La polémique autour du fameux « fossé des 30 millions de mots », expression censée résumer les différences langagières entre les jeunes enfants selon leur milieu socio-économique, a repris de la vigueur cet été à l’occasion de la publication d’une nouvelle étude.

Le tournant de 1995 : l’étude de Hart et Risley

Pour rappel, c’est l’article de Hart et Risley publié en 1995 qui a mis en avant ce chiffre abyssal : à quatre ans, un enfant de famille aisée aurait entendu 30 millions de mots de plus (quantité totale de mots qui lui sont adressés) qu’un enfant de milieu défavorisé. Les politiques publiques et programmes de prévention précoce mis en place dans les pays occidentaux pour réduire les inégalités s’appuient la plupart du temps sur ces travaux. En France, l’étude de Hart et Risley a inspiré le dispositif Parler Bambin et sa médiatisation a été portée par les deux rapports Terra Nova dédiés à la lutte contre les inégalités dans la petite enfance. En France comme ailleurs, les résultats de Hart et Risley sont régulièrement critiqués, nuancés ou réfutés et leur principale implication -la nécessité de compenser les faiblesses langagières des enfants les plus pauvres- demeure très discutée. Le chiffre de 30 millions est ainsi considéré comme très exagéré, et certains spécialistes ou professionnels contestent la corrélation entre le niveau langagier précoce d’un enfant et son statut socio-économique ainsi que le caractère prédictif pour les apprentissages scolaires de ces compétences verbales précoces.

Les publications scientifiques qui ont suivi celle de Hart et Risley ces vingt dernières années ont plutôt tendance à confirmer ces résultats, à confirmer en fait que les enseignants constatent empiriquement tous les jours : le niveau de langage d’un jeune enfant semble très corrélé à son environnement familial (au niveau d’études de ses parents et à leur statut économique) et un tout petit jouissant d’une bonne compréhension et une grande qualité d’expression a plus de chance, d’un point de vue statistique, de bien entrer dans les apprentissages.

Dans une nouvelle étude, une définition plus extensive du bain langagier

Cet été, en tous cas, la controverse a repris. Trois chercheurs américains, Douglas E. Sperry, Linda L. Sperry et Peggy J.Miller, ont publié dans la prestigieuse revue Child Development, un article remettant en cause les résultats de Hart et Risley.
Dans un deuxième texte texte mis en ligne sur le site de la Brookings Institution (une organisation à but non lucratif dédiée aux politiques publiques) pour répondre aux critiques  (le texte est également publié dans Child Development), les auteurs expliquent en préambule que leur approche est « hybride », reprenant à la fois la méthodologie des études ethnograhiques et des travaux dédiés au vocabulaire. Ils reprochent d’ailleurs aux chercheurs uniquement axés sur le développement langagier d’être déconnectés de la vie « réelle » des enfants.

Leur expérience, menée aux Etats-Unis, a porté sur trois communautés urbaines et deux rurales. Deux groupes étaient « pauvres », deux de la classe populaire, un de la classe moyenne. Un groupe était afro-américain, les autres blancs. Chaque groupe présentait des spécificités quant à ses convictions et méthodes éducatives, quant à sa perception de la façon dont un enfant apprend à parler. Une forte proportion de ces enfants vivaient dans de grandes familles, avec des fratries et autres membres. Les auteurs ont pris en compte ces différents facteurs et ont comptabilisé trois niveaux de discours : les mots adressés directement aux enfants par leur principal caregiver, les mots adressés à l’enfant par les autres membres de la famille, et les mots non adressés à l’enfant mais entendus par lui (une conversation entre adultes à ses côtés). L’étude de Hart et Risley ne prenait en compte que la première dimension. Douglas Sperry, Linda Sperry et Peggy Miller affirment que dans leur étude, les enfants des classes populaires et des classes moyennes entendaient à peu près le même nombre de mots que ceux de l’étude de Hart et Risley.

En revanche, pour les enfants les plus pauvres, leurs résultats sont très différents : les enfants de leur échantillon entendent beaucoup plus de mots que ceux de l’étude de 1995, la différence avec les autres milieux sociaux est beaucoup moins marquée. C’est notamment vrai pour les enfants du groupe afro-américain qui semblent beaucoup plus exposés au langage dans cette étude récente. Les auteurs l’assurent : quand on prend en compte une définition plus large de l’environnement langagier de l’enfant que celle de Hart et Risley et qu’on ajoute les mots adressés ou simplement prononcés par d’autres membres de la famille autour de l’enfant, alors l’exposition des enfants au langage s’en trouve considérablement accrue, quel que soit le profil socio-économique de la famille. Les enfants pauvres et/ou issus de l’immigration ne seraient pas si pénalisés face à la langue.

Pour les auteurs on présume trop souvent et trop facilement que la seule source langagière de l’enfant est sa mère. Ils arguent également que le bain langagier en général est un facteur d’apprentissage du langage, pas seulement les conversations adressées.
Enfin, pour ces chercheurs, le fait de se focaliser sur les compétences langagières des enfants de milieu défavorisé revient implicitement à ne considérer que leurs manques et faiblesses. Ces chercheurs plaident pour une autre approche, pour que soient envisagés les atouts de ces enfants et que les programmes scolaires soient établis à partir de la prise en compte de ces compétences autres que la seule richesse du vocabulaire ou les compétences syntaxiques. Le langage ne se réduit pas au vocabulaire, et l’environnement langagier ne se réduit pas à la mère, expliquent-ils. Les auteurs demandent en fait de prendre en considération les variations socio-culturelles inhérentes à la construction du langage, afin qu’aucun enfant ne se sente dévalorisé si les pratiques de sa famille ne correspondent pas à la norme.

Le débat vient encore une fois aborder les rivages du relativisme culturel : lorsqu’on constate des pratiques différentes selon les classes sociales, faut-il les considérer comme toutes valables et faire en sorte de changer le système afin que ces spécificités soient toutes respectées ou faut-il chercher à combler les différences, et donc à modifier certaines pratiques (en général celles des plus pauvres) pour que chacun ait les mêmes chances de pouvoir s’adapter au système ? C’est une question qui revient régulièrement en matière d’inégalités scolaires. Certaines observateurs estiment ainsi que les programmes et méthodes scolaires sont bien plus ajustés aux normes éducatives et aux compétences valorisées dans les milieux aisés et qu’il suffirait de promouvoir des savoirs moins académiques pour rétablir une plus grande égalité scolaire. Argument jugé démagogique par ceux qui estiment que la maîtrise des savoirs fondamentaux, au premier rang desquels la langue orale et écrite, est la condition sine qua non d’un parcours scolaire de qualité et d’une future insertion sociale, en tous cas dans des sociétés occidentales.

Débat méthodologique sur l’échantillon

L’article initial de Sperry et Miller a en tous cas suscité de vives réactions, parmi lesquelles un article d’autres chercheuses, Roberta Michnick Golinkoff, Erika Hoff, Meredith Rowe, publié dans Child Development et sur le site de la Brookings Institution. Ces dernières font remarquer au préalable que l’étude menée par l’équipe de Sperry n’est pas à proprement parler une réplique de celle effectuée par Hart et Risley dans la mesure où le groupe « familles aisées » n’existe pas dans la deuxième version. Les enfants les plus défavorisés ne sont comparés qu’aux enfants de milieu populaire et de la classe moyenne. C’est pourquoi le « fossé » semble moins important (ce à quoi Sperry a répondu qu’il n’en demeurait pas moins que dans leur étude, en valeur absolue, les enfants les plus pauvres étaient exposés à beaucoup plus de mots que dans l’étude de Hart et Risley). Les trois chercheuses rappellent ensuite qu’il existe aujourd’hui un corpus très dense d’études soulignant la forte corrélation entre la quantité et la qualité des interactions verbales parent-enfant et les disparités socio-économiques. Le fait qu’il existe des différences en sein des familles de même niveau de revenus, comme l’assure l’équipe de Sperry, est un constat posé depuis longtemps et n’empêche en rien qu’en moyenne les différences entre groupes sociaux restent fortes.

Au cœur de la controverse : les mots entendus à la volée versus les conversations adressées

Pour Michnik, Hoff et Rowe, la question la plus intéressante, et la plus légitime, sur le plan scientifique, soulevée dans l’étude de Sperry, est celle des mots non adressés, entendus « fortuitement » par l’enfant : quel rôle jouent-ils dans le développement du langage du jeune enfant ? Les chercheuses l’assurent : « nous connaissons la réponse à cette question ». C’est bien les conversations qui leur sont adressées, basées sur leurs propres centres d’intérêt, qui sont les plus bénéfiques, les plus efficaces. Les différences de quantité et de qualité en matière d’échanges entre parent et enfant sont associées aux différences de développement des compétences langagières chez les enfants, au sein des différentes strates socio-économiques et entre elles. Pour les trois spécialistes, les conclusions de Sperry reposent sur l’affirmation discutable que les mots entendus à la volée profitent autant aux enfants que les conversations adressées. Or, « la science nous dit que ce n’est pas vrai ».

Dans leur réponse, les chercheuses font un bref historique. A la suite de l’étude de Hart et Risley en 1995, d’autres travaux sont venus montrer à quel point les compétences langagières précoces étaient prédictives de la réussite académique, à quel point, en fait, la maîtrise de la langue est un pré requis à l’ensemble des habiletés que devront développer les enfants au cours de leur cursus scolaire, en littérature évidemment, mais aussi en mathématiques, ou dans leurs relations aux autres. C’est parce que le langage est considéré comme la clé de voûte du développement futur, de la formation de tout citoyen, qu’il a motivé, aux USA et ailleurs, une kyrielle de programmes d’interventions précoces. Michnik, Hoff et Rowe affirment que la publication de l’étude de Sperry a déjà pour conséquence la contestation du fossé langagier entre les classes sociales et, lâchent-elles, « c’est une honte ».

Pour elles, le nécessaire questionnement sur la façon dont les enfants apprennent et se développent, ne devrait pas saper les connaissances déjà acquises : les enfants tirent très peu de profit des conversations menées au-dessus de leur tête sur des sujets qui n’intéressent que les adultes. Elles concluent : « les programmes publics et les interventions devraient continuer à encourager les parents et enseignants à parler avec les jeunes enfants de sujets susceptibles de les intéresser. Réduire les inégalités scolaires et sociales requiert de combler le fossé dans le domaine essentiel des expériences précoces. »

Distinguer les interrogations scientifiques des considérations politiques

Michnik, Hoff et Rowe ne répondent pas au volet plus politique que scientifique de l’article de Sperry, à savoir le souhait de prendre en considération les pratiques langagières des familles démunies, de les respecter davantage en ne cherchant pas à n’y voir à tout prix que des manques, que du “moins”. Daniel T.Willingham, grand spécialiste de l’apprentissage et de l’éducation (nous avions publié une recension de son dernier livre), s’est en revanche attelé à cet aspect du débat dans un article assez magistral publié sur son blog. Dans ce texte le chercheur explique d’abord pourquoi l’étude de Sperry ne remet pas en cause ce que bien d’autres travaux ont confirmé depuis l’étude de Hart et Risley, l’indéniable corrélation entre le statut socio économique de la famille et les conversations adressées à l’enfant.

Mais, et certainement est-ce ici qu’il prend ses distances à la fois avec l’équipe de Sperry et avec leurs contradicteurs, il insiste: avoir des données probantes sur la réalité d’un phénomène (dont on ne connaît néanmoins pas bien les mécanismes) et utiliser ces données pour construire des politiques publiques sont deux choses différentes. Décider d’intervenir ou pas n’est plus une question scientifique. Willingham estime ainsi que tous les programmes de psycho éducation visant à transmettre aux parents pauvres les normes éducatives de la classe moyenne et aisée signifient en creux qu’on reporte la responsabilité de la reproduction des inégalités sur les familles elles-mêmes (critique formulée régulièrement par les experts français du soutien à la parentalité, que nous avons souvent relayée, ici aussi). Il l’écrit: “utiliser la science pour dire aux parents comment être parents m’a toujours mis mal à l’aise“.

Mais, et c’est là toute la différence avec le discours dominant en France,  Willingham pose cette question décidément capitale: “Devrions-nous défendre farouchement toutes les pratiques parentales au nom de l’égalité culturelle ou pour ne pas laisser trop de pouvoir à des institutions puissantes, si nous savons que ces pratiques désavantagent les enfants à l’école et, plus tard, sur le marché du travail?” Il évoque avec ironie ces “parents aisés qui suivent de près ce que les chercheurs suggèrent pour aider les enfants à s’épanouir et qui  défendre le droit des parents vivant dans la pauvreté d’utiliser des pratiques parentales qui désavantagent les enfants pauvres“. Nous avions abordé ces interrogations dans un article intitulé “Parentalité, universalité, relativité“. Willingham s’interroge sur ce que doit être le positionnement du chercheur face à des problématiques aussi sensibles. Il est arrivé à ce qui lui semble la conclusion la plus évidente: donner aux gens l’information la plus complète qui soit et les laisser décider.