En Asie les femmes investissent de plus en plus le marché du travail. Quelles en sont les conséquences sur leurs méthodes éducatives et sur le développement des enfants ? C’est le sujet de cette étude menée à Taïwan par une équipe de chercheurs des universités de Taipei, Taïwan et Berkeley.

Les recherches sur la façon dont les femmes concilient leur vie privée avec leur vie professionnelle et sur les effets de cette conciliation sont peu nombreuses dans les pays non occidentaux. Les auteurs de cet article paru dans le Journal of Child and Family studies rappellent les hypothèses en matière d’associations entre l’activité professionnelle des mères, les relations familiales et la parentalité. La théorie du conflit travail-famille pose qu’en raison d’un temps et d’une énergie limités, l’investissement des femmes sur le marché du travail peut conduire à des tensions avec leur rôle éducatif, tensions qui induisent du stress chez la mère et diminuent la qualité des pratiques parentales. La théorie de l’expansion et de l’enrichissement par la conciliation travail-famille défend au contraire le bénéfice du travail maternel pour le propre bien-être des femmes et pour les relations familiales puisqu’il permet d’augmenter le revenu familial le soutien social et les opportunités de faire l’expérience du succès, ou de développer la confiance en soi et le sentiment de son efficacité. Les auteurs exposent que ces deux approches, longtemps conflictuelles, sont aujourd’hui considérées comme pouvant co exister, avec des effets indépendants ou additifs sur le fonctionnement familial.

Le statut socio-économique, fort prédicteur du développement de l’enfant

Les auteurs s’intéressent aussi aux effets du statut socio-économique (SES) sur ces associations entre travail féminin, pratiques parentales et développement de l’enfant. La littérature est abondante quant à l’impact délétère de la précarité économique sur le développement de l’enfant. Certains font l’hypothèse que si un faible SES entrave les capacités d’ajustement de l’enfant c’est en raison du stress familial induit par la pauvreté, stress qui peut conduire à davantage de violences entre les parents, violences qui viennent dégrader la parentalité et les relations familiales. Ces résultats proviennent essentiellement d’études occidentales mais se retrouvent également dans certaines recherches en Asie. Le statut professionnel de la mère est bien évidemment lié au niveau socio-économique de la famille (et on peut en déduire qu’une femme qui travaille vit dans un famille moins défavorisée, ce qui doit donc avoir un impact positif sur les relations familiales). A contrario, le fait de travailler peut générer une nouvelle forme de stress source de souffrance psychique pour la mère qui va amoindrir ces compétences parentales. Une étude américaine montre que chez les mères percevant les minima sociaux, le fait de travailler n’a pas d’incidences particulières sur le comportement de l’enfant. A contrario, les tensions financières semblent avoir un impact fort sur les enfants. Pour les auteurs ces résultats suggèrent que le SES de la famille pourrait être un prédicteur plus direct et plus fort des pratiques parentales et du développement de l’enfant que le statut d’activité de la mère.

Ce statut est par ailleurs aussi associé à la structure familiale. La décision maternelle de chercher du travail peut dépendre du nombre d’enfants à charge et de l’âge des enfants (en relation avec le coût parfois exorbitant d’un mode de garde). Le fait de rester à la maison avec des enfants en bas âge peut conduire à une augmentation du stress en raison de la lourdeur de la tâche.

Ces recherches ne sont pas nombreuses hors contexte occidental, en tous cas en Asie. A Taïwan le taux d’activité des femmes est passé de 38 à 51% entre 1978 et 2015. De façon plus notable, le pourcentage de mères d’enfant de moins de six ans en activité est de 63,89% contre 49,05% pour l’ensemble des femmes mariées. En parallèle, le travail domestique continue d’être assumé par les femmes. Et contrairement aux données occidentales, les femmes taïwanaises passent plus de temps à l’intendance domestique lorsqu’elles perçoivent un meilleur salaire que leur conjoint. Deux spécificités sont à prendre en compte dans les sociétés asiatiques : les grandes différences entre populations urbaines et rurales et le fait que les grands parents vivent souvent sous le même toit et prennent part à l’éducation des enfants.

Tester les liens entre SES, emploi maternel, stress parental et développement de l’enfant

Concernant les pratiques parentales, les auteurs rappellent les données de la littérature sur les bénéfices d’une éducation « démocratique » (beaucoup de chaleur et de hautes exigences) et les effets délétères d’une éducation autoritaire (faible chaleur et utilisation prononcée d’une discipline coercitive) sur le développement de l’enfant. Certaines études montrent que les parents asiatiques, dans leur pays mais aussi lorsqu’ils migrent, ont davantage recours que les parents occidentaux à l’éducation autoritaire. D’autres études sont moins affirmatives quant à cette différence culturelle. Quoi qu’il en soit, tranchent les auteurs, les données sur l’association entre les styles parentaux et le développement de l’enfant ainsi que ses résultats scolaires sont très consistantes, à travers les cultures.

Cette étude porte sur 511 enfants de moins de cinq ans, elle entend examiner les associations entre le travail maternel et les caractéristiques familiales (SES, structure familiale, géographie), tester l’hypothèse d’un effet associé de l’emploi maternel et du SES familial sur les croyances et le stress parentaux et tester enfin les liens entre les croyances et le stress des parents sur l’ajustement psychologique des enfants (troubles du comportement et comportement pro social, évalués par les parents et par les enseignants). L’hypothèse suivante a également été testée : le stress maternel et les croyances parentales comme médiateurs de l’effet du travail féminin et du SES sur l’ajustement de l’enfant.

Les chercheurs ont plus précisément élaboré les hypothèses suivantes : les familles où la mère est en activité ont un meilleur SES que les autres et moins d’enfants. Les mères des familles plus aisées seront moins stressées et auront davantage recours à une éducation démocratique avec une discipline moins sévère. Concernant le lien entre l’emploi maternel et la parentalité, deux hypothèses contradictoires s’affrontent : soit les mères en activité sont plus stressées, et ont moins recours à une éducation démocratique. Soit elles sont moins stressées et ont davantage recours à des méthodes éducatives plus progressistes. Enfin, les auteurs font l’hypothèse d’un lien entre stress maternel élevé, éducation coercitive et moins bon développement de l’enfant.

Caractéristiques de l’échantillon : 511 élèves de maternelle âgés de 4 à 6 ans dont 82% proviennent d’une zone urbaine. 54% de ces enfants vivent dans une famille nucléaire, 43% dans une famille élargie, 2,4% avec un seul parent ou dans un autre type de foyer. 59,7% des mères sont allées jusqu’au bac, 36% ont un diplôme post bac et 4,3% se sont arrêtées au collège ou avant. 65,7% des enfants ont un frère ou une sœur, 13,6% en ont deux ou plus et 10,8% sont des enfants uniques. 63,5% des mères sont en emploi, seuls 2% des pères et des mères sont au chômage. 25% des mères ne perçoivent aucun revenu (contre 1,8% des pères) et 1,8% des mères se situent dans la plus haute tranche de revenus (contre 11,8% des pères).
Les données concernant les enfants ont été collectées à partir de questionnaires remis aux parents et aux enseignants. Les mères ont également répondu à un questionnaire permettant d’évaluer leurs mode éducatif et leur niveau de stress.

Le SES et l’activité professionnelle : deux facteurs de risque indépendants et cumulatifs

Les familles dont la mère travaille ont de plus hauts revenus, un plus haut niveau d’éducation des deux parents, moins d’enfants. Ces familles ont également moins tendance à vivre avec les grands-parents.
Les mères des familles les moins aisées présentent un plus haut niveau de stress et un recours plus prononcé à une éducation autoritaire mais les auteurs concluent aussi que les mères en emploi ont des pratiques éducatives plus autoritaires que les mères au foyer.

Lorsque la mère obtient de bons scores en matière de parentalité démocratique, son enfant obtient lui-même de meilleurs score de développement et de comportement au questionnaire mère-enfant (ce n’est pas le cas quand l’enfant est évalué par l’enseignant). Quand on regarde les questionnaires remplis par les enseignants, les enfants des mères en emploi obtiennent de moins bons scores.
Ces résultats peuvent sembler paradoxaux. Ils montrent en effet d’un côté que les familles plus aisées arborent un moindre niveau de stress et un recours plus fréquent à la discipline positive. De l’autre côté, les mères en emploi font partie de ces familles plus aisées mais affichent un moindre recours à cette discipline positive. Comment expliquer cette contradiction ? «Nos résultats montrent deux choses, nous précise Qing Zhou, principale auteure de cette étude. 1) Les mères de faible SES, comparées à celles ayant un SES plus élevé, à situation d’emploi égale, sont plus stressées et ont davantage recours à une parentalité coercitive. 2) Les mères en emploi, comparées aux mères sans emploi, à statut socio-économique égal, ont davantage recours à une éducation autoritaire. Un faible SES et le travail maternel apparaissent comme deux facteurs de risque indépendants pour la parentalité coercitive. Donc il me semble qu’il est possible de dire que les mères de plus faibles SES, en emploi, sont plus à risque d’être stressées et d’avoir recours à des méthodes coercitives. Elles présentent en quelque sorte un double risque. »

Pour les auteurs leurs résultats montrent en tous cas que les Taïwanaises subissent des injonctions sociétales paradoxales. D’un côté la société attend de ces femmes éduquées qu’elles intègrent le marché du travail. Mais des coutumes très inégalitaire quant à la répartition des tâches domestiques toujours prégnantes font peser sur elles l’organisation du ménage et rendent la conciliation vie privée-vie professionnelle périlleuse et lourde de stress.

« Maternal Employment and Family Socioeconomic Status: Unique Relations to Maternal Stress, Parenting Beliefs, and Preschoolers Adjustment in Taiwanese Families », Yin-Ping Teresa Teng, Li Tsung-Wen Kuo, Qing Zhou, in Journal of Child and Family Studies