L’UNICEF lance une nouvelle campagne de défense des enfants dont la première proposition concerne l’investissement auprès des tout-petits. Cette proposition fait donc écho au rapport proposé il y a trois semaines par le groupe de réflexion Terra Nova sur la prévention précoce. L’approche de Terra Nova sur le sujet, d’orientation très anglo-saxonne, ne fait pas consensus. Pourquoi faudrait-il soutenir spécifiquement et précocement les enfants de milieu défavorisé et leur famille ? Comment le faire ? 

Investir massivement dans la petite enfance pour éviter que, très vite, les inégalités se creusent. L’idée a le vent en poupe. L’UNICEF vient de lancer une nouvelle campagne adressée notamment aux députés et intitulée “Qu’allez-vous faire pour les enfants?”, avec ce sous-titre: “Les députés ont 5 ans pour changer la vie d’un enfant sur cinq“. Dans la première de ses huit propositions, l’ONG rappelle que 20% des moins de 18 ans sont pauvres et plaide pour faire de la petite enfance une priorité et un outil d’égalité des chances. Que dit cette préconisation n°1 ? « L’accueil du jeune enfant est un moyen de soutenir les familles en situation de précarité : il constitue notamment pour les parents un appui essentiel pour leur permettre des démarches d’accès aux droits, de recherche d’emploi. L’UNICEF France demande donc une augmentation significative des places en crèche, particulièrement dans les zones les plus fragilisées, ainsi qu’une adaptation des modes de garde à chaque situation. De même, alors qu’aujourd’hui 11% des enfants de 2 ans sont scolarisés, l’UNICEF France demande le renforcement de la scolarisation des enfants de cette tranche d’âge avec une réelle priorité donnée aux familles les plus vulnérables et particulièrement dans les quartiers de la politique de la Ville. Cette alternative aux modes de garde traditionnels peut être un levier pour, à terme, une réelle égalité des chances. Il est essentiel de combattre les inégalités bien avant qu’elles ne se creusent. »
Sur la nécessité d’accorder des places d’accueil aux familles les plus vulnérables, l’UNICEF semble donc rejoindre Terra Nova.

Une prévention évaluée contre une prévention « prévenante »

Fin mai, le think tank a réactualisé son rapport de 2014 sur la lutte contre les inégalités dès la petite enfance. Parmi les principales préconisations : priorité d’accès donnée aux enfants des familles en situation de précarité, amélioration du contenu pédagogique, renforcement de l’accompagnement à la parentalité et évaluation des dispositifs mis en place. Il y a un an, c’est le mouvement Ensemble pour l’Education qui organisait pour son lancement un congrès international à l’OCDE consacré aux « actions majeures pour la petite enfance ». Depuis, l’association a lancé le Grand Train de la petite enfance qui devrait sillonner la France à partir de novembre 2017 pour défendre l’idée que l’éducation des moins de six ans constitue une « clé de l’égalité des chances ».

Le rapport du Terra Nova publié il y a trois semaines a suscité peu de réactions contrairement à sa première mouture en janvier 2014. Daniel Lenoir, directeur de la CNAF, est plutôt en phase avec les constats et préconisations de ce document (voir notre entretien). Mais l’approche défendue par Terra Nova, inspirée des programmes standardisés et de la culture de l’évaluation des anglo-saxons, est toujours très controversée dans le champ de la petite enfance et du secteur social. Elle est ainsi éloignée, voire opposée, à la notion de « prévention prévenante » mise en avant par Sylviane Giampino dans son rapport sur l’accueil du jeune enfant. Ce rapport plaide pour un accueil de qualité respectueux du développement de l’enfant, par des professionnels formés, et pour un soutien parental non prescriptif et non normatif.

Ce qui constitue la réelle ligne de fracture entre le modèle anglo-saxon et le modèle français c’est, d’un côté, une vision probabiliste avec la recherche de facteurs de risques et la mise en place de programmes plus ou moins ciblés selon ces facteurs, pour prévenir la survenue de problèmes ultérieurs et, de l’autre, le refus de considérer l’enfant et sa famille à partir de cette grille de lecture prédictive et dès lors le refus de cibler des populations qui seraient considérées comme plus vulnérables. Les premiers estiment qu’il faut très vite donner plus à ceux qui ont moins, via des programmes de soutien intensifs, pour compenser les inégalités de départ, changer le cours des destinées et éviter la reproduction es inégalités. Les seconds misent sur un accueil universel, riche, de qualité, et craignent le risque de stigmatisation, le formatage, la sur stimulation et les prophéties auto-réalisantes.

Mieux définir la notion de défaveur

La position de l’Association des collectifs Enfants Parents Professionnels (ACEPP), acteur historique dans le champ de la petite enfance, nous semble assez représentative de cette deuxième approche défendue depuis longtemps par des collectifs tels que “Pas de zéro de conduite pour les moins de trois ans” ou le CEP-Enfance. L’ACEPP adhère assez logiquement à l’objectif fixé par Terra Nova, renforcer l’égalité des chances le plus précocement possible, mais en exprimant de vives réserves quant à la méthode. Emmanuelle Murcier, déléguée nationale du mouvement, déplore des « généralisations », « une base floue, pas scientifique ». Elle s’interroge notamment sur le fait que le rapport parle de « familles défavorisées » sans les définir. « Qu’est ce qu’une famille défavorisée ? Une famille qui vit une précarité économique, dont les parents sont demandeurs d’emploi ou au RSA ? Une famille défavorisée culturellement dont les parents ont été très peu à l’école ? Une famille mono parentale ?  Une famille isolée ? Une famille dont les parents vivent une maladie ? » On ne sait pas de quelles familles on parle. Et tous les facteurs qui amènent à dire qu’une famille est défavorisée n’ont pas le même impact sur le langage. »

Notons que l’interrogation sur la notion de défaveur et sur la légitimité de ce concept est récurrente autour de ces sujets. Lorsque le premier rapport de Terra Nova avait été présenté aux professionnels au Conseil Général du 93 en janvier 2014 (nous avions résumé les débats suscités alors par cette première mouture), une adjointe du maire de Pierrefitte s’était agacée: « Vous nous parlez des enfants pauvres, mais c’est quoi un enfant pauvre ? » François Chérèque, alors à la tête du Think Tank, un peu décontenancé, avait dû réexpliquer des notions aussi basiques que celle du seuil de pauvreté. Une autre participante avait lancé que « déjà dans les années 80, la prévention, ce n’était que pour les pauvres ». Plus tard, en septembre 2014, lors du colloque co organisé par Terra Nova, l’Institut Montaigne et la CNAF, Sylviane Giampino avait contesté le concept de familles à risques. Il serait trop long d’énumérer ici les co-morbidités associées à la précarité mais elles sont nombreuses et abondamment décrites par une littérature qui, il est vrai, n’est pas forcément accessible en français.  Dans sa dernière campagne, L’UNICEF, elle, parle bien des enfants «pauvres » ou des «familles vulnérables» lorsqu’elle évoque l’urgence d’investir dans la petite enfance.

Dans les études sur lesquelles s’appuie Terra Nova, il est bien question de défaveur économique et sociale, en général associée à un faible niveau d’instruction des parents, et plus ou moins accrue par la monoparentalité (laquelle est plus fréquente et semble avoir plus d’effets délétères dans les catégories les plus populaires, comme nous le précisions dans un précédent article). C’est certainement une lapalissade, mais statistiquement précarité sociale et faible niveau d’instruction sont liés.

Le lien entre le statut socio-économique des parents et le développement de l’enfant pas évident pour tout le monde

L’ACEPP assure en revanche ne pas contester l’un des constats de départ du rapport de Terra Nova: la corrélation entre le niveau socio-économique et le développement langagier de l’enfant.  C’est important car les professionnels qui s’irritent de cet étiquetage « familles défavorisées » ou « familles pauvres » finissent en général par nier ce lien, ou fortement le nuancer. Nous l’avons vu récemment lorsque nous nous sommes intéressés à l’adaptation par la ville de Lille du programme québécois “Jeux d’enfants”. Ce programme était bien pensé au départ par ses concepteurs dans une perspective de lutte contre les inégalités. Mais les responsables lillois en charge de l’expérimentation, par souci de ne pas stigmatiser les familles, affirment de leur côté, que le lien entre le milieu socio-économique et le développement de l’enfant ne serait pas si évident.

Or, s’il est un sujet sur lequel les études ne manquent pas, c’est bien celui de la corrélation entre le niveau de revenus et de diplôme des parents et le niveau de langage de l’enfant, ainsi que le très fort caractère prédictif de ce développement langagier précoce dans la réussite scolaire. L’étude de Hart et Risley de 1995 n’a cessé d’être confirmée : moins les parents sont eux-mêmes instruits, plus le niveau socio-économique de la famille est faible et moins l’enfant sera stimulé sur le plan langagier (en terme de lexique entendu et d’interactions). Le fameux « fossé des 30 millions de mots » (selon leur milieu familial, la différence en nombre de mots entendus par des enfants entre leur naissance et l’âge de 3 ans peut se chiffrer en millions) est devenu un slogan fort de la prévention précoce hors de nos frontières, repris d’ailleurs par Terra Nova. La chercheuse Sophie Kern faisait le point sur le sujet lors du dernier colloque Zoeki sur la communication. On peut aussi citer l’incroyable étude parue dans Nature en 2015 qui montrait l’impact des situations de pauvreté et du faible niveau d’instruction des parents sur la morphologie du cerveau de l’enfant et sur le développement des différentes aires cérébrales.

Les programmes standardisés toujours aussi contestés

Pour lutter contre l’apparition précoce de ces inégalités de développement, Terra Nova continue de promouvoir les programmes standardisés dont la plupart ont vu le jour aux USA dans les années 60-70. Les nombreux opposants (grandes figures de la pédopsychiatrie, milieu associatif, représentants du champ psycho-social) accusent ces dispositifs de stimulation précoce de ne pas respecter la singularité de l’enfant et les variabilités individuelles du développement (nous avons synthétisé cette position dans un précédent article). Pour l’ACEPP, Emmanuelle Murcier exprime aussi ses réserves vis-à-vis de ces programmes standardisés de soutien. « Dans ces approches les parents et les enfants ne sont pas acteurs des apprentissages, ils bénéficient de programmes de stimulation, déplore-t-elle. Or c’est la participation active, les interactions produites par les parents, professionnels et les enfants, qui permettent de réels apprentissages,  pas des programmes formatés et ciblés avec des horaires fixes. Il faut laisser les professionnels créer des espaces de qualité pour tous les enfants, en ayant une attention particulière pour ceux qui parlent moins. »

C’est notamment la critique régulièrement formulée à l’encontre du Parler Bambin. Outre que ce programme ne peut se réduire aux ateliers pour les « petits parleurs » et consiste précisément à créer un environnement stimulant sur le plan langagier (Le programme a été longuement évoqué lors du colloque Zoeki), il existe en fait, en dehors de nos frontières, des milliers de dispositifs standardisés, qui ne ciblent pas tous les mêmes objectifs (ou les mêmes populations), qui proposent des modalités, une fréquence ou une intensité très disparates. Mais ils ont un point commun : ils sont évalués. Ils font l’objet de publications dans des revues scientifiques. Ils sont au coeur de plusieurs dizaines de méta-analyses qui permettent de soupeser leurs bénéfices, réels, et leurs limites, nombreuses. Il est donc possible aujourd’hui d’identifier, parmi ces dispositifs, ce qui marche, de quelle façon, avec quelle ampleur, sur qui, et à quel coût.  (voir à ce sujet nos articles sur les “what works centers” anglais ou notre synthèse du rapport américain Parenting matters).

Et c’est bien ce qui, de plus en plus, place la France en porte à faux : nous sommes bien incapables de prouver si ce que nous faisons fonctionne puisque nous n’en mesurons jamais les effets, mais nous contestons quand même des dispositifs qui eux, rendent compte en permanence des effets produits ou pas, grâce notamment à des études longitudinales dont les participants sont souvent suivis de leur naissance à l’âge adulte. Peut-être la vision française se révélera-t-elle au final beaucoup plus bénéfique, plus efficace, plus éthique, plus respectueuse que les dispositifs standardisés. Mais il est impossible d’arriver à une telle conclusion aujourd’hui, en l’absence de toute évaluation.

Il semble que pour de nombreux professionnels, connaître les méthodes les plus efficaces en matière de soutien précoce aux enfants en situation de précarité, savoir ce qui marche, comment, à quel coût, n’a finalement pas grande importance. Comme si comprendre ce qui peut permettre à des enfants plus mal partis dans la vie d’échapper à la reproduction des inégalités n’était pas l’enjeu essentiel, la seule question qui vaille. Comme si le risque de la stigmatisation apparaissait toujours comme le pire des risques, avant celui de l’exclusion, du décrochage scolaire, du chômage, des troubles psycho-sociaux. Comme si cette crainte de la stigmatisation devait demeurer l’éternel point Godwin des débats français sur la prévention précoce.