Carole Vanhoutte, orthophoniste en région parisienne, est co-fondatrice avec Elsa Job-Pigeard et Florence Lerouge de « Joue, pense, parle », groupe de réflexion qui promeut le jeu comme moyen de prévention des troubles du langage et des apprentissages. Leur pratique et leur formation professionnelle cogi’act les ont amenées à établir un lien entre l’exposition précoce des enfants aux écrans et certains troubles du langage oral et écrit, de plus en plus fréquents.

 

Pourquoi êtes-vous tellement préoccupée par la question du développement du langage chez le jeune enfant ?

En raison de ce nous constatons depuis environ sept ans : une recrudescence des demandes de consultations dans nos cabinets pour des enfants de plus en plus jeunes et de plus en plus en panne de fonctionnement de la pensée. Nous ne sommes pas les seules, à faire ce constat. Il s’agit de troubles de plus en plus complexes qui ne sont pas liés au dysfonctionnement d’une seule fonction isolée. Nous voyons des troubles de la parole et de la compréhension. Ce sont les médecins, pédiatres et les enseignants qui nous adressent ces enfants. Le premier signe d’alerte c’est l’expression, le langage. Un enfant qui ne parle pas, c’est objectivable. Mais il y a aussi des enfants qui ne comprennent pas, ce qui passe plus à l’as. Lorsqu’ils arrivent en grande et en moyenne section, ils ne comprennent pas les consignes. Ce sont des petits qui pour certains pourraient être étiquetés « dys » alors qu’à notre sens ils ne le sont pas. Ils ne souffrent pas d’un problème neuronal, ils sont parfaitement « pré-câblés »mais ils n’ont pas assez, ou ils n’ont pas été assez autorisés à explorer, transformer le monde avec leurs mains. Ils n’ont pas construit la fonction symbolique indispensable pour avoir un langage informatif et une bonne compréhension.

Quelle est votre hypothèse ?

On pourrait chercher la cause du côté des dépistages de plus en plus précoces mais ces dépistages n’étaient pas aussi nombreux il y a sept ans. Le langage n’est pas isolé du fonctionnement cognitif global, ce n’est pas quelque chose qu’on entraîne mais qu’on construit avec l’environnement humain et physique. Partant du principe que l’enfant n’est pas tout seul, qu’il grandit au sein d’une famille qui elle-même évolue dans une société donnée, nous nous sommes interrogées sur les évolutions sociétales. La piste des écrans nous a semblé pertinente. Ce n’est pas le seul facteur mais nous assistons à une sur exposition de plus en plus précoce (à l’âge de un an dans le meilleur des cas) qui prive l’enfant de ces précieuses interactions avec les autres et les objets. Nous constatons que de nombreux enfants entre 3 et 11 ans passent entre 5 et 6 heures par jour seuls devant un écran. Je vous donne un exemple. Une petite fille de quatre ans et demi qui m’est adressée parce qu’elle ne parle pas. C’est le CMPP qui l’envoie. Cette enfant n’est pas en interaction, elle n’a pas de regard, pas d’attention, pas de « pointage » des objets. Elle prononce deux mots « daddy » et « go », alors que les parents ne sont pas anglophones. Cette enfant a en fait passé ses deux premières années dans un transat devant la télévision. Sa mère m’a expliqué qu’elle « ne savait pas quoi faire avec elle ». Il y avait des dessins animés dits « éducatifs », elle s’est dit « si ça existe c’est que c’est bien ». Donc, il y avait en permanence dans la vie de cette petite fille un écran. Le diagnostic d’un trouble du spectre autistique a été posé. Mais je m’interroge sur ce diagnostic pour cette enfant car l’évolution est rapide, constante. Ses symptômes ne proviennent-ils pas de cette surexposition très précoce à la télévision qui l’a empêchée de patouiller, de communiquer ? Parallèlement, nous recevons de plus en plus d’enfants de trois ans qui ne parlent pas et qui ont passé huit heures par jour devant un écran les premières années de leur vie et cela ne constitue pas une exception ! Les parents croient bien faire en raison des arguments éducatifs qui viennent promouvoir ces programmes et ces jeux.

Tous les milieux sont-ils concernés ?

Ça dépasse la question socio-économique. Dans les milieux aisés, on prend les applis pour permettre à l’enfant d’aller plus vite, d’acquérir des compétences plus tôt. Dans les milieux moins favorisés c’est pour occuper les enfants. Et puis, quel que soit le milieu, nous observons d’autres phénomènes : l’impossible séparation et l’impossible frustration. Je peux voir un certain nombre de parents soit très fusionnels, soit des parents qui n’osent pas ou qui ne peuvent pas mettre des limites. Or pour qu’un enfant ait envie de parler il faut qu’il ait un espace, une distance, une absence. S’il est toujours collé, il n’a pas besoin de parler. . C’est incroyable aussi le nombre d’enfants qui à 4/5 ans boivent encore des biberons matin, midi et soir ou ont une alimentation peu solide. A cet âge-là on mange comme les parents avec les parents. Le rapport à l’alimentation nous donne des éléments importants sur la maturité affective et sur le rapport que l’enfant entretient avec les objets. La bouche est le lieu privilégié des explorations qui vont là aussi conditionner les fonctions orales (bavage, parole…). Les temps de repas sont aussi des moments d’échanges interpersonnels qu’il faut préserver.

Quelles sont les solutions possibles ?

Comme cette exposition aux écrans a un impact sur les interactions précoces avec les adultes et avec le monde physique, nous pensons qu’il faut informer le plus tôt possible pour que l’enfant soit encouragé dans sa communication et son jeu. Il faut faire de la prévention, c’est à dire informer les parents et les professionnels de la petite enfance. Il faut expliquer comment l’enfant construit sa pensée grâce aux interactions humaines, au jeu et aux objets. On en arrive à médicaliser ces enfants alors que s’il y avait une information au préalable sur l’importance de parler à son enfant, de le câliner, de passer du temps avec lui, de jouer, on n’en serait peut-être pas là. La majeure partie des parents ont besoin d’être accompagnés. Je vois plein de mamans qui ignorent qu’il faut parler à un bébé. Ce n’est pas naturel. Jouer avec lui l’est encore moins. Il y a une croyance selon laquelle l’enfant peut tout faire tout seul, qu’il est équipé pour ça, qu’apprendre à parler c’est naturel, ça viendra bien tout seul et bien non :l’enfant sans l’adulte qui lui parle ne pourra pas parler ! Et puis il y a le discours ambiant : les écrans sont là, il faut faire avec, ils font partie de notre façon de vivre. Et tant pis pour les conséquences. L’Académie américaine de Pédiatrie qui avait commencé par alerter sur le problème a fini par atténuer son propos avec ce discours. Quant à l’Académie des Sciences en France, elle a publié en janvier 2013 un rapport qui sous-estimait les risques.

En quoi consiste votre travail avec ces enfants en panne de langage ?

La seule façon d’aider ces enfants c’est que nous, orthophonistes, nous proposions notre expertise dans un partenariat avec parents. Je suis le décodeur qui permet de savoir ce dont l’enfant a besoin. Je le dis aux familles: sans elles je ne peux pas tout faire. Nous réfléchissons ensemble à la façon dont on peut diminuer le temps d’écran. La méthode du « quatre pas » (formalisée par la psychologue Sabine Duflo) fonctionne bien. C’est à dire « pas le matin avant l’école, pas pendant les repas, pas avant de se coucher, pas dans la chambre de l’enfant ». Mais ce n’est pas suffisant de limiter les écrans, il faut proposer autre chose à la place. Avec quoi l’enfant aime-t-il jouer ? Il faut partir de ce qu’il aime faire, de ses centres d’intérêt Nous devons rappeler que pour être dans le symbolique et dans le langage l’enfant doit avoir eu le temps d’expérimenter, d’explorer le monde de façon sensorielle, de « patouiller ». Toutes ces explorations avec les 5 sens sont mises en sens par les mots de l’autre.

Les parents sont-ils réceptifs à ce discours ?

Certains parents estiment qu’ils n’ont pas le temps. Je l’entends très bien. Mais dix minutes par jour, c’est suffisant. Ce qui est encourageant c’est que ça redémarre très vite. Au fur et à mesure les jeux s’enrichissent et le langage aussi. Dans 90% des cas, on y arrive. Les parents sont les premiers étonnés. Je me souviens de cette maman qui voyait progresser son fils de trois ans mais qui un jour me dit « les repas sont un enfer, il ne veut pas manger, il regarde la tablette ». Il était impossible pour elle d’imaginer qu’on enlève la tablette pendant le repas pour que son enfant mange. Elle pensait qu’il allait « faire une crise ». Mais elle l’a fait. Et plus tard elle m’a dit « en fait, si on ne la lui donne pas, il ne la réclame pas ». Une révélation pour elle. La plupart des parents comprennent très bien ce que nous leur expliquons et s’investissent. Une petite minorité ne se sent pas concernée. Dans ce cas je fais un contrat moral avec eux car je ne peux pas travailler seule. Libre à eux d’accepter, de refuser, de rester, ou pas. En général, le discours qui porte, c’est celui sur les apprentissages. Quand nous expliquons le lien entre l’exposition aux écrans, le jeu, le développement du langage et les apprentissages scolaires, c’est efficace. C’est ce lien spécifique qu’il faut mettre en avant. Il faut lever cet implicite auprès des parents et des professionnels. Gardons à l’esprit qu’il est plus facile de limiter les écrans quand ils n’ont pas été proposés trop tôt.