Voici le troisième et dernier volet de notre entretien-fleuve avec la sociologue Nadège Séverac, à partir de son précieux rapport* publié en 2015 sur les maltraitances. Nous balayons avec elle les grands thèmes souvent rattachés à la problématique des négligences, carences et mauvais traitements: la question centrale du handicap (facteur de risque ou conséquence de la maltraitance), l’éventuelle corrélation entre le statut socio-économique et les défaillances parentales, la forte prévalence des violences conjugales. Retrouvez les deux premières parties de ces échange, celle consacrée aux conséquences de la loi de 2007 et celle dédiée aux postures des travailleurs sociaux.

L’appréhension des « négligences », la connaissance théorique de leurs conséquences sur l’enfant, ne font-elles pas cruellement défaut aux travailleurs sociaux ?

Nadège Séverac. Si, et particulièrement dans la situation des petits. Lorsque nous avons auditionné dans le cadre du rapport sur les besoins fondamentaux, des pédo-psychiatres engagés auprès des bébés et des jeunes enfants, ils l’ont particulièrement souligné: les négligences sont des omissions donc des choses qui ne sont pas faites alors qu’elles seraient nécessaires, elles ne se voient pas. Elles relèvent qui plus est des soins quotidiens et donc du coeur de l’intimité familiale, là où les corps se tissent à travers les relations entre l’adulte et le tout petit qui a peu de moyens d’expression, donc tout échappe au regard social. Pourtant, on a là l’essentiel des enjeux d’humanisation… qui doivent s’engager dès les débuts, sous peine que la fenêtre critique du développement de zéro à trente-six mois se referme sans que l’enfant n’ait pu bénéficier d’un éco-système où il ait pu activer ses compétences a minima, avec ensuite un risque de déficit permanent. Ce qui est difficile, c’est que sur cette forme de maltraitance, les représentations font encore obstacle: on est sur des choses considérées comme trop fines ou trop subtiles, trop quotidiennes pour être importantes, socialement préhensibles. Et puis on est dans l’intimité du lien maman/bébé, d’un dialogue hors mots qui engage le corps… donc quelque chose d’hyper privé par rapport à quoi fonctionne à plein le “refus du stigmatiser” et du coup, alors qu’il faudrait être très attentif et attentionné, tout ça passe à travers un tamis trop grossier: les négligences échappent. Pourtant, c’est la forme la plus fréquente de toutes et ce sont celles qui laissent le plus de séquelles sur le développement; c’est pour ça qu’Eliane Corbet a insisté en parlant de “processus de production du handicap”.

Quel est le sens de la corrélation entre handicap et maltraitance? Un enfant prématuré, fragile ou né avec un handicap est-il plus à risque de maltraitances ? Ou les négligences, l’absence de stimulation, de réactivité parentale, sont-elles à l’origine du handicap ?

N.S. C’est un aspect qui a été plus particulièrement travaillé par Eliane Corbet qui a une expertise de longue date sur le handicap et les interrelations entre handicap et protection de l’enfance. Oui à vos deux hypothèses. On sait depuis des décennies qu’un enfant fragile représente une surcharge et qu’il est en outre susceptible d’angoisser et de dénarcissiser les parents, tous aspects qui sont facteurs de risque de maltraitance. Dans le sens inverse, on sait que l’enfant se construit en intériorisant son environnement extérieur; or plus cette extériorité est pauvre, plus le développement de l’enfant risque d’en pâtir. Et quand je parle de pauvreté, je parle avant tout de pauvreté relationnelle; l’enfant peut vivre dans un milieu très nanti et être massivement laissé à lui-même parce que ses parents ont d’autres priorités, professionnelles notamment. Et on peut vivre dans un milieu très démuni et maintenir un bon investissement de l’enfant, par exemple parce que l’enfant est un support fort d’identité positive chez le parent.

Schématiquement, on peut repérer deux variables influentes: d’une part l’histoire d’attachement des parents et la capacité qu’ils ont à pouvoir investir leur enfant; d’autre part les “stresseurs parentaux” qui sont détaillés dans le rapport sur les besoins fondamentaux de l’enfant (maladie mentale, déficit intellectuel, consommation de produits, violence conjugale, pauvreté/précarité). En règle générale, dans les situations de protection de l’enfance, on retrouve ces deux dimensions problématiques, avec des parents qui sont maltraitants parce qu’ils souffrent ce que j’ai appelé des “difficultés de vie” pour souligner qu’il s’agit de quelque chose de bien plus fondamental que de simples “difficultés éducatives”, auxquelles peu de parents échappent! Le reconnaître devrait amener à intensifier les interventions, plutôt qu’à se montrer réservé par crainte de les “survictimiser” parce que ce sont des situations structurelles de danger majeur qui ont très peu de probabilités de s’améliorer sans intervention. On peut penser que cette certitude serait une meilleure parade face aux situations de négligences, qui sont silencieuses et “éteignent” progressivement la vitalité de tout le monde, y compris les intervenants, sans qu’ils ne s’en rendent compte…. Avec pour résultat une réactivité très faible et des enfants laissés à l’oubli de leur famille pendant des mois, jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Vous êtes très directe et peu adepte du politiquement correct. Vous venez de parler de pauvreté en précisant que vous vouliez parler de “pauvreté relationnelle” et que des enfants pouvaient être délaissés par des parents aisés accaparés professionnellement. Mais ces enfants là, au-delà de la souffrance psychique, de l’insécurité affective (certainement réelle), courent-ils réellement le risque d’une “perte de chance”, d’un handicap cognitif? Même si les négligences et la maltraitance peuvent se retrouver dans tous les milieux, la grande précarité et ses co-morbidités ou facteurs associés (vous en avez évoqué certains, les troubles psychiques, les addictions, la déficience intellectuelle) ne constituent-ils pas un terrain très propice?

N.S. Ma position ne peut pas s’appuyer sur mes recherches parce que les enfants qui relèvent de la protection de l’enfance, en tout cas les enfants placés – je ne crois même pas qu’on ait réellement de travaux sur les enfants suivis chez eux – sont majoritairement issus de milieu défavorisé. Je ne peux donc faire que des hypothèses sur les raisons de ce “recrutement” socialement marqué. C’est une question importante parce que l’association entre placement et pauvreté est directement à l’origine de l’intention de “déstigmatisation” affichée en 2007. Les associations qui luttent pour une meilleure considération des personnes en situation de pauvreté ont été très engagées dans la réforme de la loi, à travers un discours sur les “placements abusifs” qui a marqué les consciences, bien que l’Igas ait montré que les motifs de placement tenaient à autre chose que la situation de pauvreté.

Là où mes travaux me donnent maintenant suffisamment de certitudes, que ce soit par le biais des recherches sur dossiers ou d’interview d’enfants et de jeunes, c’est que les enfants placés sont en très grande majorité des enfants maltraités. Alors pourquoi sont-ils plutôt d’origine modeste? Dans la mesure où la parentalité se construit comme tous les rôles sociaux, à la croisée de ressources et de contraintes, et dans la mesure où l’on sait que plus on appartient aux milieux défavorisés, moins on a de ressources et moins on a de marge de manoeuvre par rapport aux contraintes, il devient logiquement plus difficile d’être parent en milieu défavorisé. Pour autant, entre aussi en ligne de compte l’histoire d’attachement des parents, qui peut constituer un facteur de risque ou de protection qui doit amener à nuancer sérieusement l’effet de l’appartenance sociale sur la parentalité. On peut en tout cas faire l’hypothèse que les parents de milieu défavorisé sont plus exposés à des stresseurs de tous ordres, ce qui est susceptible d’aggraver les défaillances de ceux qui ont déjà des fragilités parentales. On sait en outre que les personnes plus démunies étant plus dépendantes des services sociaux, elles se trouvent aussi à portée de regard et susceptibles d’être repérées. S’agissant des parents socialement plus nantis qui ont des fragilités, on peut faire l’hypothèse qu’ils peuvent compter sur davantage de ressources (financières, en termes d’entourage, d’accès à de l’information clé, etc) pour à la fois s’émanciper des contraintes, faire face à leurs défaillances, mais aussi, au besoin, affronter les services sociaux: la réputation d’irréprochabilité liée à l’appartenance sociale, ça nourrit le sentiment de sa propre légitimité, ce qui compte dans les rapports sociaux, certainement autant que le fait de pouvoir payer un bon avocat!

Le dernier aspect marqué par l’appartenance sociale, c’est que l’on sait maintenant à l’appui de nombreux travaux que les différents milieux sociaux n’ont pas le même rapport à la parole. Les milieux moyens et supérieurs sont davantage engagés dans des rapports d’interlocution, et précocement, c’est d’ailleurs ce qui fait la différence dans la richesse de vocabulaire qui marque les inégalités à l’entrée en maternelle. Or parler, c’est pouvoir penser, soi, l’autre et le monde, c’est pour utiliser un mot un peu savant, un des socles de sa propre subjectivation. On peut donc faire l’hypothèse que l’exposition à la maltraitance, qui consiste en une attaque faite à l’intégrité de la personne, à la capacité de se penser elle-même et de penser le sens des choses, a d’autant plus de répercussions tangibles sur la construction d’enfants qui ont socialement moins de ressources en parole et en pensée. Ce sont des hypothèses qui donnent des pistes pour essayer de comprendre ce qu’on constate… et qui renforcent de mon point de vue la légitimité d’aller dans les familles où il y a des inquiétudes pour un enfant, ne serait-ce que pour en parler… mais en parler vraiment! Selon les slogans des années 90, en parler c’est déjà agir, parce que la parole est une vraie ressource de mise en lien, au sein de la famille, de la famille avec l’extérieur, mais aussi de chacun avec lui-même! Donc avoir une parole vraie, sur ce qui ne va pas ET sur ce qui va! Et sur ce qu’on peut faire ensemble. L’éducation, c’est complexe pour tout le monde, et, on peut tous le reconnaître, c’est encore plus complexe lorsqu’on est soi-même en difficulté.

La violence conjugale est presque omniprésente dans les cas analysés. Que doit-on en conclure ? Que la violence au sein du couple est par ricochet une maltraitance faite à l’enfant aussi (impact psychologique, moindre sensibilité maternelle)? Et, ou, qu’un conjoint violent est en général aussi un père violent (et qu’il faut donc en finir avec l’idée que « ce n’est pas parce que c’est un mari violent que c’est un mauvais père)?

N.S. Elle représente un peu moins d’une situation sur deux pour laquelle une protection de l’enfant a été préconisée, ce qui rejoint ce que la literature montre au niveau international… on manqué tellement de chiffres de cadrage en France qu’on est contents de se retrouver “dans les clous”. Cela fait dix ans (depuis le premier cahier publié sur la question par l’oned) qu’on dit en France que la violence conjugale induit un climat de terreur, de honte et de secret pour l’ensemble de la famille, mais aussi d’exposition à des modèles de socialisation violents et binaires, ce qui constitue une maltraitance avec des effets tangibles sur le développement de l’enfant. La recherche le montre et elle montre aussi comment les ressources et le travail maternel peuvent être littéralement sabotés par l’auteur, laissant l’enfant sans personne pour répondre à ses besoins et le protéger.

S’agissant du père… la question n’est pas de savoir s’il est bon ou mauvais, mais s’il est suffisamment sensible aux besoins de son enfant ou pas. Le premier des besoins de l’enfant étant celui de sécurité, ça commence par le fait que l’auteur mette en question réellement son rapport violent à la mère de l’enfant, ce qui exige un accompagnement soutenu et ne relève pas d’un appel à la raison comme on a pu le voir! En général, le fait d’être un auteur de violence conjugale signale – et cela reste très méconnu – un ensemble de problèmes qui ont avoir avec le besoin de contrôle de l’agresseur, ses problèmes d’estime de soi et sa difficulté à réguler ses émotions et son impulsivité, problèmes qu’il ne va pas parvenir à suspendre comme par magie dans sa relation à l’enfant. Donc que le couple se sépare ou pas, il y a une intervention de longue haleine à mener pour diminuer tangiblement le recours à la violence et travailler sur la sensibilité parentale des deux parents. La bonne nouvelle, c’est que le travail de la sensibilité dans la sphère parentale peut constituer un levier extrêmement intéressant pour atteindre ce qui relève du conjugal. Mais c’est rarement fait.

Cette violence conjugale est relevée par les évaluateurs mais elle semble « faire partie du décor », elle n’est pas considérée comme le problème à régler et il y a souvent un renvoi dos à dos du conjoint violent et de la victime.

N.S. Oui, parce que la violence conjugale, qui est une maltraitance à adulte, est partiellement reconnu comme telle. Disons que les luttes féministes ont permis de bien faire avancer les connaissances depuis 20 ans, jusqu’à faire admettre l’existence d’une victime et d’un auteur; mais ces avancées sont valables surtout quand on envisage la problématique entre les adultes, au niveau du couple. Dès qu’on bascule sur un angle de vue familial, la grille de lecture qui s’impose alors à peu près systématiquement est celle du conflit conjugal et de la co-parentalité, c’est-à-dire une vision du couple où l’un et l’autre se laissent aller au conflit, plutôt que de s’entendre au nom de l’intérêt supérieur de leurs enfants. Dans cette grille de lecture, les torts sont par principe partagés et le fait que la violence conjugale, de même que sur les enfants, soit reconnue et écrite, y compris dans des situations graves, ne change rien au fait qu’on va in fine demander à Madame de prendre la part de responsabilité qui lui incombe dans le “conflit”; autrement dit, si cela continue, c’est bien parce qu’elle y est pour quelque chose.

Nous avons vu des situations incroyables où il n’y avait aucune protection possible, ni pour les enfants, ni pour madame, malgré la mobilisation du dispositif de protection de l’enfance et de la justice, niveau civil et pénal, tant les acteurs sont fixés sur une vision de la famille où il est inimaginable qu’il existe des rapports de pouvoir, de contrôle et de violence! Cela montre avec force à quel point la réalité n’existe qu’à travers la manière dont on veut bien la voir, mais aussi les conséquences tragiques pour les victimes, enfants et adultes, qui ne peuvent pas compter sur les institutions pour être protégés.

Peut-on travailler, en tant que chercheur, sur ces sujets, comme on aborderait n’importe quelle autre thématique en sciences sociales ? Cette plongée dans la protection de l’enfance vous a-t-elle amenée à changer de regard, a-t-elle fait naître des convictions ?

N.S J’aurais du mal à faire des parallèle avec les autres thématiques puisque pour ce qui me concerne, j’ai toujours travaillé sur ce genre de sujet: violence conjugale, puis maltraitance des enfants. Ce que je vois par contre, c’est ma propre évolution, et notamment c’est vrai, en lien avec la protection de l’enfance, parce que cette thématique pose avec acuité la question des pratiques, de “bon ben maintenant, qu’est-ce qu’on fait?”. La violence envers les femmes ou sur toute autre catégorie d’humain aussi bien sûr… mais la dépendance des enfants et le fait qu’ils sont en construction font à mes yeux de leur condition un point névralgique. C’est ce qui m’a amené à changer de posture: j’ai dû devenir plus qu’un chercheur, ça veut dire ne plus m’en tenir à une position d’analyse, souvent critique et très critique même, pour me préoccuper de comment étaient reçus mes travaux, de ce que les gens en comprenaient, de comment c’était susceptible de les faire réfléchir, de les faire évoluer… Ma question est devenue celle du mouvement davantage que celle de la connaissance, parce qu’en bout de chaîne, il y a les enfants, et autour d’eux leurs parents, puis les professionnels et tout le monde souffre, et les enfants, c’est leur avenir qui se joue… Et là, vous ne pouvez plus vous en tenir à faire l’analyse, vous devez rester, vous devez vous engager avec eux, d’ailleurs en tant que consultant, c’est d’abord ce qu’on me demande: être là, pour parler, pour réfléchir, pour y croire. Et ça me va tout-à-fait… donc malgré le sujet qui a trait à l’insupportable, malgré les constats, oui je reste parce que j’ai l’impression d’avoir trouvé ma place.

*Rapport du CREAI Rhône-Alpes et du CREAI Bretagne, co-rédigé par Nadège Séverac, Eliane Corbet et Rachel Le Duff, avec la participation d’Olivier Duchosal