Ce n’est qu’un décalage dans le temps, chaque enfant a son rythme, le repérage précoce est contre-productif… L’idée est encore répandue que les “petits parleurs” à 24 mois rattrapent leur retard plus tard et qu’une intervention trop rapide ne se justifie pas. Or, même quand ces enfants rejoignent la moyenne, ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut, ils continuent de présenter des difficultés, au-delà du seul registre de la communication. C’est ce que défend cette chercheuse américaine dans un article récent que nous synthétisons ici.

Dans ce texte paru dans la revue « Pediatric Clinics of North America », Nina Capone Singleton chercheuse associée dans le département des pathologies du langage et de la parole de l’Université Seton Hall (New Jersey), explique pourquoi il faut en finir avec l’approche attentiste (« wait and see ») en matière de dépistage et prise en charge des retards de langage. Elle explique que cette position qui consiste à ne pas se précipiter en cas de doute provient en général d’une méconnaissance en matière de troubles du langage et de leurs conséquences à long terme.

« Retard de langage », une notion complexe

Qu’est-ce qu’un enfant avec un retard de langage (un « late talker » en anglais, qu’on appelle parfois en France un “petit parleur” ) ? Il s’agit d’enfants présentant une cognition normale, un système sensori-moteur indemne, une absence de trouble neurologique ou génétique. Ce sont des enfants qui à deux ans maîtrisent moins de 50 mots ou se situent en deça d’un certain percentile à des tests de vocabulaire, ou encore ne combinent aucun mot, ou présentent une pauvre compréhension verbale. L’inquiétude parentale est elle aussi prise en compte comme signe d’alerte. On considère que dans la tranche d’âge 18-35 mois, la prévalence de « late talkers » est de 15%. Le retard de langage chez les très jeunes enfants ne constitue pas une catégorie diagnostique en tant que telle. Plus l’âge de l’enfant est avancé quand le retard est constaté, plus le risque que ce retard s’installe est important. Un retard à 18 mois est peu prédictif de difficultés ultérieures. A 24 mois 50 à 70% des enfants rattraperont leurs pairs. Mais une étude montre que 82% des enfants qui présentent de faibles scores aux tests à 30 mois sont toujours en-dessous de la moyenne à six ans.

Certains enfants présentant un retard le combleront, d’autres seront diagnostiqués à l’école élémentaire comme porteurs d’un trouble avéré. Le trouble du langage est difficilement diagnosticable avant quatre ans en raison justement des variations interindividuelles dans le développement du langage. Le vocabulaire expressif d’un garçon de deux ans peut ainsi varier de 80 à 500 mots sans que cela puisse être considéré comme inquiétant. Les « petits parleurs » peuvent aussi devenir des « late bloomers », qu’on pourrait traduire par « à la traîne », c’est à dire des enfants qui ont rattrapé la moyenne des performances langagières dans les tests au moment d’entrer à l’école élémentaire, qui n’ont pas de trouble, mais qui restent néanmoins beaucoup moins performants que les autres enfants du même âge.

Attendre pour ne pas nuire, une fausse bonne idée

L’approche « wait and see » (attendre et voir) est débattue depuis plusieurs années, rappelle Nina Capone Singleton. L’un des principaux argument avancés pour défendre cette approche réside dans la crainte d’une intervention iatrogène : le temps nécessité pour la prise en charge, les efforts demandés, l’angoisse suscitée par les tests, la stigmatisation induite par l’étiquette du handicap, peuvent être plus délétères que le retard lui-même, dont on n’est même pas sûr qu’il va perdurer. Notons que c’est en France l’une des objections les plus fréquentes aux programmes d’intervention précoce tels que Parler Bambin. Mais, objecte Nina Capone Singleton, les spécialistes des troubles du langage constatent que le stress préexiste bien souvent à l’intervention elle-même, soit parce que les parents ont eux-mêmes constaté le retard et en sont inquiets, soit parce qu’ils sont en désaccord avec l’option proposée. La chercheuse note également que lorsque les enfants intègrent le système d’intervention précoce, ils n’ont en général encore reçu aucun diagnostic (ils ne sont pas considérés comme porteurs d’un trouble en tant que tel) et ne sont donc pas étiquetés.

Les petits parleurs finissent par rattraper leurs pairs… pas forcément, pas sur tout

Pour la chercheuse l’approche « wait and see » repose aussi sur l’idée que les « late talkers » ne seraient que des retardataires momentanés qui vont rattraper d’eux mêmes leur retard. Elle estime que cette supposition présente trois limites.

1) Lorsque les retardataires finissent par présenter des résultats dans la moyenne aux tests, ils manifestent malgré tout de plus faibles compétences pour la langue et les fonctions qui lui sont connexes. Elle insiste : présenter en soi, en maternelle ou en élémentaire, des scores proches de la moyenne n’est pas problématique. Mais ça le devient quand à l’adolescence les variations sont toujours là en matière de langage et de mémorisation. Or, statistiquement c’est ce qui se passe pour les enfants ayant peu de vocabulaire à 24 mois. Non seulement une intervention précoce pourrait booster le vocabulaire et le développement langagier de l’enfant sur le long terme mais en plus cette intervention pourrait avoir des effets sur l’ensemble du développement de l’individu. La capacité des « late bloomers » à se rapprocher de la moyenne ne dit pas grand chose de leurs autres habiletés, comme la socialisation avec les pairs, la régulation comportementale et les compétences nécessaires pour entrer dans les apprentissages.

Or, des études ont montré que les jeunes enfants classés comme «retardataires » présentent aussi de moins bonnes fonctions exécutives, plus de problèmes de régulation des comportements et des émotions, de piètre compétences sociales. La transition vers le langage permet aux tout petits de se réguler et de réguler leurs relations aux autres. Les enfants présentant un retard manquent peut-être des expériences essentielles au cours de cette période sensible. Même ceux qui rattrapent ensuite la moyenne sont peut-être passés à côté des outils nécessaires à la socialisation et aux apprentissages académiques. Nina Capone Singleton évoque aussi les études qui soulignent le lien entre un retard de langage pendant la toute petite enfance et les difficultés ultérieures dans l’apprentissage de la lecture. Comme s’il existait une fenêtre de tir pour l’émergence du vocabulaire qui, lorsqu’elle est ratée, rend plus complexes l’alphabétisation. Des expériences avec l’imagerie cérébrale l’ont montré. Le cerveau des enfants ayant été des « late talkers » ne réagit pas de la même façon lorsqu’il s’agit de faire correspondre un mot à une image.

2) Le retard de langage est un facteur de risque important de développer ensuite un trouble avéré du langage. Or, un trouble du langage n’est pas sans conséquence sur la vie au quotidien. Les adultes ayant connu de tels troubles pendant l’enfance (et qui sont souvent devenus parents d’enfants avec une telle problématique, car l’héritabilité est forte) se souviennent de leurs difficultés à se faire comprendre des autres, de la façon dont les adultes les assimilaient à des enfants manquant de motivation, de leur conscience du problème, de leur incapacité à plaider leur cause. Les expériences de l’enfance continuent à impacter leurs interactions verbales avec d’autres adultes et dans le contexte parental. L’impact fonctionnel des troubles du langage est durable et intergénérationnel.

3) On ne peut bien évidemment pas prédire de façon infaillible qu’un retard de langage se transformera ou pas en trouble du langage. Néanmoins certains facteurs de risque très prédictifs (comme les variables relatives aux parents) plaident en facteur d’interventions précoces qui cibleraient spécifiquement ces facteurs de risque. Une intervention axée sur la participation active des parents semble avoir les impacts fonctionnels les plus élevés.

Les facteurs de risque qui peuvent inciter à intervenir

Quels sont les éléments qui apparaissent comme les principaux facteurs de risque d’un retard de langage et ensuite de difficultés installées ? Le fait d’être un garçon, les antécédents familiaux, le statut socio-économique. Si les « late talkers » sont plus susceptibles d’être trouvés dans les milieux défavorisés, d’autres facteurs entrent en ligne de compte : le poids de naissance, la qualité des soins prodigués à l’enfant et des pratiques parentales, la propre posture de l’enfant face aux apprentissages. La chercheuse cite une récente étude (mars 2017) publiée dans le Journal of Speech, Language, and Hearing Research, menée auprès d’une cohorte américaine de 9600 enfants. Les résultats montrent que le profil le plus à risque de présenter un retard de langage est un garçon de milieu défavorisé, d’un relatif petit poids à la naissance, ayant des frères et sœurs, dont la mère présente de faibles compétences parentales, qui est accueilli moins de 10 heures par semaine dans une crèche et qui présente des problèmes d’attention. Les auteurs de cette étude notent que le retard de langage à 24 mois est prédictif d’un lexique pauvre à 4 ans et de faibles aptitudes pour les apprentissages scolaires à 5 ans. Les auteurs pointent encore que le statut socio-économique est le facteur qui a l’impact le plus fort sur la capacité d’un enfant à entrer dans ces apprentissages.
A contrario, relève Nina Capone Singleton, certains éléments familiaux apparaissent comme protecteurs, y compris dans les milieux défavorisés : les activités de jeu informelles, la lecture partagée entre l’adulte et l’enfant.

De la nécessité d’intervenir auprès des parents

Un enfant petit parleur a tendance à être plus en retrait. Le parent s’adapte à ce comportement et va de son côté se montrer plus directif au lieu de laisser l’enfant être à l’initiative de l’échange à travers ses intérêts propres. Une intervention axée sur les parents vient rééquilibrer les interactions entre l’enfant et son parent.
Ces programmes ont plus d’impact que d’autres sur l’augmentation du vocabulaire. Ils modifient la façon dont parent et enfant interagissent et maximalisent les facteurs de protection. Pour Nina Capone Singleton, les interactions sociales enrichies avec les parents (ou les principaux fournisseurs de soins) constituent des mécanismes épigénétiques qui peuvent être durables et avoir des effets trans générationnels. Un environnement enrichi, s’il est mis en place de façon répétée, peut laisser une signature chimique sur les gènes. La chercheuse signifie par là que malgré la forte héritabilité des troubles du langage, il n’existe pas de fatalité.