Six ans après leur premier document sur le sujet, les Académies de médecine, des sciences et des technologies s’emparent de nouveau des écrans. Avec une inquiétude un peu plus marquée, et surtout une préoccupation très nette pour la question des inégalités sociales.

Pas un nouveau rapport mais un « appel à la vigilance ». C’est ainsi que l’Académie des sciences, l’Académie nationale de médecine et l’Académie des technologies présentent leur nouvelle production commune dédiée aux écrans.
Les représentants des trois sociétés savantes sont les premiers à le reconnaître, cette actualisation est un peu moins optimiste, sans être alarmiste, que la première mouture publiée en 2013. « Nous n’avions pas assez insisté sur les effets délétères », estime Jean-François Bach, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences.

Des recommandations selon les âges

Cet « appel » formule des recommandations générales par tranche d’âge. Avant 3 ans, une utilisation modérée et prudente, toujours accompagnée d’un parent, est proposée (la distinction n’est plus faite entre écrans « passifs » et « interactifs »). Entre 3 et 10 ans, le temps d’écran doit être ritualisé pour faciliter l’autorégulation, il faut éviter d’acheter des outils numériques personnels aux enfants et limiter l’usage avant le coucher pour préserver la qualité du sommeil. Après 10 ans, les parents sont encouragés à maintenir un « dialogue positif sur l’utilisation des écrans » et à rester attentifs au symptômes de fatigue et aux signes d’isolement.
De façon plus globale, les parents sont incités à avoir eux-mêmes un « usage raisonné de leurs propres outils numériques, notamment quand ils interagissent avec un jeune enfant ». A noter: ces recommandations ne comportent pas de temps maximal d’utilisation selon l’âge, comme dans les préconisations américaines (pas d’écran avant 1,5 ans sauf chat vidéo, une heure par jour entre 1,5 et 5 ans). Les auteurs estiment que rien dans la littérature ne permet aujourd’hui de définir un effet-dose.

Le projecteur sur le biais socio-économique

L’un des changements notables de ce nouveau document réside dans l’insistance sur les inégalités socio-économiques face aux facteurs de risque. « On sous-estime généralement le rôle des vulnérabilités sociales, qui interfèrent de façon majeure dans le rapport aux écran. En effet, tous les enfants et adolescents ne sont pas placés dans des contextes familiaux, culturels et sociaux équivalents et les conséquences u mauvais usage des écrans apparaissent d’autant plus sérieuses que l’enfant est en situation de vulnérabilité : l’absence ou l’insécurité d’emploi, les difficultés matérielles de la famille, une trop grande distance aux services éducatifs, sociaux ou médicaux, un contexte culturel appauvri, sont autant de facteurs qui peuvent rendre difficile, voire inaccessible, la compréhension du numérique, l’éducation aux usages des écrans, la distance critique et l’indispensable autorégulation. »
Cet ajout est essentiel puisqu’il induit un positionnement très spécifique en matière de communication. « Les campagnes alarmistes axées sans distinction sur les « dangers des écrans » ne risquent pas seulement de faire ignorer aux parents et aux éducateurs les avantages potentiels des technologies numériques, largement argumentées à ce jour. Elles risquent aussi de faire oublier les véritables déterminants de la santé mentale et l’importance des problèmes sociaux.»

Les cas extrêmes ne prouvent pas une nocivité intrinsèque

Si les trois Académies concèdent qu’il était nécessaire de déplacer le curseur un peu plus du côté du risque, elles n’entendent pas céder à la panique. « La question est posée du retentissement de ce comportement (“la surexposition” ndlr) sur le développement psychomoteur et relationnel du jeune enfant, ainsi que sur ses capacités d’apprentissage. Indépendamment de la réponse à cette question très préoccupante il est difficile de départager ce que serait, d’une part, la possible nocivité intrinsèque des écrans pour les jeunes enfants, et d’autre part des pratiques parentales inadaptées dont la gestion des écrans ne serait qu’un aspect parmi d’autres. »

Le document répond en partie aux assertions d’Anne-Lise Ducanda et au plaidoyer qu’elle a cosignée avec le pédopsychiatre Daniel Marcelli (auditionné dans le cadre de cet appel) pour la reconnaissance d’un syndrome d’ « Exposition Précoce et Excessive aux Ecrans », avec la même réserve, formulée presque à l’identique, que celle avancée dans nos articles (“Sur l’éducation aux écrans, il faut être pragmatique“, “Ecrans et TSA, les éléments du débat“, “Ecrans et tout-petits: le facteur social est crucial“) : les exemples d’enfants exposés plus de six heures par jour « sont si extrêmes qu’il est difficile d’imaginer que d’autres aspects de leur vie n’entrent pas en ligne de compte dans les troubles du développement constatés ». « Dans de nombreux cas de vulnérabilités sociales, l’environnement du jeune enfant peut parfois se révéler aussi peu favorable à son développement que ne l’est l’écran, voire franchement pathogène (dépressions parentales, addictions, pathologies diverses…). » Les trois Académies incitent ainsi à ne pas confondre une nocivité intrinsèque des écrans avec le dommage collatéral d’un environnement éducatif fortement carencé. Quant au lien éventuel entre une exposition massive au écrans et la survenue d’un trouble de l’autisme, Bruno Falissard, pédopsychiatre membre de l’Académie de médecine, est catégorique : « l’autisme, et les troubles neuro-développementaux, c’est très particulier. Nous n’avons pas de données pour le moment qui permettent d’établir ce lien.»

Ne pas balayer d’un revers de la main les constats des cliniciens de terrain

Pour autant, les auteurs ne nient pas la réalité et la gravité des faits constatés par les cliniciens. Bruno Falissard estime d’ailleurs que ces remontées du terrain constituent un « signal », comme en pharmacovigilance lorsque les effets indésirables d’un médicament commencent à apparaître. « Dans ce cas on n’attend pas d’avoir la preuve du problème pour agir. Pour le moment nous n’avons pas les preuves épidémiologiques qu’une exposition aux écrans a un impact sur la cognition sociale. Mais des médecins cliniciens nous disent qu’ils constatent un retrait social lié à cette exposition. Donc on peut avoir des craintes. »

Addiction aux écrans, une notion contestée

Quid également du risque d’addiction, lui aussi régulièrement brandi (c’était la première crainte évoquée par les parents dans une étude réalisée pour la Fondation pour l’Enfance) ? Pour Jean Adès, de l’Académie de médecine, membre du groupe de travail missionné pour cette nouvelle mouture,
le lien entre « mésusage des écrans et addiction comportementale est « controversé et incertain ». Ne serait-ce que parce que la notion d’addiction comportementale elle-même est récente. Seule la dépendance aux jeux d’argent et plus récemment la pratique pathologique du jeu vidéo sont reconnues comme des addictions par l’Organisation Mondiale de la Santé. Sur ce sujet précis de l’addiction aux jeux vidéos, une pièce de théâtre très didactique, “L’écran de Max”, est actuellement proposée à Paris au Studio Hébertot afin de sensibiliser parents, jeunes, enseignants. La pièce est aussi déclinée sous forme de programme pédagogique et artistique déployé dans les établissements scolaires.

Si la pratique compulsive du jeu vidéo est donc officiellement considérée comme une addiction, il n’existe pas de “cyber-dépendance” au sens médical du terme pour des individus qui auraient une consommation excessive des réseaux sociaux. Et  encore moins d’addiction aux écrans en général pour les plus jeunes. Jean Adès préfère parler de « métaphores de l’addiction », sans réels symptômes de sevrage ou troubles neurophysiologiques. Jean Adès se demande plutôt si les écrans ne constituent pas une porte d’entrée vers des comportements de type addictif. Là aussi il le rappelle : « dans toutes les addictions, on trouve comme facteur de risque les carences affectives et éducatives, les traumatismes précoces, les rôles parentaux, la dimension socio-culturelle ». « Il est établi que l’utilisation de l’écran comme « calmant » est plus fréquente dans les milieux défavorisés où on trouve moins d’interactivité parents-enfant devant un écran. »

Mettre la pression sur les concepteurs de jeux vidéos

Concernant les usages des pré-adolescents et adolescents, le rapport aborde là-aussi les incertitudes scientifiques. « Bien que le smartphone soit parfois pointé comme un facteur amplificateur du malaise adolescent, un nombre croissant de recherches suggère que le temps passé en ligne bénéficie à une majorité de jeunes qui en font plutôt bon usage ». Il existe bien une corrélation entre une très forte utilisation des technologies numériques et le mal être psychique mais sans que l’on puisse identifier précisément le sens de cette corrélation : est-ce l’exposition aux écrans qui conduit au mal être ou l’inverse ? Les auteurs rappellent encore une fois que tous les adolescents ne sont pas égaux face au risque. Il existe des vulnérabilités, notamment psycho-sociales.

Le texte conseille aux parents de « maintenir un dialogue positif sur ces questions » et de « rester attentifs aux symptômes de fatigue liés aux troubles du sommeil, aux signes d’isolement ». Pour les jeux vidéos, l’accent est mis sur la responsabilité des éditeurs, accusés de recourir « aux services de psychologues et spécialistes des neurosciences pour introduire des techniques inspirées de celles qui ont fait leurs preuves dans les jeux de hasard et d’argent pour tromper la rationalité du joueur et l’obliger à rester et à payer ». Les trois Académies plaident pour que les concepteurs explicitent les stratégies présentes dans les jeux « 12+ ».

Sur le sujet, Serge Tisseron annonce que dans le cadre d’une réflexion menée pour le CNC (Centre National de la Cinématographie), la pertinence d’une charte éthique est actuellement discutée. L’interdiction ne peut s’envisager que par une action en justice, précise le psychiatre. Qui appelle par ailleurs à cesser de raisonner de façon binaire et en terme de « pendules », à la maison comme à l’école. « La question n’est pas « écran/pas écran » mais l’usage qu’on en fait. La bonne stratégie éducative c’est la contextualisation. A l’école par exemple, dans quelles disciplines les écrans peuvent-ils apporter quelque chose ? Auprès de quels élèves ? »

De réelles conséquences physiologiques

Le rapport alerte enfin sur les effets des écrans sur le sommeil et les risques de désynchronisation induits par la lumière des LEDs. Lorsque l’écran est utilisé le soir, cette lumière freine la sécrétion de mélatonine (voir cette étude citée dans l’un de nos pueriscopes), l’hormone qui facilite le sommeil. L’inhibition de la mélatonine entraîne une « dette de sommeil ». Et pour Yvan Touitou, chronobiologiste également sollicité pour cet appel, ce phénomène semble s’accroître chez les enfants et les adolescents : 30% des 15-19 ans seraient en dette de sommeil, les enfants auraient perdu 50 minutes de sommeil en moyenne sur les 20 dernières années. Avec pour conséquences de la fatigue, des somnolences diurnes, des troubles de l’humeur, des perturbations métaboliques, une dégradation de l’appétit, voire des troubles neurocognitifs. Une très récente étude canadienne à partir d’une cohorte américaine a bien montré que la combinaison d’un temps d’écran limité avec un temps minimal de sommeil respecté avait un impact positif très fort sur le développement cognitif des enfants de 9-10 ans.

Le groupe de travail mentionne brièvement une autre conséquence médicale d’une exposition répétée aux écrans : le risque d’obésité. Une équipe singapourienne associée à des chercheurs d’autres pays (dont Jonathan Bernard de l’INSERM) vient de mettre en évidence dans une étude parue dans le International Journal of Obesity un résultat intéressant : la consommation d’écrans de tous types entre deux et trois ans est bien associée à l’adiposité à 3-5 ans mais uniquement pour les garçons. Les garçons qui sont davantage exposés aux écrans avant 3 ans ont à 5 ans une adiposité plus élevée que les garçons qui ont été moins exposés. L’hypothèse avancée pour expliquer cette corrélation liée au genre est la suivante : un garçon qui n’est pas devant un écran aura tendance à davantage s’impliquer dans une activité physique. Une fille, elle, optera pour des activités de toute façon plus sédentaires (la lecture par exemple). Cette différence entre les sexes ne serait donc pas due à un effet intrinsèque des écrans qui serait spécifique au métabolisme masculin. Le temps d’écran ne serait en fait que le marqueur de la sédentarité des garçons.

L’information des parents, un enjeu majeur

Pour les auteurs de l’appel des trois Académies, concernant l’ensemble des impacts évoqués, « les parents sont ou devraient être les éléments essentiels de prévention de ces troubles et conduites à risque ». Yvan Touitou insiste : « les parents doivent savoir que les heures de sommeil perdues ne sont pas récupérables le week-end avec des grasses matinées ». Il lui semble urgent d’informer les familles sur ce sujet très précis, avec une recommandation ferme : pas d’écran dans la chambre.
Le document insiste à plusieurs reprises sur le rôle majeur des parents et la nécessité de leur transmettre des informations validées. Avec, en creux, cette interrogation : si le statut socio-économique des familles constitue un facteur de risque majeur, alors comment informer efficacement ces parents concernés au premier plan ?