucoup de jeunes sont renvoyés souvent dans leur famille alors qu’ils ne le veulent pas. C’est perturbant. »
Un autre intervenant fait remarquer que les visites médiatisées peuvent elles aussi être très perturbantes pour les enfants. Jean-Marie Nouvel estime que ces visites permettent à l’enfant de connaître son origine, de savoir d’où il vient, elles constituent un « tuteur de narrativité ». Ce à quoi Catherine Sellenet répond : « Les enfants ont certes besoin de connaître leur histoire, mais ont-ils besoin de s’y heurter, s’y confronter pendant des années ? »
Gilles Séraphin, directeur de l’ONPE, estime qu’il faut peut-être distinguer les besoins de l’enfant pris en compte dans la phase de l’évaluation et ceux analysés dans la phase de la prise de décision. « A quels besoins les parents ne doivent-ils plus répondre pour envisager une déclaration judiciaire de délaissement ou pour proposer ou pas des visites médiatisées ? »
Plusieurs personnes dans la salle insistent sur la prise en compte de la temporalité des enfants (un enfant de six ans n’est pas un enfant de deux ans). La question revient : faut-il distinguer des besoins spécifiques ou simplement identifier des réponses spécifiques (ce que semblent faire les Italiens) ?

Formation des professionnels : quelles connaissances communes ?

Lors d’une troisième table-ronde est abordé le sujet de la formation et du socle de connaissance. Marcel Jaeger, Professeur titulaire de la chaire de travail social et d’intervention sociale au CNAM, rappelle que la loi de 2007 prévoyait déjà dans un article méconnu que l’ensemble des personnels médicaux et para-médicaux, magistrats, police, enseignants, devaient recevoir une formation initiale et continue en partie commune dans la protection de l’enfance. Définir un socle commun est une nécessité mais aussi un défi dans la mesure où le paysage de la formation est émietté, segmenté. « J’ai très vite été amenée à me dire qu’on avait un problème avec la formation », pose de son côté Gisèle Apter, pédopsychiatre.

Sur quelles connaissances communes doit porter cette formation ? Sur le développement physiologique, émotionnel, affectif, psychologique ? Sur la théorie des interactions et de la mise en place de l’attachement, sur la continuité et la sécurité, sur les signes communs de souffrance et de risque psychopathologique ? « Il faut un scénario de parentalité cohérent pour l’enfant. A partir du moment où on sait décrire, observer, connaître le tout petit, on pourra savoir si les parents se sont développés en tant que parents. » En tous cas, « sans connaissance on n’évalue pas, on juge. » Gisèle Apter évoque aussi les mécanismes du déni, souvent à l’oeuvre chez les professionnels de la protection de l’enfance, « malgré nous, en dépit de nous, notamment parce qu’il y a des évidences qu’on ne dit pas, parce que la souffrance de l’enfant est difficile à voir ». « Rien n’est plus insupportable que d’être confronté au fait qu’on n’a pas d’outil pour organiser le suivi des enfants. Il y a un risque d’épuisement des professionnels face à l’impuissance des moyens mis en œuvre ».

Connaître le processus de développement de l’enfant mais aussi les processus parentaux et intra-familiaux

Pour Claire Ganne, ancienne assistante sociale, maître de conférence en sciences de l’éducation, « la bonne connaissance du développement ne suffit pas en soi à proposer des dispositifs d’écoute de la parole de l’enfant bons en soi ». Il est difficile de lier deux temporalités différentes : comment l’enfant se sent ici et maintenant et comment préserver des potentialités futures. Claire Ganne appelle aussi à renforcer les connaissances sur les processus intra familiaux et leurs effets en fonction des contextes environnementaux, à connaître les effets de certaines expositions (les violences conjugales par exemple). Il est nécessaire d’avoir une connaissance des interactions parentales inadaptées. Elle pose aussi la question : « Est-on référent d’une situation familiale, d’un enfant, des parents ? »
En centre maternel l’équipe de la crèche peut être amenée à s’opposer à l’équipe qui accompagne la jeune femme. « On peut avoir des évaluations communes mais des décisions différentes ».

Tisser davantage de liens entre l’ASE et la psychiatrie adulte, notamment

La dernière table-ronde de la journée portait sur la coopération et les partenariats pluridisciplinaires au service des besoins de l’enfant en protection de l’enfance.
Priscille Gérardin, responsable des unités universitaires de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHU/CH Rouvray, livre un tableau frappant de la population des enfants sous mesure de protection : une forte prévalence de troubles somatiques, psychiques, psychiatriques, un fort risque d’attachement désorganisé et de troubles des apprentissages. Parmi les familles à hauts risques : la violence domestique, l’addiction, les tentatives de suicides. Ce sont des familles bien connues des services de la psychiatrie adulte. Ces enfants sont à hauts besoins sanitaires, sur représentés aux urgences pédiatriques. Au moment de la séparation, il est nécessaire de « se donner les moyens de ne pas répéter le trauma ». Pour ce faire il faut penser la nécessité d’un référent, penser la continuité, travailler sur la distance (s’autoriser la proximité), accompagner le développement, travailler sur l’estime de soi, la valorisation de la compétence, l’empathie.

Priscille Gérardin préconise du repérage précoce et que chacun s’empare de l’information préoccupante (maternité, PMI, école, médecins, urgences, secteurs psy comme sociaux). Il est nécessaire de le rappeler puisque nous avons entendu récemment des responsables de Lieu d’accueil Enfants Parents estimer que l’information préoccupante ne relevait pas de leurs compétences. Priscille Gérardin appelle à sortir de la « paralysie de l’alliance » avec les parents. Et à être davantage dans la vigilance en psychiatrie adulte (s’intéresser aux enfants des patients adultes) et vice-versa. La formation des psychiatres adultes devrait comporter un volet sur la psychiatrie de l’enfant. Elle prône des équipes mobiles et des actions communes, des croisement entre institutions, entre l’ASE et la psychiatrie, ASE et école, notamment lors des périodes de transition particulières, à haut risque : en maternité, lors de l’entrée en crèche, en maternelle, en primaire, au collège.

Offrir à ces enfants un parcours de soins spécifique

Nathalie Vabres, pédiatre coordonnateur à l’unité d’accueil des enfants en danger au CHU de Nantes, parle de son côté de ces enfants accueillis à l’hôpital, pour lesquels on soupçonne une maltraitance, et qui vont nécessiter encore plus de soins et d’attention. « Il va en plus falloir aller au devant de leur souffrance car ils ne vont pas l’exprimer. Nos belles échelles de la douleur sont invalides avec ces enfants. » Deux jours plus tôt, elle a vu arriver une petite fille de trois ans, debout, sur ses deux jambes, adressée par la pédiatre de PMI qui avait des doutes sur une brûlure à la jambe (et lui a certainement sauvé la vie, estime Nathalie Vabres). Cette petite fille avait, après examen, un hématome au thorax, des fractures des côtes et, fait exceptionnel, une fracture du foie. « Ce sont les mêmes lésions que pour un accident de la voie publique, ça fait très mal. Un adulte avec de telles blessures arriverait sur une civière. Cette petite fille ne disait rien, et sa mère ne réclamait rien pour elle. »
Après cette entrée en matière édifiante, le médecin poursuit en identifiant deux besoins principaux : besoin d’un parcours de soin hospitalier particulier d’une part, et d’un parcours medico-judiciaire adapté d’autre part, qui respecte les droits de l’enfant, évite le sur-traumatisme, qui garantisse l’accès aux soins physique et psychique. « C’est un problème de santé publique majeur, sous-estimé. Il n’y a pas d’associations de parents maltraitants qui viennent pour nous obliger à faire de la recherche. » Elle pose la question : « faut-il une prise en charge comme pour une maladie chronique ? En tous cas ces enfants ont besoin d’un panier de soins dont des soins psychologiques. » Le repérage, poursuit-elle, la clinique de la violence, ça s’apprend. « La médecine légale de l’enfant n’est pas la même. Il faut des équipes médicales spécialisées en protection enfance. Il faut des pôles spécialisés référents. Ca demande un travail d’équipe»

Pour Georges Picherot, pédiatre, membre du Conseil National de la protection de l’enfance, l’interdisciplinarité est obligatoire pour éviter le sur-traumatisme. « On ne peut pas rester seuls car la sémiologie de la maltraitance est très subtile. Il n’y a pas de dissociation possible entre la protection initiale en protection de l’enfance et le soin. On ne peut pas faire de l’expertise sans faire de soins, ce n’est pas éthique. Si ces enfants sont mal pris en charge, mal orientés, ils vont avoir de graves séquelles. »

Prendre en compte la spécificité des traumatismes

A l’issue de cette table-ronde, la question des besoins spécifiques versus besoins fondamentaux est de nouveau soulevée, notamment par Martine Nisse, co-fondatrice du centre de thérapie et de formation des Buttes Chaumont. « On ne peut pas apporter de réponse spécifique si on n’a pas identifier des besoins spécifiques. Il ne faut pas opposer les besoins fondamentaux et les besoins spécifiques, mais ne pas exclure pour autant les besoins spécifiques. » Un pédopsychiatre rebondit : « Ces enfants ont une fragilité sur le plan psychopathologique mais laissons ouverte la question des spécificités. Ce ne sont pas des psychotraumatismes comme les autres. Ce sont des traumatismes relationnels précoces. On a peut être affaire à des enfants avec psychopathologie spécifique. »
Un directeur de MECS fait valoir que « tout ce qui est en train de s’opérationnaliser doit se mettre en place derrière le Projet pour l’enfant, c’est lui le continuum de l’enfant. Or, il est encore peu développé dans certains départements. » Jean-Luc Viaux, lui, demande qu’on inverse la procédure judiciaire et qu’on commence par faire accueillir ces enfants par des professionnels de l’enfance.

A partir de ces réflexions riches mais qui ne font pas encore toutes l’objet d’un réel consensus, le comité d’experts doit donc remettre son rapport d’ici trois semaines.

*Centre Régional d’Etudes, d’Actions et d’Informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité