En Grande-Bretagne des spécialistes de l’enfance viennent de supplier le gouvernement de proposer des recommandations concernant l’utilisation des écrans par les enfants. D’autres experts ont assuré qu’en l’état actuel de la recherche, de telles recommandations étaient prématurées. L’Académie américaine de pédiatrie, elle, a sauté le pas depuis plusieurs années. Voici une synthèse de ses préconisations.

Par lettres ouvertes interposées sur le site du Guardian, des spécialistes de l’enfant viennent de s’opposer quant aux effets supposés des écrans sur la santé et le développement. Au coeur de la controverse (voir notre article): la preuve scientifique. Certains de ces experts assurent que la situation est urgente et pressent le gouvernement britannique de publier des recommandations. D’autres estiment que ce ne sont pas les écrans en tant que tels qui sont délétères, ou assurent en tous cas que les études, encore trop rares, ne permettent pas d’étayer cette affirmation. L’Académie américaine de pédiatrie (AAP) publie de son côté, depuis plusieurs années, des préconisations concernant l’utilisation des nouvelles technologies par les enfants et les adolescents, qu’elle actualise régulièrement, en fonction de l’avancée de la recherche. Mais sur quoi se base-t-elle?

Des études nombreuses, mais surtout pour la télévision

A l’appui de ses dernières recommandations, elle cite 161 références. Une bonne partie d’entre elles portent sur la télévision et pas sur des technologies interactives et l’Académie concède de temps à autres que concernant ces dernières les preuves ne sont pas robustes, en raison notamment du manque de recul. Elle reconnaît ainsi que “ce que font exactement les tout-petits sur un écran mobile n’a pas été étudié en détail parce que cet usage est relativement récent et méthodologiquement difficile à cerner“. Un peu plus loin elle indique que “les preuves empiriques concernant l’usage des médias interactifs par des jeunes enfants sont clairsemées“. Elle indique aussi qu'”on ne sait pas si les changements rapides d’attention vis à vis des stimuli digitaux ou induits par eux peuvent avoir des effets à long terme sur la qualité de l’attention des enfants ou sur le processus informationnel“.  Concernant les effets sur l’obésité, l’Académie rappelle qu'”aucune de ces études n’ont étudié spécifiquement les médias mobiles“. Mais elle laisse entendre que ces supports pourraient avoir un effet majoré sur le risque d’obésité puisqu’ils sont encore plus faciles à utiliser pendant un repas et peuvent donc impacter les facteurs de satiété des enfants.

L’intérêt de ce document réside avant tout dans le fait qu’il indique clairement les études auxquelles il se réfère et leur absence quand c’est le cas, et qu’il est assez précis dans ses recommandations (mais peut-être trop, dès lors, pour les spécialistes qui estiment que les preuves sont justement insuffisantes). Voici une synthèse des ces recommandations en ce qui concerne les jeunes enfants.

Extrême prudence pour les enfants moins de deux ans

Les enfants de moins de deux ans ont besoin d’explorations manuelles et d’interactions sociales avec des adultes de confiance pour développer leurs compétences cognitives, langagières, motrices et socio-émotionnelles. Ils ne tirent les mêmes bénéfices des technologies digitales que des interactions avec les adultes. Ce que dit aujourd’hui la recherche, d’après l’Académie: l’apprentissage avec des écrans est possible à la seule condition que les parents soient avec l’enfant et reformulent ce qui se passe. Des “preuves émergentes” montrent que des enfants de 24 mois peuvent apprendre des mots avec un échange par vidéo avec un adulte attentif et engagé ou avec un écran tactile et une appli interactive qui amène l’enfant à devoir choisir une réponse. En laboratoire des enfants de 15 mois peuvent apprendre de nouveaux mots mais ont du mal à transférer ces nouveaux savoirs dans le monde en 3D. Les applis utilisées pour ces expériences ne sont pas disponibles dans le commerce. L’AAP résume : pour des enfants de moins de deux ans les preuves des bénéfices des média digitaux sont très limitées, les interactions avec un adulte pendant le temps d’utilisation sont cruciales et il y a des preuves évidentes des effets négatifs d’une utilisation excessive.

De trop rares programmes vraiment éducatifs pour les 3-5 ans

Les programmes éducatifs comme Sesame Street peuvent stimuler le développement cognitif, l’apprentissage de la lecture, les compétences sociales des 3-5 ans et ont un bon impact sur les critères de santé (prévention de l’obésité notamment). L’AAP note que malheureusement la plupart des applis dites « éducatives » ne s’appuient pas sur des données étayées, ont un faible potentiel éducatif, ciblent uniquement des compétences très académiques (alphabet, couleurs…) et sont faites sans le concours d’un spécialiste du développement. La plupart ne sont pas pensées pour être utilisées par l’enfant avec son parent. « Il est important de rappeler aux parents que pour enseigner les habiletés de raisonnement élevées et les fonctions exécutives essentielles pour la réussite scolaire, comme la persévérance, le contrôle inhibiteur, la régulation des émotions, la flexibilité et la créativité, il n’y a pas mieux que les jeux sociaux et non structurés (donc non digitaux) et que des interactions parents-enfants sensibles et ajustées. »
Les préconisations portent aussi sur les livres digitaux dont les contenus enrichis peuvent en fait perturber la compréhension des jeunes enfants mais aussi les processus de lecture dialogique des adultes. Les parents ne doivent pas oublier d’interagir comme ils le feraient avec un livre papier.

Santé et développement : lorsque les écrans ont un effet négatif, sont-ils seuls en cause ?

L’utilisation intensive des medias chez les enfants de moins de 5 ans est associée avec une petite mais significative augmentation de la masse corporelle et peut expliquer les disparités du risque d’obésité chez les enfants des minorités (ce qui laisse entendre que d’autres facteurs environnementaux sont à l’oeuvre). Une étude récente a montré que pour les enfants de deux ans, l’indice de masse corporelle augmentait pour chaque heure d’écran supplémentaire par semaine. L’exposition aux publicités pour la nourriture et le fait de manger devant la télévision est associé à une augmentation de l’obésité.

La présence dans la chambre d’un jeune enfant d’un écran est associée avec plusieurs minutes de sommeil en moins. Les enfants exposés aux écrans le soir ont moins d’heure de sommeil par nuit. Les études montrent une association entre la consommation excessive de télévision pendant la petite enfance et des retards cognitifs, langagiers et socio-émotionnels mais aussi une baisse des interactions parents-enfants quand la télévision est allumée et un fonctionnement familial plus pauvre dans les foyers avec une forte consommation télévisuelle. « Un usage à un âge précoce, de nombreuses heures cumulées, des contenus inadaptés, sont autant de prédicteurs significatifs et indépendants de fonctions exécutives amoindries chez les moins de 5 ans. » Ici l’Académie américaine n’évoque pas d’autres facteurs de risque environnementaux, tel que le niveau socio-économique, bien qu’elle note que 54% des enfants de familles aisées utilisent parfois ou souvent les nouvelles technologies à des fins éducatives pour seulement 28% des enfants de milieu défavorisé. “Les jeunes enfants et ceux de familles à faibles revenus sont plus enclins à utiliser ces technologies à des fins de loisirs“.

Le contenu et le type d’usage modifient les impacts

L’AAP pose que les contenus consommés sont importants. Passer de programmes violents à des programmes éducatifs permet d’améliorer le comportement, en particulier chez les garçons de milieux défavorisés. La qualité de la parentalité peut aussi modifier les associations entre l’usage des médias et le développement des enfants : une étude a montré que des contenus inappropriés cumulés avec une éducation inconsistante avaient des effets négatifs sur les fonctions exécutives des enfants de moins de 5 ans, alors qu’une éducation attentionnée et des contenus éducatifs interagissaient pour apporter des bénéfices à l’enfant.
Le tempérament de l’enfant est à prendre en compte : la consommation excessive de télévision est plus fréquente chez les enfants avec des caractères difficiles ou des problèmes d’auto-régulation et les enfants avec des retards du développement socio-émotionnels se voient plus souvent que les autres donner un écran pour les calmer. L’Académie Américaine semble donc  conclure dans cette partie des études que lorsque des effets délétères sont constatés, il est nécessaire de prendre en compte d’autres facteurs d’explication dans le développement de l’enfant que la seule consommation des écrans. C’est la thèse des spécialistes qui se sont exprimés en janvier dans The Guardian pour répondre à leurs collègues, lesquels avaient dans une première lettre ouverte affirmé que le problème devenait urgent.
L’AAP assure enfin qu’il existe une forte association entre les contenus violents et l’agressivité chez les enfants et que cette association est très bien documentée. Richard Tremblay, spécialiste canadien du développement de l’enfant, conteste de son côté cette corrélation (voir notre entretien).

Les préconisations de l’Académie américaine de pédiatrie

L’Académie américaine conclut des études existantes qu’il est nécessaire de limiter le temps d’écran à une heure par jour pour les enfants de un à cinq ans afin de leur laisser le temps de s’engager dans d’autres activités importantes pour leur santé et leur développement. Elle propose aussi d’inciter aussi les parents à s’orienter vers des programmes éducatifs et prosociaux et à s’investir auprès de leurs enfants dans leur usage des nouvelles technologies. Il faut expliquer aux parents comment aider les enfants à utiliser les medias dans un but social et créatif, comment aménager des espaces déconnectés, et leur faire prendre conscience de l’importance de ne pas empiéter sur le sommeil, l’exercice physique, le jeu, la lecture à voix haute, les interactions sociales. Les pédiatres doivent pouvoir proposer des outils aux parents.