Dans une enquête menée auprès de plus de 14.000 familles québécoises, il apparaît que moins les parents sont instruits et aisés, et moins ils sont angoissés par la fonction parentale.  Moins, également, ils se sentent sous pression, moins ils expriment d’attentes, notamment en matière d’information. Faut-il pour autant en déduire que ces familles n’ont finalement pas besoin de soutien ?

 

Mieux connaître l’expérience et les besoins des parents d’enfants de 0 à 5 ans : c’est cet objectif qui est poursuivi avec « l’Enquête québécoise sur l’expérience des parents d’enfants de 0 à 5 ans » (EQEPE). Menée en 2015 par l’Institut de la statistique du Québec auprès de 14 900 parents d’enfants de 0 à 5 ans, l’EQEPE est financée par l’organisation à but non lucratif Avenir d’enfants, qui « offre de l’accompagnement et du soutien aux communautés locales mobilisées autour du développement global des enfants de 0 à 5 ans, principalement ceux vivant dans un contexte de pauvreté. » Cette étude vise notamment à documenter les pratiques, le sentiment d’efficacité et le sentiment de satisfaction des parents, le stress vécu et la pression ressentie, le besoin en information des parents et les sources d’information utilisées, le soutien social du conjoint et de l’entourage, l’utilisation et les obstacles liés à l’utilisation des services offerts pour les familles. Ses résultats sont à la fois très éclairants, notamment sur les pratiques et attentes des parents selon leur classe sociale, et déstabilisants pour qui voudrait ajuster les politiques publiques aux seuls besoins exprimés.

Des parents pauvres qui lisent moins d’histoire mais crient moins sur leurs enfants

Parmi de nombreux critères, l’étude a pris en compte le niveau d’instruction des parents ainsi que le niveau de “défaveur” (appelé “défavorisation” au Québec), définie à partir du faible revenu (critère objectif) et de la perception des répondants d’avoir les revenus nécessaires pour subvenir aux besoins de base de leur famille, c’est-à-dire le logement, l’alimentation et l’habillement  (critère subjectif). L’enquête a notamment demandé aux parents s’ils avaient crié sur leur enfant ou s’étaient énervés contre lui dans les jours qui avaient précédé ou s’ils lui avaient lu une histoire.

Certains résultats sont attendus. Environ 41% des parents ont lu ou raconté des histoires quotidiennement à leurs enfants de 0 à 5 ans au cours des deux dernières semaines. Près d’un parent sur quatre (24%) a lu ou raconté des histoires au maximum une fois par semaine durant cette période. Plus les parents sont scolarisés, plus ils sont enclins à lire ou raconter quotidiennement des histoires à leurs enfants, ce qui rejoint la littérature sur le sujet. Plus étonnant : «Les parents n’ayant aucun diplôme présentent la plus forte proportion de parents n’ayant jamais crié, élevé la voix ou ne s’étant jamais mis en colère contre leurs enfants de 0 à 5 ans au cours des deux semaines précédant l’enquête

Ces résultats peuvent sembler contre-intuitifs dans la mesure où les données de la recherche montrent que les modes éducatifs autoritaires se retrouvent plutôt dans les milieux populaires moins instruits alors que les classes moyennes et favorisées vont privilégier une éducation reposant sur l’écoute et la psychologie de l’enfant. Qu’en déduire ? Que, contrairement à toute attente, les parents de milieu populaire font davantage attention à ne pas crier sur leurs enfants ? Ou qu’ils ont moins le sentiment d’avoir crié ? Cette moindre violence verbale traduit-elle une plus grande prise en compte du bien être psychologique de l’enfant ou une moins grande exigence vis-à-vis de lui?

« Ces résultats suscitent encore des discussions, confirme Youssef Slimani, chercheur conseiller en évaluation chez Avenir d’Enfants. Par exemple, dans une région avec des populations défavorisées, un intervenant a exprimé son étonnement : « Dans votre étude ces parents ont des attitudes positives alors que nous on a quand même plein de signalements. » Les analyses rapportées dans le rapport de l’EQEPE s’appuient essen­tiellement sur des méthodes bivariées (mise en relation statistique entre deux variables).  L’interprétation de certains résultats doit donc être faite avec prudence. Il faut poursuivre l’étude de ce sujet avec des analyses multivariées qui permettent de déterminer parmi plusieurs variables celles qui demeurent associées aux divers indica­teurs de la parentalité ou, encore, aux facteurs sociaux et contextuels liés à la parentalité. On voit par exemple que les pères ont tendance à avoir crié, élevé la voix ou s’être mis en colère moins souvent que les mères, notamment parce  qu’il existe encore un écart entre les hommes et les femmes relativement à l’engage­ment dans la vie des jeunes enfants, malgré l’impli­cation croissante des pères depuis quelques années. C’est une réalité dont on doit tenir compte dans l’interprétation de ces résultats. Les premières analyses indiquent aussi que le nombre d’enfants est un facteur important à prendre en compte dans l’interprétation des résultats relatifs à cet indicateur (perdre patience lorsque leurs enfants de 0 à 5 ans demandaient de l’attention au cours des deux dernières semaines précédant l’enquête).  Donc il faut poursuivre les analyses multivariées pour mieux comprendre le lien entre les indicateurs de la parentalité et les différents facteurs socioéconomiques, démographiques et contextuels des familles .»

Les parents défavorisés beaucoup plus sereins que les autres

D’autres résultats de cette étude ont de quoi questionner les professionnels en charge de l’accompagnement des parents. Prenons le stress parental, le ressenti face à la pression et le besoin d’information. Les parents vivant dans un ménage à faible revenu lisent ou racontent moins souvent des histoires, ont un sentiment d’efficacité parentale plus fort, vivent moins de stress parental, sont plus nombreux à ne s’imposer aucune pression concernant la façon dont ils s’occupent de leurs enfants. Plus le niveau de revenus et de scolarité des parents augmente, plus ceux-ci se disent stressés et soumis à des pressions. Le rapport relatif à l’EQEPE note que « ce sont les parents ayant un diplôme universitaire qui vivent généralement plus de stress, qui se sentent les moins efficaces par rapport aux autres, qui s’imposent davantage de pression et qui lisent ou racontent plus fréquemment des histoires. Ce sont également ces derniers qui ont eu, depuis qu’ils sont parents, un plus grand besoin en information sur le développement des enfants et le rôle de parent. »

Par ailleurs, toujours dans cette enquête, les parents ayant un diplôme de niveau universitaire sont plus nombreux, en proportion, à avoir une fréquentation régulière et diversifiée des lieux publics à l’étude et à avoir participé à au moins deux différents types d’activités liées au développement de l’enfant, les parents n’ayant aucun diplôme sont moins susceptibles de connaître les services offerts aux familles. Plus les parents sont scolarisés, plus ils ont tendance à avoir participé à des ateliers, des cours ou des conférences pour parents, à des activités parents-enfants et à des activités sportives pour enfants de 0 à 5 ans.
A contrario, les parents qui n’ont aucun diplôme ont lu ou raconté moins fréquemment des histoires à leurs enfants de 0 à 5 ans, sont plus nombreux, en proportion, à vivre moins de stress, à ne s’imposer aucune pression ou à avoir un sentiment d’efficacité parentale plus fort, sont plus nombreux à avoir eu un faible besoin en information depuis qu’ils sont parents, tant sur les sujets portant sur la santé et les soins que sur ceux relatifs aux aspects socio-affectifs du développement de l’enfant et du rôle de parent, sont moins nombreux, en proportion, à se dire peu ou pas du tout satisfaits du partage des tâches liées aux soins et à l’éducation des enfants, sont proportionnellement plus nombreux à ne pas connaître les services offerts près de chez eux et à n’avoir participé à aucun type d’activités liées au développement de l’enfant, se démarquent de ceux détenant un diplôme de niveau collégial ou universitaire par une plus forte proportion ayant une fréquentation rare ou peu diversifiée des lieux publics à l’étude.

Intéressant aussi : les parents qui ont objectivement un faible revenu ne ressentent pas davantage de stress ou de pression sociale alors que les parents qui perçoivent leurs revenus comme faibles, en tous cas comme trop faibles pour répondre aux besoins de base de leur famille (les deux populations ne sont pas forcément identiques, on peut se sentir pauvres tout en étant au-dessus du seuil de pauvreté) ressentent plus fortement cette pression et ce stress. Pour Pierre Moisset, sociologue spécialiste de la petite enfance, ce distingo entre le critère objectif et subjectif de la défaveur sociale est instructif : « Faisons l’hypothèse que ceux qui déclarent ne pas avoir les moyens de subvenir aux besoins de leur famille ne sont en réalité pas plus pauvres que les parents ayant un faible revenu mais en fait  plus ambitieux, avec une volonté d’ascension sociale. Alors la mobilité sociale associée au rôle parental apparaît comme l’un des principaux vecteurs de stress parental. Ces résultats rejoignent ceux d’une étude que j’ai effectuée sur la PMI de Paris : les parents les plus stressés et demandeurs étaient les professions intermédiaires alors que les parents populaires voire très précaires étaient très sereins. »

Les familles les moins aisées peu demandeuses d’information et de soutien

Ces résultats apportent en tous cas un début d’explication aux professionnels qui se demandent régulièrement pourquoi il est si difficile de toucher le public souvent visé par des actions de soutien. Lors du colloque dédié à l’action publique en direction des parents organisé par la CAF le 19 septembre, Marion Manier de la CAF des Alpes-Maritimes soulevait cet « apparent paradoxe » : « il y aurait un manque de participation des usagers alors que les attentes et besoins sont forts. Les parents recourent assez peu aux actions qui les visent. » D’après l’étude québécoise, c’est surtout vrai pour les parents les moins aisés.
« Ces résultats nous ont évidemment interpellés, reconnaît Youssef Slimani. Que signifie cette faible appétence pour l’information de la part des parents défavorisés ? Qu’ils sont sur informés ? Qu’ils s’en fichent ? C’est là que les enquête qualitatives sont intéressantes. Nous avons organisé des groupes de discussion. Les parents nous ont dit qu’ils se sentaient bombardés d’informations. Parfois nous présumons qu’un parent a un besoin d’information mais ce besoin là est-il prioritaire pour le parent ? Peut-être pas. En tous cas ça doit passer par le dialogue. Les parents nous ont souvent dit « nous on connaît mieux notre enfant ». En fait chacun, parent et intervenant, met l’enfant au centre mais à sa manière. Il est donc capital de cerner les réalités, le contexte autour des parents. »

Youssef Slimani évoque aussi ces parents, en général aisés et instruits, qui eux, en veulent toujours plus : « plus ils lisent, plus ils cherchent, plus ils sont en demande. » Et plus ils sont stressés. Dans son intervention lors du colloque de la CNAF le jeudi 19 septembre dernier, Chantal Zaouche Gaudron, médecin et professeur de psychologie analysait la pratique du web 2.0, des forums ou des réseaux sociaux par les parents et notait d’abord que ce sont des mères relativement instruites qui s’expriment sur ces réseaux, puis estimait qu’« être en doute ou lancer des appels démontrerait une adaptation au normes ». Une recherche d’adaptation à la norme qui serait donc plus forte chez les classes moyennes et supérieures.

Composer avec les faibles attentes des parents défavorisés ou susciter des besoins ?

Comment les acteurs de terrain et les pouvoirs publics doivent-ils interpréter ces résultats? Faut-il prendre acte de cette absence de besoins exprimée par les milieux les plus pauvres, ne plus chercher à les atteindre « malgré eux », et se contenter de répondre aux demandes pressantes des familles aisées ? Si une politique de soutien à la parentalité a pour unique ambition de répondre aux besoins exprimés par les parents, alors de facto elle va s’adresser majoritairement aux classes moyennes et aisées. Si en revanche elle s’inscrit dans une politique de lutte contre les inégalités, alors peut-être doit-elle à la fois répondre aux besoins exprimés par les plus aisés (calmer leurs angoisses et faire baisser la pression), et chercher à susciter des attentes chez les autres. Car est-il possible de se contenter, voire se réjouir, de la sérénité des parents défavorisés quand on connaît par ailleurs les liens entre le niveau d’instruction et de revenus des parents et le développement de l’enfant ?

Comme le note Pierre Moisset, « un parent peut être serein et tout à fait insuffisant, par exemple parce qu’il ne lit pas d’histoire ou interagit peu avec son enfant. » « Si on rapproche les résultats de cette étude des données sur la moindre stimulation cognitive et langagière en milieu défavorisé, et si on veut associer ces parents à des actions jugées comme nécessaires dans une perspective d’égalité des chances, alors, vraisemblablement, il ne faut pas attendre de leur part une demande qui ne viendra pas (parce que faible pression ressentie et fort sentiment d’efficacité parentale). Peut-être faut-il aussi chercher à les déstabiliser, les altérer dans le sens de les « faire autres ».»  Ce qui oblige à s’interroger au passage sur tout le discours relatif à la valorisation des compétences parentales, leitmotiv des actions d’accompagnement à la parentalité, quel que soit le public concerné. Or, il semble ici que la question du manque de confiance en soi ne concerne pas tous les parents, elle semble plus prégnante dans les milieux aisés et plus secondaire pour les familles défavorisées.

Aller chercher les parents défavorisés pour donner toutes les chances à leurs enfants

«Pour nous il est très clair qu’on ne doit pas attendre l’expression d’un besoin pour aller chercher des familles, pose de son côté Youssef Slimani. Toucher les parents défavorisés constitue un axe fort de notre action. Notre principale mission concerne l’entrée réussie à l’école et nous mettons l’accent sur les familles en situation de pauvreté. Il n’y a plus de débat : il faut tout mettre en place le plus tôt possible pour donner les meilleures chances à ces enfants. Agir tôt en petite enfance s’insère dans un objectif plus global, celui de lutte contre la pauvreté. Donc il est hors de question de ne plus chercher à joindre ces familles parce qu’elles n’exprimeraient aucun besoin. En revanche, ces résultats confirment qu’il faut poursuivre le travail sur les postures d’accompagnement des familles et les mobilisations sociales en faveur des tout petits et leurs familles. Comment entrer en relation et collaborer avec les parents ? Nos partenaires locaux ont développé une approche « appréciative » et personnalisée pour éviter la stigmatisation des ces familles. »

En France le risque de stigmatisation est brandi dès que l’idée même de prévention précoce un peu ciblée est avancée. Lier la défaveur économique et sociale et les difficultés d’éducation ou de développement de l’enfant ne va absolument pas de soi. Il semble qu’au Québec, il n’y ait plus de débat sur le diagnostic. C’est au moment d’envisager les modes d’intervention que la réflexion porte sur la meilleure façon d’éviter la stigmatisation des populations soutenues.

L’accompagnement à la parentalité comme outil de lutte contre les inégalités… pas encore une totale évidence

D’après Youssef Slimani, les mêmes débats que ceux qui alimentent de le champ de la prévention précoce en France ont eu lieu il y a dix ans de l’autre côté de l’Atlantique : universalisme versus ciblage, prévention précoce versus risque d’étiquetage et de stigmatisation. « Aujourd’hui il y a un consensus au Québec sur ces questions, assure-t-il. Agir tôt est, nécessaire pour lutter contre la pauvreté. Il a fallu tout un travail de mobilisations locales, et c’est l’un des mérites du mouvement collectif en faveur de la petite enfance auquel notre organisme a contribué aux côtés de nos différents partenaires au niveau local, régional et national.  Aussi, notre organisme a mis en avant, dans son action et son fonctionnement, des valeurs comme le respect de nos partenaires et du rythme des communautés ainsi que la souplesse et l’adaptation. Et puis ce fut un débat entre experts et acteurs des communautés locales sans récupération politique.» Si ces questions sont toujours loin d’être tranchées chez nous, c’est notamment parce que l’accompagnement à la parentalité n’a jamais été perçu de façon unanime et donc posé une bonne fois pour toute comme étant prioritairement un outil de lutte contre les inégalités.

Un autre résultat de cette enquête décidément passionnante a attiré notre attention : « malgré les quelques différences observées, on peut conclure que l’expérience vécue par les parents d’enfants de 0 à 5 ans en situation de monoparentalité est similaire à celle des parents vivant dans une famille intacte ou recomposée ». Là aussi c’est étonnant dans la mesure où la monoparentalité est souvent associée à une fragilisation économique et sociale, à un moindre bien-être psychique des mères et à un impact délétère sur les enfants. « Ce résultat plutôt positif est certainement dû aux centres de petite enfance à moindre coût instaurés il y a 20 ans, explique Youssef Slimani. Cela a eu de réels effets pour les mères seules qui se sont trouvées moins isolées. Elles sont aujourd’hui capables d’aller chercher du soutien. Elles restent fragiles sur le plan économique puisque 60% d’entre elles ont de faibles revenus. Mais n’éprouvent visiblement pas plus de difficulté que les autres familles dans l’exercice de leur parentalité. »