Les Assises de la Protection de l’Enfance organisées pour la première fois à Paris fêtaient cette année un double anniversaire : leurs dix ans et les dix ans de la loi du 5 mars 2007. D’où cet intitulé volontairement incisif : « L’heure de vérité ».

Ces deux journées ont été l’occasion de présenter l’enquête menée par l’ODAS et le Journal des Acteurs Sociaux auprès de plus de 2000 professionnels dont 60% de travailleurs sociaux, sur le bilan de la loi de 2007. Bilan qui se révèle mitigé et dont le point saillant est une très vive inquiétude des acteurs de la protection de l’enfance. A 88%, les personnes interrogées estiment que les moyens financiers alloués à la protection de l’enfance sont insuffisants et elles sont 79% à se dire inquiètes pour l’avenir du système. D’où peut-être, l’accueil plutôt chaleureux réservé au mouvement des salariés du Maine et Loire, en conflit avec le Conseil Départemental, et qui ont investi pendant près d’une heure la scène du Palais des Congrès au début de la conférence plénière de la deuxième journée.

Des moyens financiers pas si négligeables

L’enquête effectuée auprès des professionnels souligne donc que la question des moyens apparaît comme le gros point noir de la protection de l’enfance aux yeux de ses propres acteurs. Or, ces moyens ne sont pas négligeables. En tous cas d’après Didier Lesueur, directeur général de l’ODAS, qui s’étonne de cette angoisse exprimée par les professionnels. “ En 2016, 7,3 milliards d’euros ont été alloués, soit une très faible augmentation par rapport à 2015. Depuis la décentralisation de 1984, cette dépense a été multipliée par trois en euros constants. Ce qui est intéressant en revanche c’est que la dépense relative aux placements (six milliards d’euros en 2016) a été multipliée par deux en 18 ans. Alors que le nombre d’enfants concernés n’a lui augmenté que de 3% et alors que depuis le rapport Bianco-Lamy en 1980, on mise sur le maintien au domicile. ” Didier Le Sueur explique que les efforts de modernisation et d’humanisation des foyers, le renforcement des droits du salarié en accueil familial, l’émergence de formules novatrices peuvent expliquer en partie ces coûts. Il existe en tous cas « un hiatus entre ces budgets colossaux et la perception des professionnels ».
Pour Jean-Louis Sanchez, directeur délégué de l’ODAS, « ces contradictions sont insupportables ». « On a un milieu ouvert qui progresse alors que la dépense ne progresse pas, des dépenses de placement qui augmentent alors que le nombre d’enfants reste stable. Il faut s’interroger sur de nouveaux mécanismes d’intervention. »

Des progrès en matière de repérage des situations

Cette enquête de l’ODAS a tout de même mis en exergue quelques points de bilan positifs. 61% des personnes interrogées considèrent ainsi que le système a progressé en matière de repérage des situations préoccupantes, ce qui a semblé plutôt faire consensus pendant ces Assises. Pour Gilles Seraphin, directeur de l’ONPE, le dispositif autour de l’information préoccupante avec la généralisation des CRIP a permis une réelle amélioration des pratiques. « Il faut maintenant progresser sur les critères partagés entre CRIP ». Pour Edouard Durand, tout nouveau vice-président du Tribunal de Bobigny, ” l‘information préoccupante ça a été le coup de génie de la loi de mars 2007″. “L’IP a conduit à déculpabiliser les professionnels à qui on confiait une tâche très lourde. Elle permet d’être plus sensible aux signaux faibles de la souffrance des enfants.

Adeline Gouttenoire, présidente de l’Observatoire de la Protection de l’Enfance de Gironde, approuve. « Ca a été la grande évolution qui a permis une augmentation du repérage et un progrès sensible : la protection de l’enfance est désormais l’affaire de tous, elle sort de l’angle mort. En Gironde les IP ont doublé. Le problème c’est dans la suite du processus, au niveau de la prise en charge, qui demande des moyens importants. Les CRIP vont mal. Il faut prendre en compte la pénibilité de leur travail. Ce n’est pas un travail comme un autre. Les professionnels sont touchés dans leur vie de tous les jours. »

L’approche par les besoins fondamentaux, pour construire un référentiel commun

Côté constats positifs, Anne-Sylvie Soudoplatoff, directrice générale du GIP Enfance en danger, estime de son côté que ce texte a permis l’émergence d’études et de recherches qui ont notamment débouché sur la notion de « besoins fondamentaux de l’enfant », véritable changement de paradigme qui doit permettre de « dépasser le clivage avec l’intérêt des parents ». Agnès Buzyn, la Ministre des Solidarités, de la Santé (et de la famille, précise-t-elle), assure dans un discours introductif enregistré plus tôt, qu’elle s’appuiera sur la démarche de consensus sur le sujet « pour en tirer des leçons ». Pour Edouard Durand, le grand apport de cette nouvelle approche, c’est le « besoin de sécurité » qu’une conférence de consensus menée en 2017 a institué en méta besoin. « Il faut maintenant avoir une clinique de l’attachement dans notre boîte à outils, martèle-t-il. Avant, mon curseur c’était souvent « jusqu’à quel point je peux travailler avec les parents ». Cette question n’est pas la bonne. La question importante c’est : l’enfant est-il en sécurité ? Il est très important de nous professionnaliser encore dans ce que nous avons à dire sur les familles. Il faut avoir un cadre moins subjectif de ce que nous avons à rechercher quand nous entrons dans la maison des autres. » Le magistrat insiste aussi sur la « prise en charge du psycho trauma ». « Dès qu’on extraie un enfant d’un contexte violent, il faut pouvoir lui donner des soins adaptés en psycho trauma. »

La garantie des besoins fondamentaux de l’enfant posée par la loi du 14 mars 2016 apparaît aussi comme la possibilité d’enfin s’appuyer sur une « clinique partagée ». C’est en tous la position de Michèle Creoff, vice-présidente du Conseil National de la Protection de l’Enfance. « Enfin on a un concept à partager pour parler avec le juge, le médecin, les travailleurs sociaux, les parents. » Sur l’évaluation des situations, les sondés sont une petite majorité (53%) à estimer qu’elle améliorée depuis 2007.

Une prise en charge pas assez transversale

Les enfants seraient donc mieux repérés, sur des critères plus objectifs. Mais sont-ils pour autant mieux pris en charge ? Deux tiers des professionnels considèrent que la protection de l’enfance a régressé sur le sujet du parcours des enfants. Pour Gilles Seraphin, on note certes « une diversification de l’offre des prestations et des mesures », mais « il reste beaucoup à faire, notamment dans l’analyse des offres ». « Il est nécessaire d’établir une typologie nationale ». Il poursuit : « il faut adapter l’accompagnement au parcours et au projet de l’enfant. Il y a de grandes marges de progrès. Le projet personnalisé pour l’enfant (PPE) est inégalement adopté par les départements. Il faut faire progresser le dispositif d’observation longitudinale en cours, articuler les rapports de situation et l’évaluation avec le PPE, amoindrir les ruptures non choisies et assurer de meilleures sorties pour les jeunes majeurs. » Brigitte Mevel Le Nair, directrice Enfance-Famille du Finistère, estime de son côté que « nos modes de prise en charge restent cloisonnés, on a du mal à faire du transversal. »

Les relations avec les familles toujours compliquées

Quelques 74% d’entre des professionnels ayant répondu au sondage pensent que les liens familiaux de l’enfant sont davantage préservés mais ils ne sont plus que 44% à affirmer que les relations entre les professionnels et les familles se sont améliorées. « Les parents sont plus écoutés, ils participent plus au projet, mais leur avis pas forcément mieux pris en compte, ce qui est un peu contradictoire », résume Brigitte Mevel Le Nair.  Cette contradiction est peut-être assez logique dans la mesure où cette question des liens est l’une des plus sensibles en matière de protection de l’enfance, elle est même presque intrinsèquement paradoxale (protéger un enfant de parents potentiellement dangereux tout en cherchant à maintenir voire renforcer, par principe, les liens familiaux, c’est dès le départ une équation périlleuse), elle est indissociable des questions de prévention et de parcours de l’enfant (abordés ci-dessous) et elle génère depuis longtemps de profonds clivages théoriques. Jusqu’à quel point maintenir un lien ? Jusqu’à quel point faire alliance avec les parents?

Adeline Gouttenoire estime ainsi que le fait de ne pas constater une réelle déjudiciarisation des situations (alors que c’était tout l’objectif de la loi de 2007) n’est pas si grave. « On ne doit pas avoir peur du juge. C’est une étape essentielle. La loi de 2016 a d’ailleurs augmenté la compétence du juge. Ne pas le faire intervenir au prétexte que parents étaient d’accord avec une mesure posait problème. Il faut pourvoir envisager la sortie d’une assistance éducative quand ça ne marche pas, quand le lien avec les parents doit être relâché voire rompu. Or, on n’y arrive pas. Il y a encore des JAF qui maintiennent des visites médiatisées avec des maris violents. Même dans des situations très graves, on ne se prononce pas pour des retraits d’autorité parentale. On a essayé de réformer la déclaration judiciaire d’abandon, de modifier le code civil, sans succès. »

Pour Agnès Buzyn, la Ministre de la Santé, « il n’y pas de contradiction entre protection des enfants et soutien des parents. Au contraire ». Pas de contradiction mais, sur le terrain, un travail de dentelle et d’ajustement permanent.

Consensus sur l’importance de la prévention et de l’accompagnement à la parentalité

Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait que la prévention (inscrite en tant que telle dans la loi de 2007) et l’accompagnement à la parentalité, deux objectifs indissociables, doivent faire partie intégrante des missions de la protection de l’enfance. Pour Marie-Paule Martin Blachais, auteure du rapport sur les besoins fondamentaux de l’enfant et directrice de l’école de la protection de l’enfance, « nous savons que plus les intervention de prévention sont précoces et intensives et plus elles sont efficaces ». Didier Lesueur, lui, insiste : « Il faut distinguer la protection de l’enfance et l’Ase. Sinon on ne laisse pas de place à la prévention.» Il en est persuadé, « la prévention a vocation d’agir sur société, il faut créer des liens sociaux ». « Elle doit être l’affaire de toute la société, et ne pas concerner seulement les publics ciblés, les services de PMI ou les services sociaux ».

Jean-Philippe Vinquant, Directeur Général de la cohésion sociale, rebondit sur la question des placements abusifs ou inconsidérés : « on peut vivre comme un échec ces placements évitables. Il y a peut être des interactions entre la détresse sociale, la précarité, les troubles psychiques, les addictions qu’on aurait pu éviter avec de la prévention ». Certainement. Mais Adeline Gouttenoire,elle, constate qu’  « on a baissé le nombre d’entretiens prénatal précoces, et les visites des 3-4 ans en maternelle à cause de la pénurie de médecins ». Le regard des acteurs de la protection de l’enfance est lui aussi assez sévère : seuls 32% estiment que les efforts en matière de prévention ont porté quand 27% trouvent qu’ils ont stagné et 39% qu’ils ont régressé. Didier Lesueur, lui, se demande si cette injonction de prévention n’est pas « incantatoire ». « On fait une confusion, on réduit la question de la protection de l’enfance à ASE. D’où la prégnance du traitement sur la prévention. Le positionnement de la prévention n’est pas réellement accompli. »

Quant à l’accompagnement à la parentalité, il fait particulièrement rire jaune les professionnels du Maine et Loire qui ont pris de force la parole le mardi après-midi : « On se prévaut de faire du soutien à la parentalité quand on ne voit les familles qu’à peine une fois par mois

La question des jeunes majeurs a plusieurs fois été abordée, notamment lors de l’intervention d’Isabelle Fréchon, chargée de recherche (Laboratoire Printemps) et chercheuse associée à l’ined, responsable de l’Étude Elap. « En population générale, l’âge des études s’est allongé, explique-t-elle. Aujourd’hui, à 21 ans, à caractéristiques sociales équivalentes, 74% des jeunes vivent toujours chez leurs parents. Les jeunes placés ont moins de réseau relationnel, ils ont des retards scolaires accumulés. 60% ont redoublé au moins une fois. Donc ils sont en décalage. L’institution au sens large tend à les orienter vers des scolarisations tellement courtes qu’elles ne sont plus concurrentielles. Donc ils pâtissent d’un temps long de recherche d’emploi. » Le cercle vicieux.
Les mineurs non accompagnés se sont vus consacrer un atelier. Au cours duquel les participants ont affirmé qu’ils en avaient « assez d’entendre parler d’invasion puisque ça ne concerne que 12.000 mineurs. » Ces jeunes ont une « soif de vivre très forte ».

En conclusion, Jean-Louis Sanchez, visiblement remué par le mouvement impromptu des salariés du Maine-et-Loire deux heures plus tôt, lâche « avoir vécu un immense paradoxe aujourd’hui ». « Il y a une ambition partagée pour que la protection soit encore meilleure et devienne le fer de lance du développement social. En même temps on sent bien que tout mouvement provoque de la violence, une réaction difficile à maîtriser. Je suis inquiet. La protection de l’enfance va connaître une période de très grands changements avec une rénovation offres de service. Comment faire accompagner des mutations importantes quand il est difficile de trouver un langage commun entre professionnels et politiques ? Nous avons vécu les Assises du paradoxe. »