En février 2016 la Société Française de pédiatrie médico-légale a vu le jour, née de la volonté d’une dizaine de pédiatres et médecins légistes désireux d’améliorer la prise en charge des enfants et adolescents victimes de violences, et de remettre un peu de soin, au sens du care anglo-saxon, au cœur de la procédure judiciaire. La présidente de la SFPML, Martine Balençon, pédiatre et médecin légiste, revient sur la genèse de cette association et les objectifs poursuivis. Entretien.

Pourquoi des pédiatres et des médecins légistes ont-ils décidé de lancer cette association commune ?

Martine Balençon. Quand on se réfère à la littérature on sait que le nombre d’enfants en danger est important, avec certainement un sous-diagnostic. Ce constat nécessite d’allier la clinique pédiatrique et la clinique de la violence qui sont complémentaires. Pour de nombreux services, unités, départements ou dans la tête de certains magistrats il y a cette idée que le pédiatre n’est pas compétent en matière de maltraitances parce qu’il ne connaît pas les procédures et que le médecin légiste ne connaît rien à la pédiatrie. Nous, médecins légistes et pédiatres, vivons ça très fortement. Or il existe des expériences locales avec une réelle complémentarité qui montrent que les deux spécialités peuvent se nourrir l’une de l’autre. Il serait très délétère pour la santé globale de l’enfant et pour la manifestation de la vérité que le médico-légal, parce qu’il est devenu une spécialité en tant que telle, se cloisonne encore plus qu’il ne l’était déjà. L’expérience peut enrichir l’expertise qui peut servir l’expérience. Le fait de connaître le champ judiciaire et administratif et la façon d’y recourir permet d’être entendu par ces instances et même d’y accéder.

L’un des objectifs est notamment de remettre du médical au cœur des procédures judiciaires.

M.B. Pour que la justice puisse remplir son rôle, il faut que la santé soit vraiment prise en considération, dans un souci permanent de tuilage. On attend trop de la justice, notamment qu’elle tienne un rôle thérapeutique, en considérant que les enfants doivent absolument être reconnus comme des victimes pour se réparer. Or, il y a des lois, des règles fondamentales à respecter, la présomption d’innocence notamment. En miroir, nous devrions considérer qu’il existe, dès lors qu’un enfant ou un adolescent est au cœur d’une procédure administrative et/ou judiciaire mise en œuvre dans le cadre des violences le concernant, une « présomption de nécessité de soins ». Il faut plus largement que le mineur victime soit sujet de soins plutôt qu’objet de la procédure.

Dans le cadre de procédures judiciaires pour suspicion de maltraitances sur un enfant, quelle doit être la posture de l’expert médico-légal?

M.B. L’expert auprès du tribunal est censé être à la fois compétent et neutre, cela fait partie de ses valeurs cardinales. En France on insiste beaucoup sur cette notion de neutralité qui signifie qu’il ne doit exister aucun lien thérapeutique avec la victime. Mais est-ce éthique de ne pas avoir de lien thérapeutique avec un enfant qu’on examine ? Et qu’est-ce que signifie un lien thérapeutique ? Saluer un enfant, regarder son carnet de santé, n’est-ce pas déjà un lien thérapeutique ? Il faut certainement rappeler qu’on peut être neutre tout en étant bienveillant et en « prenant soin » des gens. C’est la traduction du « care » anglo-saxon. En effet, les anglo-saxons ont deux termes pour exprimer l’acte de soigner : to care et to cure. L’un se traduit par prendre soin et l’autre par la prescription de soins. Il nous semble important de s’attacher à cette distinction que la langue française ne fait pas. Un enfant ne peut pas comprendre la neutralité au sens de l’absence de lien thérapeutique. Cette posture de neutralité est très française et est en lien avec les modalités d’exercice de la justice dans notre pays. Chez nos confrères Anglo-saxons, un médecin n’a pas le droit de prendre en charge un enfant victime s’il n’est pas formé dans le champ de l’expertise médicale et en pédiatrie. Outre la qualité de l’accueil et la mise en œuvre rapide du soin, cela nous parait être intéressant pour répondre avec compétence aux demandes de la justice sans pour autant s’éloigner du cadre de la neutralité telle que l’exige la procédure pénale actuelle.

Quelles avancées attendre d’une meilleure complémentarité entre la pédiatrie et le médico-légal ?

M.B. Si on parvient à mieux articuler ces deux disciplines, il y aura certainement des répercussions sur le dépistage. La complémentarité et le fait de connaître le champ professionnel de l’autre permet d’accroître la visibilité des situations de violence et donc leur reconnaissance par les professionnels. On peut espérer que le nombre et la qualité des signalements et des informations préoccupantes seront accrus.

Dans les services où l’organisation est très huilée et où il existe des partenariats, où les médecins se sentent soutenus et savent sur qui s’appuyer, les signalements sont plus nombreux. Avec l’aide locale mise en place, ils ont dans leur « boite à outils » professionnelle des aides et supports pour diagnostiquer et transmettre aux autorités compétentes les situations de mineurs qui les inquiètent . Il y a moins de contentieux et la peur irraisonnée de la judiciarisation n’est plus une crainte récurrente dans les équipes. On ne vient pas vous demander dix ans plus tard pourquoi vous n’avez pas signalé telle situation. Les relations avec les familles sont plus simples et plus apaisées. L’agressivité vient quand on fait mal, pas quand on fait tout cours. Par ailleurs, les dossiers médicaux que nous sommes amenés à expertiser sont d’autant plus exploitables qu’ils proviennent de services dans lesquels il existe une sensibilité à la pédiatrie médico-légale et à la procédure judiciaire au sens large.

Ce qui s’est produit avec la petite Marina Sabatier, tuée par ses parents en 2009 – le fait pour des médecins de ne pas voir chez une enfant hospitalisée les signes flagrants d’une maltraitance- pourrait-il se reproduire aujourd’hui?

M.B. Oui, cela me paraît évident. Les médecins demeurent des acteurs très modestes dans le signalement des situations. Ils n’identifient pas forcément les signaux, ils craignent les conséquences, méconnaissent les procédures. En pédiatrie la maltraitance n’est pas perçue comme une maladie. Or il y a des symptômes, des séquelles, une augmentation de la morbidité et de la mortalité. La clinique de la maltraitance est encore mal connue. Si vous montrez des lésions sur un jeune enfant qui n’est pas encore mobile, les médecins poseront comme premier diagnostic qu’il s’agit d’une leucémie. Alors qu’en toute logique, le premier diagnostic à envisager devrait être celui des traumatismes infligés. Beaucoup de nos représentations se rejouent quand on fait un diagnostic de traumatisme infligé. Par exemple, l’infraction par secouement est assez peu condamnée. Les personnels médicaux partent du principe que des parents maltraitants ne viendraient pas à l’hôpital avec leur enfant. Pourtant si. Il y a aussi cette idée que l’enfant va avoir de lourdes séquelles, on ne va pas en plus condamner les parents, ce serait la double peine. Et puis, encore une fois, dans un établissement sans étayage, lancer une procédure est plus compliqué pour les médecins. L’idée d’avoir un fléchage avec un médecin référent dans chaque hôpital, proposée dans le plan de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants, est une belle avancée. Même s’il faudrait les moyens qui vont avec car cette activité est très chronophage.

Au-delà des fausses représentations, un mécanisme de déni n’est-il pas également à l’oeuvre chez certains professionnels?

M.B. Oui, il est vrai que la maltraitance génère du déni. Même les meilleurs pédiatres peuvent ne pas voir l’exhaustivité des lésions chez un enfant qui est pris en charge. Qu’est-ce qui fait que les gens ne voient pas, n’entendent pas ? Il faut être capable de nommer la violence et pour ça il faut poser le bon diagnostic. Il faut également s’affranchir de l’idée selon laquelle on ne peut pas à la fois aider, accompagner, et dénoncer. J’ai souvent entendu : « nous on fait de la prévention, on ne peut pas faire de signalement ». Afin de ne pas être dans quelque chose de l’ordre du « syndrome de Judas », il est important que les professionnels se positionnent clairement lorsqu’ils rencontrent les parents. Lors de ces temps de diagnostique ou d’évaluation le professionnel doit pouvoir dire qu’il met sa compétence au service de l’enfant. Formulé de la sorte, les parents sont moins agressifs et … agressés.

Une meilleure connaissance de la clinique de la maltraitance, davantage de recherches, permettraient aussi un meilleur suivi, au long cours, de ces enfants…

M.B. On sait combien les conséquences à long terme sont lourdes pour les enfants victimes de mauvais traitements, ils paient un très lourd tribut. Il faut donc s’interroger sur la façon dont on soigne et accompagne ces enfants actuellement. Comment briser le cercle vicieux de la répétition ou des maladies chroniques ?

La société de pédiatrie médico-légale compte-t-elle se saisir d’autres sujets que celui de la maltraitance ?

M.B. Oui bien sûr. Nous considérons qu’il existe bien d’autres problématiques essentielles, avec une forte dimension éthique : la question de l’âge osseux par exemple, les mineurs auteurs ou les mineurs en garde à vue.