De nombreux théoriciens du développement considèrent que le rôle des conversations parents-enfants constituent un élément crucial dans l’émergence des compétences cognitives et socio émotionnelles. Des recherches ont mis en exergue l’impact du « style de réminiscence », c’est à dire la façon dont les mères échangent avec leur enfant au sujet des événements du passé, sur le développement de l’enfant. Les auteurs de cette méta analyse tentent de synthétiser les données les plus probantes de ce champ de recherche.

La façon dont les mères évoquent avec leur très jeune enfant les événements du passé a-t-elle un impact sur son développement ? C’est une question qui depuis 30 ans intéresse de plus en plus les chercheurs. Fivush et Fromhoff sont les premiers à avoir décrit en 1988 des différences individuelles d’élaboration maternelle dans la narration d’événements du passé et dans la façon d’interagir avec l’enfant autour de ces événements. C’est ce qu’on appelle le « style de réminiscence ».
La présente recherche* publiée dans Psychological Bulletin par Theodore E.A Waters, Christin Camia, Robyn Fivush et Christopher R.Facompré consiste en une méta analyse de toutes les études publiées sur le sujet et cherche à répondre à deux questions : quelle est la corrélation entre un style de réminiscence plus ou moins élaboré sur le développement cognitif de l’enfant (sur sa « mémoire autobiographique », sur le langage, sur la théorie de l’esprit) et les mères ont-elles un style différent selon le sexe de l’enfant (la narration des souvenirs est-elle plus élaborée avec les filles et avec quels effets?).

Les conversations autour du passé aident l’enfant à construire une mémoire autobiographique

L’hypothèse qui sous-tend ce domaine de recherche est que les interactions mère-enfant qui surviennent durant cette remémoration commune d’un événement passé, plus ou moins proche, plus ou moins anecdotique, participent à la création d’un contexte favorable un développement social de l’enfant grâce à l’accroissement de compétences cognitives et socio-émotionnelles. Pourquoi ?
Les recherches conduites jusqu’à présent postulent qu’une réminiscence très élaborée chez les mères facilite la co-construction d’une mémoire autobiographique cohérente et détaillée chez l’enfant. La mère procure des indices mémoriels à l’enfant qui lui permettent de récupérer facilement les données de son histoire. On sait aussi que les souvenirs bien « ordonnées » sont mieux encodés dans la mémoire. Plus un événement est raconté en détail, plus il semble cohérent, mieux il est enregistré. Plus la mère intègre cet événement dans un contexte général extérieur, en faisant dans le même temps référence à des états émotionnels internes à l’enfant, plus cet événement prend sens pour l’enfant. Les mères qui ont une grande capacité d’élaboration dans leur narration du passé apprennent aux enfants des stratégies de récupération du souvenir qui, au bout du compte, conduisent à une meilleure mémoire en général.

La réminiscence est une forme d’attention conjointe

Les effets escomptés du style de réminiscence sur le langage ne sont pas surprenants. Les mères qui présentent un haut degré d’élaboration dans leur style de réminiscence utilisent un vocabulaire plus riche , notamment pour décrire les états mentaux, sollicitent davantage l’enfant avec des questions ouvertes et initient des interactions plus complexes. Elles ont aussi tendance à davantage évoquer des événements qui concernent l’enfant directement, ce qui va permettre d’engager son attention. Un style de réminiscence élaboré peut ainsi être considéré comme une forme d’attention conjointe. L’attention n’est ici pas portée sur un objet mais sur la représentation mentale partagée d’un événement passé.

Enfin il se pourrait que la capacité à se souvenir de son propre passé facilite les bourgeons de compétences des enfants en matière de théorie de l’esprit (la capacité à comprendre que les autres, tout comme soi-même, ont un monde interne, des pensées et un fonctionnement propres). En se souvenant d’expériences passées les mères aident les enfants à comprendre que la mémoire en elle-même est une représentation et que celle-ci peut différer selon les personnes. Les mères qui ont un style très élaboré insistent davantage dans leur narration sur les émotions et réactions de l’enfant mais aussi des autres protagonistes. Elles montrent aussi aux enfants comment leurs propres états mentaux ont pu évoluer au cours de l’événement raconté, comment cet enfant a pu par exemple s’énerver puis finir par se calmer.

Style de réminiscence chez les mères en fonction du sexe de l’enfant: des données contrastées

Une première méta analyse a été menée par les auteurs sur l’élaboration maternelle selon le sexe de l’enfant. Cette recherche a porté sur 37 études soit un échantillon total de 1742 mères. Le résultat montre qu’en moyenne les mères de filles élaborent de la même façon lors de leurs interactions autour d’un événement passé que les mères de garçons. Mais une fois pris en compte l’origine ethnique des mères, ce résultat est modifié. Il semble que les mères « non caucasiennes » élaborent davantage avec les filles qu’avec les garçons. Mais, préviennent les auteurs, d’autres facteurs peuvent venir modérer cet effet qu’il n’est pas possible ici d’analyser finement. Ils reprennent l’argumentaire de Fivush et al qui préconisent de différencier la façon dont les mères élaborent d’un côté l’aspect factuel de l’événement passé et de l’autre côté l’aspect émotionnel. Leur hypothèse étant que cette dichotomie peut davantage mettre en relief une élaboration différenciée selon le sexe de l’enfant (les mères insisteraient davantage sur les faits avec les garçons et sur les émotions avec les filles). Il faudrait donc théoriser le style de réminiscence maternel de façon plus fine.

Un effet attesté du style de réminiscence maternel sur la capacité de l’enfant à intégrer un souvenir

Si les auteurs n’ont pas pu montrer un effet de genre sur le style de réminiscence maternel, ils ont en revanche mis en évidence un effet de ce style sur le développement de l’enfant. Les mères qui ont une grande capacité d’élaboration dans les discussions autour d’un événement passé ont des enfants qui présentent eux-mêmes des souvenirs plus élaborés. Ce qui vient conformer l’hypothèse que les mères jouent un rôle crucial dans l’étayage de la mémoire autobiographique des enfants. Cette méta analyse montre aussi que les mères qui élaborent davantage vont raconter avec plus de détails des événements négatifs. Quand on ne prend en compte que la réminiscence d’une catégorie d’événements (événements positifs ou négatifs) les études qui analysent uniquement les événements négatifs ont une taille d’effet plus grande que les études qui analysent les événements positifs. La différence de style de réminiscence chez la mère semble plus marquée face aux événements difficiles, et la différence de capacité de l’enfant à comprendre et mémoriser ce souvenir est donc également accrue (selon qu’il a une mère qui élabore beaucoup ou pas) face à un événement difficile. Certains auteurs estiment que cette capacité à intégrer un souvenir potentiellement traumatique a un impact sur les compétences d’auto régulation et sur la possibilité pour l’enfant d’intégrer cet événement à son histoire de vie en général. Pour les auteurs de l’article, il y a là des perspectives très intéressantes. Avec les populations à haut risque il peut être intéressant de travailler ce style de réminiscence pour voir si cette caractéristique maternelle peut atténuer les effets négatifs d’un stress quotidien et aider à construire des stratégies d’adaptation.
Cette meta analyse souligne également un lien probable entre les mères avec un style de réminiscence très élaboré et le développement langagier de l’enfant. Plus les mères entraînent l’enfant dans une conversation soutenue en posant des questions ouvertes, plus celui-ci est amené à proposer des réponses complexes. Des effets apparaissent aussi sur la théorie de l’esprit mais les auteurs préviennent que l’échantillon est beaucoup plus réduit et que les résultats sont donc moins consistants. Les auteurs proposent des pistes de recherche pour le futur : analyser plus finement les modalités de ces styles de réminiscence, et ce à travers des échantillons de population plus diversifiés sur le pan culturel, ethnique et socio-économique.

A meta-analytic examination of maternal reminiscing style: Elaboration, gender, and children’s cognitive development.
Theodore E. A. Waters, Christin Camia, and Christopher R. Facompré
New York University–Abu Dhabi, Robyn Fivush, Emory University,
Psychological Bulletin, American Psychological Association 2019, Vol. 145, No. 11, 1082–1102