Frédérique Brunel Denat, médecin en santé publique et médecin scolaire en Bretagne, plaide pour une détection précoce des troubles du langage et nous explique en quoi consiste le plan académique du langage mis en place par l’académie de Rennes, élaboré après le rapport Ringard de février 2000. Ce type de dispositifs lui semble essentiel dans la mesure où les situations très préoccupantes sont de plus en plus nombreuses. Entretien.

Vous êtes médecin scolaire. Quels enfants de maternelle êtes-vous amenée à rencontrer de façon systématique ?

Frédérique Brunel-Denat. Je vois les enfants à partir de la grande section de maternelle. Mon curseur est un peu dévié car ces enfants ont déjà été repérés et vont donc rarement parfaitement bien. Je travaille dans le cadre de notre plan académique du langage mis en place dès 2002. En début de grande section nous repérons les enfants en situation de fragilité en langage et en mathématiques. Ce sont les enseignants qui sont chargés de ce repérage à partir du niveau de langage oral de l’enfant, son articulation, la conscience phonologique. Il s’agit d’un repérage sur des critères pédagogiques, donc totalement familiers pour les enseignants.

En parallèle un questionnaire médical confidentiel est adressé à toutes les familles. A partir de ce questionnaire qui nous renseigne notamment sur le terme de la naissance et les éventuelles pathologies de l’enfant (une épilepsie par exemple, qui a beaucoup d’impact sur le langage), je reçois également tous les élèves qui ont eu un incident néonatal, ou des otites séro-muqueuses à répétition.
Les  enfants repérés ont un facteur de risque identifié, certains bénéficient déjà d’une prise en charge (orthophonie, psychomotricité). Nous voyons 30 % de notre effectif de grande section. Sur mon secteur j’ai  environ 10.000 élèves, dont 585 en grande section. 90% des 30 % d’enfants que je vois ont déjà des troubles.

C’est un regard biaisé mais qui nous donne quand même une vigilance particulière. Ce plan académique est une chance puisqu’il oblige toutes les écoles à faire ce repérage.

La généralisation de ce plan en 2012 a-t-elle constitué une évidence pour tous les acteurs ?

F.B-D. Non, la généralisation a suscité une levée de boucliers de tous les syndicats. La proposition de repérage scolaire était assimilée à du fichage. En France on a un peu de mal à comprendre que la prévention c’est mieux que le soin. Mais les choses bougent. En santé scolaire on est formés au dépistage. Sur mon secteur, les enseignants ont leurs groupes de « petits parleurs ». Les neurosciences parviennent de plus en plus à faire évoluer les positions. Sur le terrain, de plus en plus de professionnels se battent, les initiatives locales se multiplient.

Vous collaborez également avec la PMI.

F.B-D. Oui, nous essayons de procéder à une prévention plus précoce en travaillant avec les PMI. Sur mon secteur, j’ai été sollicitée pour transmettre une information plus poussée aux puéricultrices pour qu’elles soient plus vigilantes. Si je vois des enfants trop tard, le retard pris va impacter toute leur scolarité. Il est important que les personnels de PMI connaissent les mécanismes du langage car tout ne relève pas d’un trouble. L’enfant est au centre d’un écosystème et il faut faire attention à tous les paramètres. Tout ne passe pas par du soin, il n’est pas nécessaire de tout médicaliser. L’aide à la parentalité est très importante. Certaines familles ont besoin d’être davantage aidées. Il leur est suggéré un accompagnement par la puéricultrice, un temps en halte-garderie, un accès à la médiathèque. On évoque avec ces parents la tétine, le biberon, les écrans.

Avez-vous le sentiment que, concernant l’état de santé, de bien-être et de développement des enfants, la situation se dégrade ?

F.B-D. En proportion d’une classe d’âge on ne constate pas plus d’enfants repérés mais je vois de plus en d’ enfants qui « cumulent ». Il faudrait quasiment des structures dédiées aux situations les plus graves. Je constate aussi de plus en plus un sur-handicap social. Le problème c’est que les prises en charges qui fonctionnent ne sont pas remboursées (psychomotricité, TCC, un vrai bilan neuropsychologique). Par ailleurs, au niveau éducatif, et quelle que soit la classe sociale, il me semble que ça part dans tous les sens. Je suis pour un accompagnement  bienveillant mais avec davantage d’exigence. De nombreux enfants n’arrivent pas à faire quelque chose et à s’y tenir. Ils zappent, n’ont plus le goût de rien, ne savent plus jouer. Je n’ai jamais eu autant d’adolescents déscolarisés sur mon secteur. On a des enfants qui vont mal dans tous les établissements. Lorsqu’ils doivent passer le stade de l’abstraction, lorsque les exigences scolaires augmentent, en 4ème notamment, ils n’arrivent plus à suivre. Je vois beaucoup d’élèves de seconde qui n’ont pas le niveau. C’est très compliqué à gérer.

Comment l’expliquer ?

F.B-D. Sur mon secteur de travail, pour certains de ces enfants, c’est lié à un syndrome d’alcoolisation foetale et je soupçonne aussi la consommation de cannabis pendant la grossesse. Nombre de parents sont en souffrance par rapport à l’école, pour certains l’école ne veut rien dire, d’autres sont intellectuellement limités. Je rencontre aussi des populations marginales au plan social qui sont contre la société et donc contre l’école. J’estime que j’ai un rôle d’alerte à jouer au niveau du territoire. Il faut aussi rappeler que 30 enfants dans une classe de petite section, ce n’est pas bienveillant pour les enfants et pas valorisant pour les enseignants.