« Enfances de classe, de l’inégalité parmi les enfants », sous la direction de Bernard Lahire, vient de paraître aux éditions du Seuil. Un livre-somme qui montre comment les conditions de vie mais aussi les pratiques parentales très socialement clivées dessinent très tôt, terriblement tôt, la destinée des enfants.

Plus de 1200 pages pour montrer «l’importance des effets des primes socialisations sur le destin des enfants ». Une telle somme était-elle nécessaire pour mettre en lumière un phénomène déjà bien étudié ? Oui, en raison du parti pris des auteurs, qui croisent portraits sociologiques et analyses théoriques autour d’une enquête menée auprès de 35 enfants de 5 à 6 ans, et de leur entourage. Loin de la sécheresse académique (mais très instructive aussi) des études scientifiques publiées dans les revues internationales, les 17 chercheurs mis à contribution, sous la houlette de Bernard Lahire, livrent, en plus de chapitres consacrés aux analyses transversales, des instantanés, des chroniques, un réel fait de chair, de petits morceaux d’humanité qui forment un tout signifiant. Des détails du quotidien et des mots (ou des silences) d’enfants et de parents qui viennent colorer, incarner, les résultats bien connus des cohortes longitudinales.

En introduction, Bernard Lahire formule ainsi une réalité trop souvent oubliée ou niée : « Le fait que la socialisation familiale soit à la fois précoce, intense, durable, et, pendant un temps au moins, sans concurrence ni comparaison, explique donc l’étendue et la force de son influence sur les comportements ultérieurs.(…) La famille, par l’intermédiaire de laquelle chaque individu découvre sa société et apprend à y trouver sa place, est l’espace premier qui tend à fixer les limites du possible et du désirable.» L’ouvrage donne la parole à des familles vivant dans une très grande pauvreté, à des classes populaires « stabilisées », des classes moyennes pas si éloignées des ouvriers ou au contraire culturellement proches des classes supérieures, des familles d’intellectuels aisées ou en déclassement économique. Ce qui permet de distinguer assez finement les effets différenciés du capital économique et du niveau de diplôme des parents.

Un rapport à l’école toujours fort mais aux modalités très différentes

Certains enfants vivent dans un extrême dénuement. « L’espace manquant, l’inconfort, l’insalubrité sont autant de limites quotidiennes et répétées que l’enfant intériorise. Le monde social est pour ces enfants un monde de contraintes matérielles, qui restreignent l’espace des possibles. » Au-delà des conditions matérielles, c’est l’analyse des projections, attitudes, postures, pratiques parentales selon le milieu social et de leurs effets sur l’enfant et sur ses capacités d’adaptation à l’école qui sont très finement mis en lumière.  La totalité des parents des classes supérieures et un peu moins de la moitié des parents des classes moyennes et populaires souhaitent par exemple que leurs enfants poursuivent longtemps leurs études et obtiennent des diplômes (au moins le baccalauréat).
Les chercheurs notent aussi que si tous les parents interrogés ont confiance dans l’école, cette confiance se manifeste de différentes façons. Dans les classes moyennes et supérieures elle passe par « des échanges avec le personnel éducatif et l’emprunt de certaines méthodes ». Dans les classes populaires « cette confiance se manifeste plutôt par une délégation parentale et une mise à disposition pour l’accompagnement des activités ».

Les enjeux implicites du jeu

La relation au jeu est là aussi très socialement connotée. Les jeux avec les chiffres sont essentiellement pratiqués par les classes supérieures, les jeux de société et jeux éducatifs sont particulièrement investis par les classes moyennes. Les auteurs notent que les familles des classes moyennes et supérieures ont bien compris comment le jeu était un mode d’apprentissage du jeune enfant et un facteur de progrès académiques. « Tout se passe comme si, pour ces familles de classes moyennes, le travail de répétition scolaire se faisait de manière plus détournée, sous la forme de « ruses pédagogiques » et, de fait, ne se focalisait pas sur les activités les plus marquées du sceau scolaire tels la graphie ou l’apprentissage des lettres. Ces familles ont bel et bien pris le pli de la « pédagogie invisible ». La plupart d’entre elles se montrent, de plus, vigilantes à développer d’autres compétences fortement valorisées scolairement. » De nombreux parents aisés et culturellement dotés (et quelques uns parmi les classes populaires) « se montrent soucieux de valoriser la « curiosité » de leurs enfants, leur esprit « logique », leur « raisonnement », leur « questionnements », leur compréhension. » « Les parents pédagogisent le monde pour leurs enfants. Ils les emmènent visiter des musées et leur font prendre part à des ateliers éducatifs (11 familles où les parents sont très dotés scolairement et une famille pas dotée) ». Face à cette avance prise de facto par les enfants des classes moyennes et supérieures, les auteurs estiment que « l’école maternelle semble entériner plus que contrebalancer la moins grande connivence familiale ».

Des pratiques disciplinaires différenciées

Le passage relatif à la discipline livre des clés d’analyse très éclairantes. Les auteurs expliquent que « ce qui est le plus discriminant socialement et scolairement c’est le fait de connaître les règles et de s’y soumettre de son propre chef, spontanément, sans que l’adulte ait besoin de les rappeler ». « En effet, au-delà de la simple obéissance c’est surtout l’intériorisation des règles par les enfants qui est valorisée. L’autonomie est une qualité fortement appréciée. » C’est cette autonomie, cette auto-régulation, qui permet notamment à l’enfant de se mettre au travail et de se concentrer. « Les élèves les plus conformes sur ce point sont tendanciellement ceux dont les performances sont les meilleures. Ils se recrutent principalement dans les classes moyennes et supérieures et, au sein de celles-ci, davantage au pôle culturel.(…) L’école sanctionne positivement des comportements qui s’appuient sur une autocontrainte qu’elle n’enseigne pourtant pas méthodiquement, valorisant ou invalidant du coup principalement les produits de socialisations familiales différentes.» Les auteurs posent donc la question : qu’est-ce qui, dans leurs socialisations familiales respectives peut aboutir à ce genre d’écarts chez les enfants ?

Il apparaît que la manière dont l’autorité familiale s’exerce sur les enfants varie fortement et prépare très inégalement les enfants au régime disciplinaire de l’école. Dans les classes populaires, les règles sont moins explicitées, moins généralisables et donc moins transposables à un autre contexte. La sanction tombe au moment de l’écart à la règle, sans avertissement, elle est plus souvent improvisée. Dans les classes moyennes et supérieures, au contraire, les règles renvoient à de grands principes, elles sont connues, explicitées, parfois même co-construites avec l’enfant et la sanction ne tombe pas sans somation. L’exemple des écrans est intéressant. Les auteurs assurent que toutes les familles rencontrées tentent de réguler le temps d’écrans (ils reconnaissent un possible biais de recrutement qui peut avoir abouti à une sur représentation de familles adhérant aux messages en vigueur sur le sujet). Mais dans les classes populaires cette régulation semble plus erratique alors que dans les classes supérieures, le temps d’écran est soumis à des durées maximales définies à l’avance. La mise à l’écart de l’enfant est pratiquée par toutes les classes sociales mais seules les catégories supérieures préviennent l’enfant de ce qui va se passer et annoncent une durée.

Sans surprise, des développements langagiers très liés à la classe sociale

En toute logique, le livre fait la part belle à la question du développement langagier, critère fortement discriminant pour la trajectoire scolaire et, au-delà, pour l’insertion, l’accès aux services et aux soins, la santé mentale au sens large. Les constats des chercheurs rejoignent la littérature désormais abondante sur le sujet. Ils écrivent en préambule que « la familiarité à la culture écrite et l’usage récurrent d’un rapport réflexif au langage sont des ressources décisives lorsqu’elles sont disponibles dans les contextes familiaux ». Ils posent ensuite que « la maîtrise du vocabulaire est socialement différenciée ». « La longueur des récits varie tendanciellement selon l’origine sociale. (…) C’est parmi les enfants des classes supérieures que l’on trouve les récits les plus explicites et les plus ajustés à la norme scolaire du bien parler ». L’intérêt de cette immersion dans 35 familles est de pouvoir livrer une analyse très fine des mécanismes à l’oeuvre dans les inégalités langagières, analyse qui va au-delà du nombre de mots maîtrisés par les enfants et de leurs capacités narratives. Les chercheurs montrent la façon dont les parents des classes moyennes et supérieures régulent les enfants par la parole (verbaliser les conflits, mettre des mots sur les émotions), comment ils mettent en œuvre une posture réflexive et analytique vis-à-vis du langage. « L’humour et les différentes manières de jouer avec les mots contribuent également aux socialisations langagières enfantines dans le contexte familial et s’avèrent socialement distinctifs ».

Dans les familles les plus dotées culturellement on note une diversité, intensité, complexité des jeux de mots, charades, histoires drôles et devinettes. On lit claude Ponti et Pef. « Ainsi les divers usages du langage qui relèvent de l’humour ou du jeu attestent-ils de l’inégalité des compétences langagières et des rapports au langage chez les parents et les membres des configurations familiales étudiées. » Les huit enfants de la population étudiée qui savent déjà lire au moment de l’enquête vivent dans des familles de classes supérieures et moyennes dotées scolairement, avec des parents diplômés du second cycle du supérieur.

Les inégalités dans l’enfance, l’enfance des inégalités

Au bout de ce voyage au cœur de l’enfance, au cœur des enfances, le lecteur ne peut qu’être d’accord avec Bernard Lahire : « les enfants vivent au même moment dans la même société mais pas dans le même monde ». Les auteurs évoquent cette insupportable construction du handicap social : « il y a les cas, qui nous ont préoccupés tout au long de cet ouvrage, des enfants qui disposent de toutes les capacités cognitives requises mais qui ne sont pas, du fait de la structure inégalitaire de distribution des ressources, placés dans des environnements matériels et culturels parmi les plus stimulants. »

Bernard Lahire ouvre le livre en interpellant les sociologues critiques de la « sociologie critique » (il ne le cite pas mais on pense évidemment à Gérald Bronner, auteur du « danger sociologique ») : comment peuvent-ils parler de libre-arbitre individuel face à de tels constats ? Quelle peut être la liberté d’un enfant face à l’impact indiscutable des primes socialisations ? Il conclut l’ouvrage avec les accents de l’indignation en affirmant que « les gouvernements français successifs de ces quarante dernières années n’ont cessé de nous faire régresser du point de vue de la démocratie et de la civilisation ». Le chercheur affirme que « les inégalités de toutes sortes, qui séparent les enfants des différentes classes sociales, pourraient être significativement réduites si des politiques en vue d’une répartition des richesses moins inégalitaire, ainsi que des politiques d’aide, de prévention et de compensation, étaient rigoureusement et systématiquement mises en oeuvre, partout où cela peut se faire et de faon très précoce ».

La persistance des inégalités à travers le prisme de la sociologie critique

La charge peut sembler inutilement exagérée. D’abord parce que, si l’on peut toujours mieux faire, la France est plutôt bien classée en matière de transferts sociaux (on peut se réjouir de n’être pour une fois pas en queue de peloton). Le rapport de la DREES publié en juin 2018 soulignait ainsi que le taux de pauvreté en France est de 13,6% contre plus de 16% en Suède, en Allemagne et au Royaume-Uni et que ce taux s’élèverait à 24% en l’absence de la redistribution sociale et fiscale. En avril 2016, lors de la présentation du bilan Innocenti 13 par l’Unicef France, Jean-Marie Dru, le Président d’Unicef France avait noté que la France était plutôt bien positionnée en matière d’écarts de revenus parce que « les politiques de transferts sociaux jouent un rôle non négligeable ».

Ensuite parce que cette conclusion très militante, le recours à plusieurs reprises, des termes « dominés » et « dominants », l’utilisation de l’expression «structure inégalitaire de distribution des ressources » pour parler des conditions matérielles mais aussi des pratiques parentales socialement clivées, laissent transparaître l’idée d’une intentionnalité à l’oeuvre dans l’existence et la persistance de ces inégalités de départ, et la volonté du système (et des dominants) de s’en accommoder voire de s’en satisfaire.

Or, ce n’est pas tant ce que montre le livre. Au contraire. L’ouvrage met en relief des mécanismes plus complexes et presque plus cruels. Il met en exergue un déterminisme social enraciné dans la famille, qu’on pourrait lire à la lumière de l’épigénétique, pas un déterminisme venu de l’extérieur. Il souligne l’incapacité de l’école à combler des inégalités de départ, pas sa propension à les créer. Il fait comprendre qu’il ne suffira pas de mettre fin à l’insécurité économique (condition absolument nécessaire mais pas suffisante) pour mettre fin à la reproduction des inégalités, puisque ce sont les pratiques éducatives, elles-mêmes corrélées au capital culturel et à la classe sociale, qui socialisent l’enfant et le rendent « compatible » ou pas avec le système scolaire et, au-delà, avec les exigences de la société.

De façon assez étonnante, alors que le livre développe sur plus de mille pages le rôle capital du milieu familial, des croyances, postures, et attitudes parentales, les solutions envisagées pour changer la donne, réduire les inégalités, enrayer la reproduction, sont censées essentiellement venir de l’extérieur de la famille, comme avec la scolarisation précoce des enfants (la littérature nous semble moins affirmative sur la maternelle à deux ans que ce que les auteurs laissent entendre ici). Pas un mot par exemple sur les dispositifs de soutien à la parentalité qui misent sur une modification des pratiques parentales dans l’objectif d’améliorer le développement de l’enfant. Il est vrai qu’en France, certains (dont des sociologues), y voient le triomphe du comportementalisme, une dérive du « parentalisme » ou le retour de la police des familles. Il n’est pas politiquement correct d’envisager de transmettre aux « dominés » les codes éducatifs qui font leurs preuves auprès des enfants des « dominants ».