Proposer des activités différenciées pour développer les compétences des élèves de maternelle grâce au numérique : c’est l’ambition du projet LINUMEN (LIttératie et NUMératie Emergentes par le Numérique) porté par le Laboratoire Lorrain de Psychologie et de Neurosciences et l’Université de Lorraine. L’expérimentation, qui s’appuie sur une approche « evidence-based » et la co-construction avec les acteurs de terrain, est financée dans le cadre de l’appel à projet e-FRAN. Elle doit débuter en septembre dans une quarantaine de classes. Youssef Tazouti*, le responsable scientifique du programme nous en dit plus. Entretien.

LINUMEN s’inscrit dans une perspective de réduction précoce des inégalités scolaires. Dans un texte de présentation, il est écrit que cette question est scientifiquement et socialement vive en France. Plus qu’ailleurs ?

Youssef Tazouti. Cette question des inégalités scolaires se pose avec une acuité particulière en France dans la mesure où notre pays est celui, au sein de l’OCDE, où ces inégalités sont les plus fortes, c’est à dire où la destinée scolaire d’un élève est le plus corrélée à son origine sociale. D’autres pays, de l’OCDE sont plus équitables comme le Canada par exemple.

Ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où notre pays est l’un des rares à scolariser, et depuis longtemps, 98% des enfants de trois ans…

Y.T. Oui c’est vrai. On a longtemps considéré l’école maternelle comme le maillon fort du système français. Or, on voit que les inégalités sont déjà très prégnantes à l’entrée en maternelle et que ces trois années de scolarisation ne parviennent pas à les réduire, ou qu’en tous cas elles ne suffisent à empêcher que ces différences se creusent par la suite. C’est pourtant en maternelle que la marge de manœuvre nous semble la plus élevée. La question est donc : que peut-on mettre en place de façon précoce pour réduire ce différentiel lié à l’origine sociale? Nous avons des ambitions mesurées et ne prétendons pas apporter LA solution mais simplement proposer aux enseignants un dispositif qui intègre les résultats de la recherche sur les apprentissages des élèves et sur les pratiques enseignantes. Notre démarche s’inscrit ainsi dans le courant de « l’éducation fondée sur les preuves ».

Quel est le principe qui sous-tend votre expérimentation ?

Y.T. Des études longitudinales ont montré que les compétences en littératie et en numératie émergentes (LNE) des enfants d’âge préscolaire sont de forts prédicteurs de leur réussite scolaire ultérieure. En permettant la différenciation du parcours des élèves en LNE, il doit être possible de favoriser la réduction des inégalités cognitives liées à l’origine sociale, et donc aussi un accrochage scolaire précoce.

Qui sont les concepteurs ?

Y.T. Il existe un partenariat de départ entre des chercheurs de laboratoires universitaires, les ESPE, les rectorats et académies. Nous sommes donc dans une co conception entre le monde de la recherche et les acteurs de terrain, inspecteurs, enseignants. L’une des conditions majeures est de proposer des outils réellement adaptés à la classe.

Pourquoi le choix du numérique ?

Y.T. Le numérique est un outil parmi d’autres permettant la différenciation pédagogique. Notre équipe, pluridisciplinaire, n’est ni pour ni contre. Nous sommes en quelque sorte des « agnostiques » sur le sujet. Notre ambition est d’expérimenter. Aujourd’hui, chez les parents et les enseignants, comme chez les politiques ou les chercheurs, le débat se cristallise autour de quelques grands enjeux liés à l’efficacité du numérique, à son pouvoir de transformation des pratiques pédagogiques ou encore à son rôle dans la réduction des inégalités. Mais il existe très peu de preuves, que ce soit pour soutenir un discours défendant l’utilisation du numérique ou au contraire pour manifester de la suspicion. Il n’est pas possible de tirer des conclusions à partir des expérimentations déjà menées car elles l’ont été à petite échelle, dans des conditions souvent éloignées des conditions réelles, avec des enseignants particulièrement motivés et rarement avec de si jeunes enfants. Les expérimentations en réel, en milieu scolaire, sont rares car elles sont compliquées à mener, elles sont soumises à des protocoles lourds, ne serait-ce que l’obtention des autorisations de tous les parents.

Concrètement, en quoi va consister ce dispositif ?

Y.T. L’application numérique proposera, sous forme ludique, un programme de stimulation cognitive en littératie et numératie (par exemple aider les enfants à analyser comment la parole s’organise en syllabes et en unités plus petites pour préparer la mise en relation entre ces unités, permettre aux élèves d’utiliser les principes de comptage, de comparer des quantités, de composer ou décomposer des ensembles numériques). L’expérimentation durera deux ans, du début de la moyenne section à la fin de la grande section et portera sur une quarantaine de classes, soit mille élèves, avec des évaluations au début et à la fin. Quinze classes feront partie du groupe contrôle, 25 classes du groupe expérimental. Pour le groupe expérimental, il s’agira de séances quotidiennes de 10 à 15 minutes en plusieurs temps (deux fois huit semaines en moyenne session et trois fois huit semaines en grande section). Une attention particulière sera portée aux élèves en difficulté avec des de stimulation spécifique.

Quelle est la typologie des élèves des deux cohortes ?

Y.T. Nous avons des écoles en REP, REP+, en milieu ordinaire avec des populations mixtes. Nous avons donc un échantillon relativement représentatif de la population. Nous avons introduit la variable « urbain/rural ». Et nous allons mesurer l’impact de différents facteurs individuels.

Dont la scolarisation précoce ?

Y.T. Oui mais l’analyse de cette variable ne sera probante que si nous avons un nombre suffisant d’enfants ayant été scolarisés à deux ans.

*Professeur en Psychologie de l’Education 
Directeur du centre de formation des Psychologues de l’Education nationale de Nancy  
Chargé de la mission recherche à l’ESPÉ de Lorraine
2LPN (Laboratoire Lorrain de Psychologie et Neurosciences, EA. 7489),
Université de Lorraine