C’est devenu un leitmotiv ces dix dernières années : intervenir précocement, c’est à dire auprès des enfants les plus jeunes, est à la fois plus efficace et plus rentable.  Les sociétés savantes comme les institutions internationales promeuvent la nécessité d’une prévention très précoce des problèmes de santé au sens large et de développement et plaident pour un investissement social en petite enfance. Mais en matière de parentalité, les programmes de soutien, qui ciblent le comportement de l’enfant en cherchant à modifier les pratiques parentales, sont-ils réellement plus efficients lorsqu’ils concernent des enfants très jeunes ? Ce n’est pas si évident, d’après cette recherche menée par une équipe britannique.

Cet article* signé par des chercheurs anglais, sous la direction de Frances Gardner, et publié dans la revue Child Development (vol 90 janvier février 2019) ressemble à un pavé dans la marre. Il remet en cause l’idée que les interventions les plus précoces (du point de vue de l’âge de l’enfant) seraient les plus efficaces.
Dans leur introduction, les auteurs rappellent que les recommandations et politiques de santé internationales prônent les interventions précoces pour la santé mentale et physique en s’appuyant sur les travaux neuroscientifiques, économiques ou sur les recherches développementales. Ils s’interrogent : quelle est la robustesse des données qui prouvent que les interventions auprès des très jeunes sont plus efficaces que celles qui sont plus tardives ?

En toile de fond, la plasticité cérébrale du jeune enfant, pas si étayée

Un corpus de données substantiel issu de la psychologie comportementale et des neurosciences suggère que le développement des enfants est plus malléable durant les premières années de vie en raison du très rapide développement neuronal lors de cette période au cours de laquelle le cerveau est censé être plus réceptif aux influences environnementales, naturelles ou résultant d’une intervention planifiée. La question de la fenêtre de tir la plus optimale pour favoriser un bon développement de l’enfant et réduire le risque apparaît cruciale et finalement pas tranchée. Car, soutiennent les auteurs, si la théorie de l’effectivité des interventions précoces en raison de la plasticité cérébrale est séduisante, elle repose sur des données empiriques peu nombreuses et qui surtout ne répondent pas spécifiquement à cette question.

Ils font référence aux travaux de James Heckman qui lui ont valu le prix Nobel d’économie en 2006 dans lesquels il comparait les effets des interventions selon l’âge des enfants et concluait qu’elles perdaient de leur efficacité et de leur rentabilité lorsque l’âge des enfants augmentait.
Mais pour les chercheurs ces analyses présentent de sérieuses limites. Notamment parce qu’elles comparent des interventions non similaires : des programmes de stimulation cognitive pendant la petite enfance avec des programmes de réduction de la délinquance à l’adolescence. Or ces interventions peuvent se révéler très différentes dans leur forme et dans leur contexte et dans les mécanismes développementaux qu’ils mettent en œuvre. On sait de plus que les programmes conçus pour des mineurs plus âgés peuvent avoir une efficacité limitée en raison d’effets iatrogènes (par exemple la contamination par les pairs). Pour réellement tester la théorie de l’intervention précoce il faudrait en fait comparer les effets d’interventions ciblant des mécanismes psychologiques similaires à des différents stades du développement de l’enfant.

L’exemple des programmes de soutien à la parentalité pour tester la validité de l’hypothèse « le plus tôt est le mieux »

Les auteurs ont donc cherché à vérifier cette antienne selon laquelle « le plus tôt est le mieux » avec une revue de littérature axée sur les programmes de soutien aux parents. Pourquoi choisir ces programmes pour traiter la question de la supériorité des interventions précoces ? Parce que, pointent les chercheurs, les programmes de soutien parental s’appuient sur de nombreuses données probantes, qu’ils s’inscrivent dans les mêmes courants théoriques et s’appuient sur les mêmes ressorts, ils présentent donc un corpus assez homogène. La plupart des interventions efficaces sont construites à partir de la théorie de l’apprentissage social. Ces dispositifs contiennent des éléments sur la construction de relations positives et sur la discipline, par exemple, comment permettre un apprentissage « chaleureux » (ndlr : la notion de « chaleur » parentale est très présente dans l’ensemble de ces programmes), comment jouer de façon ajustée avec un enfant, comment utiliser des techniques de renforcement social, comment mettre en oeuvre une approche proactive pour poser un cadre. Les attentes quant au comportement des enfants vont bien sûr varier avec l’âge. Mais, quel que soit l’âge des enfants, les interventions basées sur la théorie de l’apprentissage social cible des mécanismes parentaux similaires et utilisent les mêmes stratégies, avec le soutien de comportements positifs, la clarté des attentes et des techniques pour renforcer les comportements positifs, combinés avec la chaleur et l’engagement. Elles constituent donc une bonne façon de tester l’hypothèse de la meilleure efficacité des interventions précoces.

Les auteurs assurent que lorsqu’on regarde la littérature déjà existante, on constate qu’il existe peu d’études qui ont testé de façon spécifique l’efficacité des interventions selon l’âge de l’enfant. Les méta analyses sur le sujet présentent des résultats contrastés. L’une ne présente pas de différence, une autre portant sur 101 évaluations du Triple P auprès de jeunes de 0 à 18 ans souligne un effet beaucoup plus fort sur les plus jeunes mais une dernière sur des programmes parentaux pour les 2-7 ans conclut au contraire à un effet plus marqué sur les comportements disruptifs des enfants les plus âgés.

Deux approches méthodologiques utilisées

Les auteurs de cet article ont opté pour une approche qui prend en compte les données individuelles de toutes les familles (approche IPV) dans un ensemble de 13 évaluations randomisées du même programme, le Incredible Years, menées en Europe (Norvège, Suède, Portugal, Irlande, Pays-Bas, Pays de Galles, Angleterre). Il s’agit d’une intervention très protocolisée (elle repose sur un manuel) avec des preuves substantielles recommandée par la haute autorité de santé anglaise (le NICE). L’approche IPV permet d’examiner de façon fine les variations induites par plusieurs facteurs spécifiques, au sein d’un même programme à travers ses différents lieux d’implantation et ses différentes évaluations et de compenser certains biais.
Mais comme ces échantillons sont en général assez petits et que la puissance statistique de ce type d’approche est donc plus faible, les auteurs ont souhaité doublé ces résultats avec une technique plus classique, c’est à dire une méta analyse couvrant plus de programmes dans plus de pays et agrégeant un plus grand nombre de données.
A travers ces deux modes d’analyse, ils ont cherché à répondre à trois questions : les enfants plus jeunes tirent-ils davantage de bénéfices des interventions que les enfants plus âgés ? Les effets de l’âge correspondent-ils à des stades de développement spécifiques ? Les interventions devraient-elles donc être pensées selon les spécificités développementales des enfants ?

La méta-analyse de type IPV concerne 1046 enfants dans le groupe intervention pour 650 enfants dans le groupe contrôle. Dix des 13 évaluations étaient des interventions thérapeutiques pour des enfants déjà adressés à des services spécialisés pour troubles du comportement massifs ou des enfants en cours de dépistage, et trois programmes étaient plus préventifs, auprès de familles à haut risque. Dix programmes sur treize incluaient en majorité des familles socialement défavorisées (faibles revenus et/ou monoparentalité) et 30% des participants étaient d’origine étrangère (90% des programmes en milieu urbain en Grande Bretagne et aux Pays-Bas comptaient 90% de familles des minorités ethniques).
Globalement, on peut voir un effet significatif de ces interventions sur les troubles des conduites. En revanche, l’âge des enfants ne semble pas modifier l’effet du programme.

Pour la deuxième méta-analyse, celle agrégeant plus classiquement les données de plusieurs études randomisées pour les analyser dans leur ensemble, les auteurs ont sélectionné 154 évaluations de plusieurs programmes (dont Triple P, Incredible Years, des thérapies autour des interactions parents-enfants) menées en Amérique du nord, en Europe du nord, en Australie et dans d’autres pays du monde et concernant au total 13387 enfants de 2 à 10 ans. Les effets des interventions ne varient pas selon l’âge des enfants. Les programmes ne semblent pas plus efficaces au cours de la toute petite enfance. Les interventions ciblant des tranches d’âge réduites n’ont pas mieux fonctionné que les autres, ce qui laisse penser que chercher à ajuster les programmes à des stades développementaux n’est pas particulièrement utile.

A tous les âges de l’enfant, changer le comportement du parent a des effets sur l’enfant

Les auteurs n’ont donc trouvé aucune preuve que le jeune âge des enfants augmente l’impact des programmes destinés à réduire les troubles du comportement. Le comportement des enfants semble tout à fait modifiable quel que soit l’âge de celui-ci. Les auteurs font l’hypothèse que la plasticité du comportement des enfants en réponse à un changement de pratiques parentales est similaire quel que soit l’âge de l’enfant. Ce qui confirmerait l’hypothèse de la théorie de l’apprentissage social selon laquelle ce sont les interactions parent-enfant sur un mode coercitif qui contribuent pour l’essentiel aux comportements disruptifs, quel que soit l’âge. Donc, modifier la parentalité de façon à briser ces cercles coercitifs aura des effets similaires à tout moment. L’étude ici présentée ne permet pas de montrer que les enfants plus âgés ont une plus longue expérience de ces relations coercitives et qu’ils seraient donc plus impactés et moins aptes à changer. L’hypothèse évoquée par les auteurs pour expliquer cette absence d’impact du facteur âge est la suivante : si des enfants manifestent des troubles du comportement de façon précoce c’est peut-être le signe de troubles plus graves avec des origines neuro-biologiques, qui risquent d’être plus persistants donc plus difficiles à traiter. La malléabilité du comportement des enfants est ici plus compromise. Mais il est impossible de confirmer cette hypothèse dans la mesure où les chercheurs ignorent si les enfants plus âgés présentaient déjà des troubles plus jeunes.

Nous avançons de notre côté une autre explication : les interventions menées auprès de très jeunes enfants peuvent davantage présenter des visées préventives, elles peuvent être mises en place avant qu’un problème ne survienne, dans le but justement d’éviter la survenue du trouble. Or, la littérature montre que les programmes préventifs sont moins efficaces que les programmes qui ciblent des troubles déjà identifiés. Il est en effet plus facile de mobiliser des parents déjà en proie à une difficulté précise. Frances Gardner, la chercheuse qui a dirigé ce travail, nous a répondu par l’affirmative. C’est pour elle une hypothèse plausible.

La conclusion des auteurs est importante. Ils n’appellent pas du tout à limiter les interventions précoces et ils considèrent qu’il est bien évidemment capital de ne pas retarder le soutien prodigué pour limiter la souffrance induite par des troubles du comportement. Leur propos est surtout d’affirmer qu’il n’est jamais trop tard pour intervenir. Et de soutenir la maxime « jamais trop tôt, jamais trop tard » qui nuance le propos de James Heckman « Le plus tôt est le mieux ». Pour les auteurs il est donc important de s’assurer que les interventions précoces ne monopolisent pas les fonds publics. Ils martèlent également qu’il n’est pas nécessaire de s’escrimer à proposer des programmes spécifiques selon l’âge de l’enfant (ce qui peut être chronophage et dispendieux). Dans un autre article, passionnant lui aussi, Frances Gardner, résumait des données qui montraient que, de la même façon, il n’est pas indispensable de chercher à tout prix à adapter des interventions à un contexte culturel. Le corpus théorique sur lequel repose ces interventions et les principes d’action qui en découlent semblent valables, quel que soit l’âge de l’enfant et quel que soit le contexte culturel dans lequel il évolue.

Pour Frances Gardner il est possible que l’accent mis sur la plasticité cérébrale et surtout sur le fait qu’elle serait une spécificité des très jeunes enfants soit aujourd’hui quelque peu exagéré. En tous cas pas assis sur des preuves issues d’interventions qui auraient prouvé cette malléabilité neuronale et comportementale des petits.

Nous avons demandé à la Early Intervention Foundation, l’organisation indépendante britannique qui recense et classe les programmes d’intervention selon leur niveau de preuves, ce qu’elle pensait de cet article de chercheurs eux aussi britanniques et de cette idée que la prévention précoce ne devait pas constituer l’alpha et l’omega des politiques publiques en matière de bien être et de santé mentale des enfants. Tom McBride, directeur des données probantes à la EIF, nous répond :  «Le point de vue de notre organisation est qu’en matière d’intervention précoce il ne s’agit pas seulement d’intervenir dans les premières années (de la naissance à l’école élémentaire) mais d’intervenir tôt dans le cycle d’un problème rencontré par un individu au cours de sa vie. Parce que les problèmes (ou leurs effets) sont susceptibles de commencer à émerger à n’importe quel âge, nous pensons qu’une intervention précoce appropriée et efficace devrait être rendue possible tout au long de l’enfance. Prodiguer un soutien efficace durant les premières années d’un enfant (à la fois à l’enfant, à ses parents et aux professionnels), est crucial, mais nous contestons qu’il faille le faire au détriment d’un soutien tout au long de l’enfance. Il n’y a pas d’ « âge magique » au cours duquel l’intervention précoce deviendrait inutile ou superflue et nous serions donc en désaccord avec l’idée que les risques et les problèmes de l’enfance ne pourraient uniquement être traités que par un focus sur les deux ou trois premières années de la vie d’un enfant. »

Le plus tôt est donc le mieux quand il s’agit de l’apparition des symptômes. Le critère de l’âge de l’enfant apparaît finalement plus secondaire puisqu’il n’est jamais trop tôt et jamais trop tard pour agir.  Reste la question de la prévention primaire, c’est à dire des interventions destinées aux parents avant la survenue des troubles. C’est l’autre boîte de pandore, avec jusqu’à présent une littérature aux résultats très contrastés.

*”The Earlier the Better? Individual Participant Data and Traditional Meta‐analysis of Age Effects of Parenting Interventions”, Frances Gardner, Patty Leijten G.J., Melendez‐Torres, Sabine Landau, Victoria Harris, Joanna Mann ,Jennifer Beecham, Judy Hutchings, Stephen Scott, in Child Development, Vol 90, Janv-Fev 2019