Le Canadien Richard E. Tremblay a reçu le 30 novembre dernier le prix de Stockholm, également appelé « Nobel de la criminologie » parce que c’est une des plus hautes distinctions en la matière. Richard Tremblay a lui-même fait remarquer qu’il était d’autant plus honoré de recevoir cette récompense qu’il n’est pas criminologue mais professeur de psychologie, spécialiste du développement de l’enfant et de la prévention précoce. Ce prix vient couronner près de quarante années de recherche sur les origines de la violence et sur l’impact positif des interventions précoces dans les familles considérées comme à risque. En France, depuis la fameuse expertise de l’INSERM sur le trouble des conduites publiée en 2005 à laquelle il a participé, les travaux de Richard Tremblay sentent le souffre. Ailleurs, il est unanimement reconnu. Entretien.

En matière de comportement du jeune enfant, de facteurs de risque, de développement ultérieur, existe-t-il aujourd’hui un consensus ?

Si vous parlez d’un consensus à partir des recherches qui ont suivi de larges cohortes d’enfants de la naissance à l’âge adulte, peu nombreuse mais réalisées dans différents pays, donc dans des cultures différentes, oui, il y a un consensus. Il n’est pas surprenant, il existe en fait depuis longtemps. C’est le suivant : la petite enfance est une période très importante de la vie, c’est la base du développement des problèmes de santé physique et mentale, comme elle est la base des problèmes scolaires et sociaux. Mais, il n’y a pas de relation parfaite entre ce qu’on peut observer à la petite enfance et les difficultés qu’on observe plus tard. On a donc intérêt à investir très tôt, dès la conception, et continuer à investir tout au long du développement.

Je m’exprime ainsi parce qu’il n’existe pas de preuves « dures » lorsqu’on se centre sur des cas individuels. On est dans un univers scientifique, donc de probabilités. Il y a de plus en plus de professionnels de l’univers de l’éducation et de la santé qui sont conscients de l’importance de la qualité des soins et de l’éducation pendant la petite enfance, mais il y en a encore plus qui ne sont pas prêts à accepter cette évidence, notamment parce qu’ils s’intéressent à d’autres moments de la vie.

Peut-on résumer votre approche de la façon suivante : l’agressivité chez le très jeune enfant est normale, innée, mais certains comportements, par leur fréquence et leur permanence dans le temps, constituent des signes d’alerte ?

Oui, on peut résumer ainsi ce qu’on a observé dans les études sur le développement des problèmes d’agression de la petite enfance à l’adolescence. Ce ne sont pas des types de comportements mais la fréquence des agressions et le contexte dans lequel l’enfant se retrouve qui sont des alertes. Il est assez évident que les enfants qui présentent plus de comportements d’agression dans la petite enfance sont plus à risque de maintenir un niveau plus élevé de ces comportements tout au long de leur développement, mais il faut préciser que c’est particulièrement vrai pour les enfants qui grandissent dans des environnements où il est plus difficile d’apprendre à utiliser des alternatives à l’agression physique. Ce qui est clair : il existe une transmission intergénérationnelle de ces comportements agressifs ou anti-sociaux, transmission due d’une part aux effets génétiques et d’autre part à l’environnement dans lequel l’enfant grandit. Autre enseignement de la recherche : on a montré que les enfants les plus à risque de par leur environnement familial et leur comportement à la petite enfance arrivent beaucoup plus facilement à apprendre à contrôler leurs comportements agressifs s’ils fréquentent des crèches de qualité.

Pouvez-vous développer la question de la transmission génétique ?

Quand on parle de gènes, on parle de milliers de gènes, pas d’un gène en particulier. D’un point de vue génétique, l’agressivité n’est pas en soi mauvaise. Si je nais dans la jungle et que j’ai à me battre physiquement pour le reste de ma vie pour survivre, j’ai un gros avantage à avoir un héritage génétique (l’agressivité) qui facilite mes comportements d’agression. Si je nais dans une société qui ne tolère pas l’agression physique, je dois apprendre à ne pas utiliser l’agression physique, mais mon agressivité sera utile pour toutes les autres formes de compétitions qui font partie de la vie des groupes sociaux. Donc la transmission intergénérationnelle de l’agressivité doit aller de pair avec une éducation aux règles de la société dans laquelle nous aurons à vivre. Mais la complémentarité entre génétique et environnement doit tenir compte également d’une autre réalité, celle de l’épigénétique. L’environnement influence l’expression des gènes. C’est une explication supplémentaire des difficultés que rencontrent les enfants qui naissent dans un environnement moins adéquat pour le développement normal. L’influence de cet environnement sur l’expression des gènes commence dès la grossesse. Beaucoup de comportements maternels et d’éléments environnementaux ont des effets sur l’expression des gènes. Ces effets peuvent avoir des conséquences négatives à long terme parce qu’ils altèrent le développement du cerveau. Par exemple, la consommation d’alcool, de drogue, le stress, la malnutrition pendant la grossesse peuvent tous avoir des effets négatifs sur l’expression des gènes et par conséquent sur le développement du cerveau dès la période foetale. Prenons une jeune fille qui a des problèmes de comportement, qui réussit mal à l’école, qui souffre de dépression et qui a pris l’habitude de consommer de la drogue. Si elle devient enceinte et que le père a eu un parcours semblable au sien, on comprendra rapidement que l’enfant qui naît de ce couple est à haut risque par l’environnement créé par ce couple. Mais aujourd’hui on comprend aussi que le comportement de cette mère pendant sa grossesse (dépression, drogues, alcool) aura un effet sur le développement du cerveau de l’enfant in utero. Même si cet enfant se retrouvait dans un environnement relativement adéquat après la naissance, il sera beaucoup plus à haut risque d’avoir des difficultés d’apprentissage, notamment d’apprendre des alternatives à l’agression physique.

Il existe donc des familles « à risque », notion hautement polémique en France ?

Oui on peut définitivement parler de familles à risque. Je vous signale une belle étude publiée l’an dernier par des Suédois qui ont pris l’habitude d’étudier sérieusement des cohortes entières de naissances. Cette étude s’intéresse à l’appariement qui se fait entre un homme et une femme pour former un couple, et montre que la tendance à se mettre en ménage avec une personne qui nous ressemble est également vraie sur le plan des problèmes de santé mentale. En ce qui concerne les comportements antisociaux, l’association entre un homme et une femme qui ont chacun eu de tels problèmes est élevée. Si on refuse de dire que ces couples sont à haut risque d’avoir des enfants qui vont à leur tour avoir des problèmes de santé mentale, c’est nier une réalité évidente. Je ne peux pas imaginer qu’en médecine on refuse de croire qu’il y a des transmissions génétiques pour des problèmes de santé physique. C’est également vrai pour la santé mentale et ceci inclut ce qu’on qualifie de comportements « antisociaux ». Il est important de dépister les problèmes de santé mentale (incluant les comportements antisociaux) des parents qui attendent un enfant pour donner à la famille un soutien intense tout au long du développement de l’enfant

Note-t-on des différences entre les garçons et les filles en matière d’agressivité ?

Oui. L’agression physique est plus fréquente chez les garçons mais l’agression indirecte se retrouve davantage chez les filles (par exemple le fait de s’organiser pour que les autres ne jouent pas avec quelqu’un qu’on n’aime pas). On voit que les filles apprennent plus rapidement à ne pas utiliser l’agression physique mais à utiliser l’agression indirecte. Les filles sont plus habiles quand il s’agit de détruire la réputation d’une autre fille sans qu’elle en soit consciente. Ces différences sexuées par rapport à l’agression se retrouvent dans d’autres domaines. Dans un groupe d’enfants de 4 ans, on voit que les filles utilisent beaucoup mieux le langage que les garçons. Les garçons sont en retard sur ce plan et le demeurent à long terme.
On n’a pas de preuves définitives pour expliquer cette différence mais l’hypothèse principale est centrée sur l’effet de masculinisation du cerveau par la testostérone pendant la grossesse. Il y a une association forte entre un haut niveau de testostérone et les difficultés de langage. Toutes les études sur les différences entre les sexes en termes d’habilités nous ramènent toujours au développement du cerveau. Il existe des différences sexuées pour de nombreuses habiletés humaines. Si en crèche et en maternelle vous donnez à des garçons et des filles des voitures et des poupées, les filles tendent à prendre les poupées alors que les garçons tendent à prendre les voitures. Certains attribuent ces différences aux pressions de l’environnement. Mais si on fait la même expérience avec un groupe de macaques on observe les mêmes différences entre les sexes. Ces résultats de recherches ne correspondent pas à ce que certains considèrent « être politiquement correct », mais être politiquement correct conduit souvent à refuser que nous sommes un produit du règne animal. Les humains ne sont pas des anges asexués.

L’objection souvent formulée par rapport aux travaux qui portent sur les interventions très précoces réside dans le fait que ces interventions ne respecteraient pas les différences inter individuelles.

C’est vrai qu’il faut prendre en compte les différences inter individuelles. La seule façon de démontrer qu’on a bien pris en compte ces différences, c’est d’intervenir et de regarder si à long terme on a nui ou on a aidé ces enfants. Sans expérimentation, on ne peut pas le savoir. Sans preuve, on ne peut pas affirmer qu’on nuit aux enfants quand on intervient. Nous avons fait ces expérimentations, nous avons identifié des garçons de maternelle qui avaient davantage de problèmes d’agression que les autres. On a mené une expérience randomisée. Trente ans plus tard il est clair que les garçons qui avaient des problèmes d’agression et qui ont été aidés s’en sont tirés beaucoup mieux à long terme que les garçons agressifs qu’on n’a pas aidés. Les différences sont importantes lorsqu’on mesure la consommation d’alcool et de drogue à l’adolescence ainsi que la réussite scolaire et la criminalité à 24 ans. Ces études ont été publiées dans les meilleures revues internationales au cours des 10 dernières années.

L’autre critique la plus fréquente quant aux programmes de prévention précoce et ciblée est celle du risque de stigmatisation. Qu’en pensez-vous?

On peut parler de stigmatisation lorsqu’on fait des interventions qui font du tort à la personne en difficulté. La démonstration est faite, on ne stigmatise personne quand on fait une intervention adéquate qui porte ses fruits sur le long terme comme je viens de le décrire. Dit-on pour le traitement du cancer qu’il ne faut pas intervenir parce que le patient va être identifié comme cancéreux ? Le problème des individus en difficulté d’adaptation est visible par tous. Si on aide cette personne à mieux s’adapter on fait disparaître ce qui les stigmatise depuis longtemps.
Ceux qui assimilent le repérage à un étiquetage n’ont en fait pas confiance dans l’efficacité du travail des intervenants. C’est possible que des intervenants fassent mal leur travail mais dans ce cas le problème n’est pas l’intervention en elle-même, c’est la formation qu’a reçue l’intervenant où son incapacité à bien faire son travail.

Est-on aujourd’hui capable d’identifier les dispositifs de prévention précoce les plus efficaces ?

Oui, on a de bons exemples des interventions qui ont des effets significatifs à long terme. Par exemple, les interventions qui commencent pendant la grossesse, avec des visites à domicile faites par des professionnels formés adéquatement pour donner un soutien à la famille au moins pendant deux ans ont des effets bénéfiques à long terme. On vient de montrer en Irlande que lorsque le soutien est donné pendant les cinq premières années de la vie, les enfants s’en tirent beaucoup mieux. Cet essai randomisé fait à Dublin a montré que d’année en année le comportement, la croissance physique et la santé physique des enfants se sont nettement améliorés. Les différences avec le groupe témoin augmentent constamment. Des études semblables, souvent moins intensives, ont été faites un peu partout sur la planète. Elles ont démarré aux Etats-Unis il y a une trentaine d’années. Ce genre de soutien aux jeunes femmes à haut risque pendant la grossesse est efficace : on améliore sensiblement le développement de ces enfants. Les effets à long terme sont encore plus importants pour les filles que pour les garçons. C’est très encourageant, car sur le plan intergénérationnel, on veut que la prochaine génération de mères ait moins de problèmes.

Les acteurs de terrain peuvent être démunis pour accompagner les parents migrants dont les pratiques éducatives sont parfois peu compatibles avec les préconisations occidentales, je pense notamment aux châtiments corporels. Avez-vous étudié l’impact de la dimension culturelle de l’éducation sur le devenir des enfants ?

Au tout début de ma carrière j’ai fait une étude longitudinale sur le sujet. On m’avait demandé de regarder ce qui se passait dans les maternelles à Montréal car les enseignants disaient que les enfants d’immigrés avaient plus de problèmes de comportement que les autres. Les enfants provenaient de quatre grandes régions géographiques : les asiatiques, les sud-américains, les Haïtiens et les Européens. On n’a pas observé des différences importantes avec les Québécois de souche et l’ensemble des enfants immigrants. Mais on a observé des différences énormes entre les groupes de migrants. Les enfants asiatiques avaient beaucoup moins de comportements disruptifs que les autres groupes, mais aussi que les enfants québécois, les Haïtiens avaient beaucoup plus de problèmes de comportements que tous les autres. Il y avait clairement une différence culturelle très importante. Chez nous comme ailleurs on trouve dans les prisons une surreprésentation de gens d’origine immigrée mais ce n’est pas un échantillon représentatif de tous les groupes de migrants. Ce sont les migrants de certains pays. Au Québec, la majorité des enfants de l’immigration, à l’intérieur d’une génération, vont à l’université et réussissent mieux que les enfants de souche qui vivent dans les quartiers défavorisés. Il me semble qu’il doit se passer la même chose en France, il doit y avoir des enclaves de Français de souche qui réussissent moins bien que certains groupes d’enfants d’immigrants. Car on dit immigration mais il y a des différences importantes au sein des migrants selon leur origine. Il faut accepter qu’il y a des facteurs culturels à la base des problèmes des enfants de migrants et qu’il faut souvent plusieurs générations pour les modifier. De plus, il ne faut pas généraliser les problèmes à tous les enfants d’un groupe donné de migrants. Certains s’en tire mieux que d’autres et il faut prendre en compte ces différences intra groupe.

Les études françaises ont montré qu’à niveau économique et socio-culturel égal, les enfants d’immigrés réussissent mieux que les petits Français de souche. Mais une grande partie de notre immigration est économique avec des populations très pauvres et le constat est que les enfants nouvellement arrivés mais aussi de la 2ème voire de la 3ème génération ont plus de difficulté à l’école. Un sociologue, Hugues Lagrange, a publié une analyse, très controversée, qui montrait les différences de trajectoire scolaire des enfants selon leur pays d’origine. Avec des enfants asiatiques qui « sur performent », comme au Québec, et des enfants issus d’Afrique sub-saharienne en grandes difficultés. En tous cas, si le facteur culturel est important, comment doit-il être pris en compte par les acteurs de terrain ? Faut-il considérer que les pratiques culturelles des parents doivent être respectées même quand elles ne semblent pas propices au bon développement de l’enfant ou qu’il est nécessaire de leur transmettre les « codes » du pays d’accueil ?

Je pense que si on veut aider les familles à très haut risque à l’intérieur d’un même groupe d’immigrants il faut le faire sérieusement et intensément. Il faut un soutien aux parents depuis la grossesse jusqu’à l’âge adulte de l’enfant. Il faut investir beaucoup plus si on veut vraiment s’attaquer à ce problème. Utiliser des ressources minimales c’est perdre notre argent et notre temps pour donner l’impression qu’on fait quelque chose.

Autre question cruciale pour les professionnels, les écrans, qui suscitent beaucoup d’inquiétude. Le Guardian a relayé récemment un profond désaccord entre les spécialistes anglo-saxons quant à la nocivité des écrans pour les enfants. Comment vous positionnez-vous dans ce débat ?

Ça me fait penser à tous les cris d’alarme au sujet de la télévision et du cinéma à contenu violent à partir des années 1960. On disait que c’était terrible et que ça augmentait les problèmes de violence chez les jeunes. Ce qu’on sait aujourd’hui : c’est mauvais pour les jeunes qui ont déjà des problèmes. La consommation excessive des écrans vient alimenter des problèmes préexistants. Une belle étude publiée en 2016 aux USA a montré une augmentation substantielle de l’utilisation des écrans ces dernières années avec en parallèle, sur la même période, une diminution de la violence chez les jeunes. A l’échelle populationnelle, il n’y a pas d’association entre l’augmentation de l’utilisation des écrans et l’augmentation de la violence chez les jeunes. Pour les jeunes qui ne vont pas bien, c’est vrai, l’impact est négatif. Tout simplement parce qu’on exacerbe le problème.

Quant à la prévalence des comportements anormalement agressifs chez les petits, peut-on parler d’une augmentation ?

On n’a pas d’étude qui permet de comparer les générations entre elles. Pour les 1-4 ans je ne vois pas ce qui pourrait expliquer une augmentation. A cet âge-là, les comportements agressifs sont tellement fréquents qu’il est difficile d’imaginer qu’ils ont pu augmenter au cours des dernières décennies. Ce qu’on sait mieux, c’est identifier la prévalence selon l’environnement, par exemple selon les quartiers. Dans des environnements où il y a des problèmes sociaux, oui, il y a plus de violence, y compris entre les enfants. Mais probablement pas en général, d’une génération à l’autre. Si vous relisez Les Confessions de Saint Augustin, vous verrez qu’il se posait la même question il y a 1600 ans. Il écrit dans le premier chapitre, en substance :  « je me demande à quel âge j’ai commis mon premier pêché (au sens d’une agression). Sûrement que les petits enfants aujourd’hui font ce que je faisais moi-même. » Il est allé observer et il a constaté que les enfants de l’époque agressaient très tôt dans la vie, comme lui l’avait sûrement fait et comme les enfants le font toujours 1600 ans plus tard. Nous n’avons pas changé les gènes des humains, mais nous avons changé nos cultures qui se transmettent par l’éducation qui commence dès la grossesse.

De façon générale qu’est-ce qui favorise le bon développement d’un enfant ?

C’est d’abord le bon développement des parents de cet enfant. Le développement des parents est associé à des effets génétiques, épigénétiques, ainsi qu’à la qualité de l’environnement dans lequel se retrouve l’enfant. Cette qualité de l’environnement est donc fortement corrélée avec la qualité du développement de ses parents, leur éducation, leur personnalité, leur tempérament. Ce qui ressort le plus clairement des études sur les grandes cohortes suivies à long terme c’est l’impact fort sur les enfants des négligences ou abus de parents qui ont des problèmes importants de comportements, ce ne sont pas des détails dans la façon dont les parents éduquent leurs enfants comme les pratiques parentales subtiles. Il est rare qu’on arrive à montrer l’impact de pratiques parentales sur des variations relativement subtiles du développement lorsqu’on prend en compte les effets intergénérationnels, c’est-à-dire les effets génétiques, épigénétiques et le capital éducatif. Il y a suffisamment d’enfants qui ont des problèmes sérieux de développement parce qu’il y a eu des problèmes sérieux pendant la grossesse ou parce qu’il y a des problèmes sérieux à la naissance pour aller se préoccuper de détails du développement normal. Faut-il être plus ou moins sévère… ce n’est pas le problème. C’est comme se poser la question « qu’est-ce qu’une bonne école ? ». Les éléments qui font les grandes différences sont l’éducation de la mère de l’enfant ainsi que l’éducation des mères des autres enfants qui fréquentent l’école. On peut parler de capital éducatif des familles, des écoles et des quartiers dans lesquels l’enfant grandit.

Peut-on dire que la meilleure des préventions c’est d’offrir à l’enfant un environnement qui soit à la fois bienveillant, cadrant et stimulant ?

Oui et c’est exactement ce qu’on essaie d’apporter avec les interventions auprès des familles en difficulté, par le soutien intensif donné aux parents le plus tôt possible, c’est à dire à partir de la grossesse. Les obstétriciens et les sages-femmes sont les mieux placés pour identifier qui sont les femmes les plus à risque d’avoir un enfant qui aura des problèmes sérieux de développement. La France a compris cela depuis longtemps puisqu’elle a inventé la PMI. Malheureusement, la PMI d’aujourd’hui fait ce qu’on pensait être efficace en 1945. On forme mal ce personnel et généralement on n’intervient pas de façon assez intensive. Il y a 10 ans on a essayé de mettre en place à Paris et à Dublin un modèle d’intervention de type PMI qui avait été démontré comme efficace aux États-Unis. On a très bien réussi à Dublin et les résultats à long terme sont remarquables. Mais à Paris on a échoué parce que les résistances de la part de la PMI ont été trop fortes. Il y a en France un problème idéologique qui empêche d’expérimenter dans le domaine social et c’est particulièrement problématique pour les problèmes dit sociaux qui sont largement des problèmes de santé mentale. Sans ces expérimentations de nouvelles pratiques on ne pourra améliorer la formation des professionnels et donc réellement répondre aux besoins des familles les plus vulnérables.

La France n’est quand même pas le seul pays à manifester une telle résistance ?

Les freins existent partout mais ils apparaissent particulièrement importants en France. Si je compare notre expérience à Paris et Dublin, la différence est énorme. Le gouvernement irlandais a mis de l’argent, une fondation privée aussi, la communauté s’est mobilisée. C’est le jour et la nuit.

Avec le recul comment analysez-vous ce qui s’est passé lors de la publication du rapport de l’INSERM sur les troubles des conduites en 2005 qui a suscité une levée de boucliers massive et a conduit à la création du collectif « Pas de zéro de conduite pour les moins de trois ans » ?

Ce que j’ai appris après coup m’a fait comprendre le contexte dans lequel l’expertise a été reçue. Il semblerait que des psychanalystes qui avaient participé à une expertise précédente sur l’efficacité des psychothérapies, et qui n’étaient pas d’accord avec les conclusions de cette expertise, aient décidé d’attaquer les conclusions de l’expertise sur le trouble des conduites bien avant sa publication. D’autant plus qu’ils savaient qu’ils n’étaient pas représentés dans le comité d’experts. La publication de l’expertise a été immédiatement suivie d’un article dans Le Monde qui caricaturait les conclusions du rapport en faisant un rapprochement ridicule avec des interventions répressives et avec le Président des États-Unis de l’époque George W. Bush. C’est clair qu’on a été naïfs par rapport à la façon dont cette expertise serait reçue. J’arrivais du Canada, je n’avais aucune idée de la violence de la guerre entre les psychanalystes et la science. On l’a sous-estimée. Après, reste la question de l’emprise de la psychanalyse en France. J’ai eu une formation fortement influencée par la psychanalyse il y a 50 ans, mais ma formation scientifique m’a fait comprendre que la psychanalyse n’était pas la solution pour améliorer les services aux familles les plus démunies. Pour que les intervenants auprès des familles et des enfants acceptent d’expérimenter de nouvelles pratiques dans le cadre d’évaluations rigoureuses nous avons besoin d’une nouvelle génération de professeurs de psychologie et de pédopsychiatrie qui aient une solide formation scientifique. Mais, pour souligner qu’il y avait déjà des gens bien éclairés sur ce sujet en France à cette époque, il faut dire que le livre que j’ai publié deux ans plus tard pour expliquer les bases scientifiques des conclusions du rapport INSERM a été primé par l’Académie des sciences morales et politiques.