Accueillir des enfants en souffrance, parfois violents voire très violents, c’est le quotidien des assistants familiaux. Une mission de plus en plus complexe, comme le raconte Sabine Carme, porte-parole d’un syndicat professionnel, qui livre un témoignage poignant et effarant.

Lui donner la parole c’est comme voir céder la dernière digue : les flots se déversent, trop longtemps contenus, ininterrompus. Sabine Carme, porte-parole du syndicat des assistants familiaux (SAF), bientôt en fin de carrière, a décidé de parler. De ces enfants cassés, de plus en plus tôt, de plus en plus fort, par la vie et le système, de ces parents totalement dépassés, des injonctions incohérentes venues d’en haut. Elle vit et donc exerce dans le Tarn. Mais peu importe le département, la problématique est nationale. Cela fait vingt ans qu’elle accueille chez elle des enfants bénéficiaires d’une mesure de protection de l’Aide Sociale à l’enfance. Pour elle, quelque chose de profond a changé. Et en tant que porte parole de ce récent syndicat, elle a le devoir de le dire.

«Il y a vingt ans, nous faisions de l’accueil dit social,  nous accompagnions des enfants dont les parents étaient abîmés, toxicomanes, violents. Etc… Mais qui semblaient présenter un semblant d’intérêt pour les enfants. Et puis il y avait les grands-parents. Les enfants parvenaient à s’insérer dans une famille d’accueil, ils faisaient des études, réussissait leur vie, entretenait le lien…Aujourd’hui, on a beaucoup plus d’enfants « incasables » (on les a renommés « situations complexes »), très violents, de façon précoce, incapables de s’attacher, et beaucoup plus de parents adulescents, plus du tout en capacité de donner des repères de sécurité, d’attachement, de jeux, d’altérité et surtout plus capables de pouvoir un jour vraiment les récupérer ».

Trop d’enfants ingérables dont personne ne veut

Cette professionnelle fait souvent référence à Maurice Berger, ancien chef du service de pedo-psychiatrie du CHU de Saint-Etienne, connu pour son franc-parler et ses alertes. Elle invite même tous les politiques à le lire. Il est vrai que le médecin tient le même discours depuis plusieurs années, il l’a même de nouveau martelé le 19 janvier dernier lors de la journée de débats organisée par la mission de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant protégé : les institutions sont de plus en plus dépassées par les cas d’enfants devenus extrêmement violents parce que soumis à des environnement totalement imprévisibles et de multiples ruptures de vie.

Face à ces situations explosives, le système semble moribond, à bout de souffle. Pas assez de places dans les instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (ITEP) et des gamins ingérables dont on ne veut nulle part. Que se passe-t-il quand les éducateurs n’y arrivent plus, quand les centres et foyers sont pleins à craquer ou que les hôpitaux psychiatrique pour adolescents ferment pour les vacances ?  Le jeune est envoyé chez une assistante familiale, totalement seule pour gérer des situations de crise. « C’est un peu « démerdez-vous », assure Sabine. Or, un gamin qui explose dans une famille où d’autres enfants sont déjà accueillis parce qu’ils subissaient un climat de violence chez eux, pour lesquels le placement se passe bien, et bien, c’est véritablement destructeur… Les assistants familiaux ne sont pas formés à de tels troubles du comportements. Il faut des familles d’accueil thérapeutiques avec une formation spécifique, des conditions d’accueil et un étayage particulier. Un été, j’ai accueilli une jeune adolescente que je n’ai pas pu garder. Elle a tout cassé, nous mettant à mal en portant de fausses accusations contre nous, elle était dangereuse. Un psychiatre a estimé qu’elle était psychopathe. Elle a été rendue à sa mère par défaut , aucune solution adaptée n’a pu être apportée pour répondre à sa souffrance ou pour trouver une solution d’accompagnement pérenne ».

Ces mineurs qui présentent des troubles du comportement d’une extrême gravité ne bénéficient pas tous d’un suivi : les centres médico-psychologiques croulent sous les demandes et les délais d’attente sont « ubuesques ». Les psychologues en libéral sont peu sollicités car trop chers. Les places manquent dans les Instituts médicaux éducatifs, dans les Instituts médico-professionnels ou dans les ESAT où, déplore Sabine, il n’existe pas de places réservées aux jeunes majeurs issus de la protection de l’enfance. « Que deviennent tous ces jeunes à la sortie de leur passage au sein de l’Aide sociale à l’enfance ? »

Sabine Carme en est persuadée, les politiques, pris dans une logique de court-termisme, n’ont pas conscience de la gravité du problème, « ils gèrent dans l’urgence de leur futur mandat ». Les employeurs publics ou privés sont confrontés à une grave pénurie de volontaires, recrutent à tout va des personnes pas forcément aptes à remplir la mission qui va leur être confiée et qui ne mesurent pas toujours les enjeux pour les jeunes accueillis ou pour leur famille.

« Ma génération est en train de partir et il n’y a pas de renouvellement, les jeunes générations n’ont plus envie de consacrer leur vie entière à l’accompagnement de jeunes dans leur sphère privée sans plus de contre-partie, sans soutien, sans respiration , sans accompagnement spécifique. On voit des assistants familiaux en formation qui raccrochent les gants avant même la fin de la formation. Pourquoi ? Parce que comme dans le Tarn par exemple, ils ont l’obligation d’ accueillir un enfant avant d’être formés. Quand ils découvrent les difficultés exprimées par l’enfant, tout l’idéal s’effondre. Ils se retrouvent avec des gamins ingérables, ça déborde de partout et ça génère parfois une maltraitance supplémentaire des deux cotés : pour l’assistante familiale qui vit cela comme un échec et pour le gamin qui devra gérer une séparation supplémentaire et s’enfoncera encore plus dans sa psychose, avec tout ce que cela implique. »

Elle déplore que la situation de l’enfant, son vécu, ne soient pas davantage abordés, et qu’en raison de trop nombreux changements d’intervenants, son histoire s’étiole. « On a l ‘impression parfois que c’est juste un numéro qu’on a réussi à caser ».

Il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut une époque, raconte Sabine, où les finances publiques manquaient moins, où l’on ouvrait des instituts medico-éducatifs, des instituts médico-professionnels, des places en psychiatrie, notamment pour créer de l’emploi. « Et puis on a oublié que les malades psychiques font aussi des enfants, les besoins d’aides sociales ont dépassé les capacités des départements. Maintenant le mot d’ordre c’est «  on renforce la prévention » sans plus de moyens et en creux il faudrait entendre « on supprime l’assistanat » …. D’accord, mais concrètement, on fait quoi avec les enfants ? »

Des familles d’accueil auxquelles on demande encore de ne pas trop s’attacher

Ce n’est pas qu’une question de moyens. C’est aussi la façon dont on décide de prendre en charge ces enfants et en compte leurs besoins. Nous pensions révolue l’époque du « vous vous attachez trop à cet enfant », nous avions tort.
Il est apparemment encore possible d’entendre « surtout il ne faut pas vous attacher, n’oubliez pas qu’il doit rentrer chez lui, que vous n’êtes pas les parents ». « Cela va à l’encontre de tout ce qu’on sait sur l’attachement, déplore Sabine. Dès qu’une famille d’accueil « surinvestit », encore aujourd’hui, on enlève l’enfant. On leur dit « cette petite vous allez la garder très longtemps », ils s’attachent et puis un travailleur social passe par là, parle de surinvestissement affectif et comme par magie, une fois le déplacement de l’enfant réalisé, on ne confie plus d’autre enfants à l’assistante familiale. Au bout de 4 mois elle sera licenciée pour absence d’enfants à confier!. »

Elle évoque ainsi des jeunes « déracinés », déplacés de familles en familles, dont on écoute si peu les besoins, que ce soit du coté des assistants familiaux, des services de l’Aide Sociale à l’Enfance ou de la justice. « Nombre d’entre eux vivent comme une torture qu’on leur impose d’aller voir leurs parents. Il est normal que le lien persiste puisque l’enfant va poser la question des origines. En plus, plus le parent est absent et maltraitant, plus le gamin l’idéalise. Mais quand un môme dit « je suis en souffrance quand je vois mon parent », il faut l’entendre.»
Les dix années qui viennent de s’écouler, depuis la loi du 5 mars 2007, ont remis les parents au centre du jeu. Sabine Carme considère ce choix politique comme « peu judicieux ». Elle évoque des parents devenus parfois « surpuissants ». « Avant on consultait les parents mais on donnait la priorité à l’enfant, la protection avait un sens».

Les besoins spécifiques de ces jeunes pas pris en compte par l’institution scolaire

Elle dénonce aussi l’école, incapable de prendre en considération les besoins spécifiques de ces enfants cabossés. Sabine est persuadée que c’est de temps dont ils ont besoin, pour trouver des repères, reconstruire la sécurité affective sans laquelle les apprentissages scolaires sont impossibles. « On leur refuse le redoublement, au mieux on leur désigne une AVS et puis on les oriente en CLISS, en SEGPA. Alors qu’ils n’ont au départ pas de problèmes cognitifs, ils sont en manque affectif et ont juste besoin de temps. On ne le leur donne pas, et c’est ainsi qu’on induit du handicap
Elle en est convaincue, on pourrait faire autrement : déscolariser momentanément ces enfants et les accompagner individuellement pour les acquisitions des fondamentaux, lecture, calcul et écriture, avec une personne habilitée, leur proposer des thérapies courtes conçues spécifiquement pour les enfants traumatisés.
Porte-parole d’un syndicat, elle tient aussi à partager de légitimes revendications professionnelles. « Les assistants familiaux sont épuisés psychiquement. On leur demande de gérer des situations intenables 365 jours/an., au mieux on leur accorde un week end relais mensuel pour souffler un peu, se retrouver en famille…. Comme il n’y a plus d’argent pour envoyer les enfants en colonies de vacances, ils doivent assurer tout l’été, quitte à sacrifier
leurs congés, leur famille, leurs enfants qu’ils ne peuvent retrouver que sur les temps de vacances scolaires. »

Quand les jeunes sont trop violents pour rester en foyer, c’est aux assistants familiaux de les accueillir. Ils ne sont pas formés pour ça. « La formation porte essentiellement sur des enfants lambdas. Il est question des troubles mais de façon succincte sans qu’ils soient vraiment nommés. Les assistants familiaux demandent des outils, des conseils basiques, comprendre l’expression de la souffrance et ce qui se joue réellement mais en formation on se contente de leur répondre « on ne peut pas vous donner des recettes ». Parfois les recettes ça aide à cheminer, à comprendre, à prendre conscience ». Il y a aussi ce sentiment de ne pas être pris en considération. Lorsqu’une réunion est organisée pour revoir le projet pour l’enfant, la parole peut être donnée à l’assistante familiale mais elle n’est jamais consignée. « Au mieux une signature au bas du projet, note Sabine. Alors que nous nous occupons de cet enfant au quotidien. »

Des enfants prisonniers d’une vision à court terme

La fatigue et l’amertume de Sabine prennent aussi racine dans un sentiment plus vaste d’inanité, de perte de sens. « J’ai eu une gamine en placement, elle était la troisième génération placée. Elle a eu un bébé, placé. A quoi ai-je participé ? » Elle pense à ces jeunes accompagnés jusqu’à leur 18 ans, sans avenir, sans solutions, mais qui doivent partir. Et pour lesquels la famille d’accueil, inquiète de leur devenir, répond parfois en installant une caravane au fond du jardin, en attendant qu’une solution soit trouvée. Elle pense aussi à cet article lu dans le journal local, à cette jeune femme qu’elle a connue mise en accusation avec son compagnon pour la mort de leur nouveau -né… « Comment nous arrangeons nous avec tout cela ? »
Lorsqu’elle remarque la sensibilité d’un enfant pour la musique et demande qu’il puisse suivre des cours, il lui est répondu qu’il ne faut pas trop l’habituer, « parce que vous comprenez, sinon, il n’aura plus envie de retourner chez lui ». Elle dénonce les contraintes budgétaires qui « étouffent dans l’oeuf tout nouveau possible ». Elle reprend aussi un refrain bien connu des observateurs de la protection de l’enfance : le système français, acteurs de terrain et magistrats, rechigne à considérer des parents comme inaptes. L’accueil de l’enfant n’est envisagé que sur du court terme.

Résultat : des enfants qui n’ont pas droit à un « chez-soi », une maison où ils peuvent vraiment s’enraciner. Ce sont ces enfants trimballés d’un domicile à un autre qu’on retrouvera ensuite dans la population des SDF. Alors elle interroge, comme d’autres bien avant elle : « Pourquoi les mesures de protection sont-elles toujours vues au prisme des potentiels aller-retours dans la famille? » Des aller-retours en eux-mêmes peu propices à la construction de la sécurité affective dont un enfant a absolument besoin pour se construire (définie comme le méta-besoin par la récente mission de consensus). « Il faudrait donner davantage de chances à un enfant d’être accueilli tôt et sur le long terme, plaide-t-elle. Accueillir en enfants de 0 à 12 ans avec toute l’affection requise, cela lui donnera certainement de meilleures bases  de construction.

Une professionnelle de la protection de l’enfance nous le confiait récemment : « parfois j’ai l’impression que le système est plus maltraitant que les familles elles-mêmes et j’en perds le sens de mon travail ». Elle n’est visiblement pas la seule à le penser.