Sujet âpre, crucial et à tiroirs. « Les enfants d’immigrés à l’école » : c’est le titre du livre publié fin septembre aux éditions PUF par Mathieu Ichou. Pour comprendre ces trajectoires, statistiquement plus marquées par l’échec que les destinées scolaires des enfants de natifs, le chercheur s’intéresse notamment à la vie des familles avant la migration. Instructif.

Vaste question que celle du parcours scolaire des enfants d’immigrés en France. Pour la traiter, Mathieu Ichou, chercheur à l’INED, choisit deux axes principaux : il analyse la situation pré migratoire des parents (quels étaient leur statut, leur situation sociale, leur niveau d’éducation, leur rapport à l’école avant la migration) et il compare les trajectoires des enfants originaires de Turquie et d’Asie du Sud est. Parce que ces deux communautés constituent deux formes de « déviance sociale ». Les enfants d’origine turque ont, à niveau socio-économique égal, plus de difficultés scolaires que les natifs tandis que les enfants asiatiques présentent de leur côté des résultats académiques supérieurs à la moyenne.
« Concrètement, écrit-il, en choisissant d’étudier plus en détail la scolarité des enfants d’immigrés turcs et asiatiques, l’objectif que je poursuis est celui d’améliorer l’explication sociologique de la scolarité de l’ensemble des enfants d’immigrés. » La question centrale est de savoir si les différences de trajectoires entre les enfants de ces deux zones géographiques sont d’origine culturelle, comme l’avançait par exemple le sociologue Hugues Lagrange, dans son livre « le déni des cultures » ou s’il faut chercher creuser d’autres pistes.

Loin d’un échec massif, des parcours diversifiés

Mathieu Ichou rappelle quelques données de la recherche : les inégalités scolaires apparaissent de façon précoce et se révèlent persistantes dans le temps (les élèves en difficulté au CP ont plus de risque de décrocher ou d’être orientés en filière courte), et « du début de l’école primaire à la fin du collège, la plupart des groupes d’enfants d’immigrés ont, en moyenne, des résultats scolaires significativement moins élevés que ceux des enfants de natifs ». Au-delà de ce constat général il propose une approche affinée des destinées scolaires de ces jeunes en montrant qu’elles sont très diversifiées et il les décline à travers cinq trajectoires type. Les enfants d’immigrés se retrouvent pour 21% d’entre eux en échec précoce et décrochage scolaire (contre 13% pour la moyenne nationale en 2015). 25% d’entre eux rencontrent des difficultés au collège et sont orientés vers les filières professionnelles (contre 32% des élèves au niveau national, en 2007). 21% connaissent une scolarité intermédiaire avec une orientation en seconde générale puis, pour une grande majorité un bac technologique (au niveau national, 35% des élèves sont orientés vers une filière technologique à l’issue d’une seconde générale). 12% bénéficient un parcours « protégé » dans le privé avec une orientation vers des formations paramédicales et des écoles en post bac type Institut d’études politiques. 20% se distinguent et réussissent dans le public, se dirigeant pour 9 élèves sur 10 vers l’enseignement supérieur.

Au-delà de la diversité des parcours, Mathieu Ichou note que l’échec scolaire se traduit davantage pour les enfants d’immigrés par la première trajectoire (décrochage) tandis qu’il se concrétisera pour les enfants de natifs par la deuxième trajectoire (orientation en filière courte). De précédents travaux du CNESCO ont en effet noté que le statut migratoire constituait un important facteur de risque pour le décrochage scolaire.

Des difficultés scolaires liées au faible niveau social des familles

Le chercheur met en exergue des différences selon l’origine géographique des élèves. Les enfants d’immigrés de Turquie et du Sahel (Sénégal, Mali, Mauritanie) occupent les positions scolaires les plus défavorables, suivis des enfants d’origine maghrébine (Algérie, Maroc, Tunisie). Les enfants de couples mixtes et d’immigrés d’Asie du Sud Est ont, eux, des résultats scolaires très proches de ceux du groupe majoritaire et même parfois légèrement supérieurs en ce qui concerne les enfants d’origine asiatique.
Il insiste : « Le niveau d’éducation des parents, leur profession et les caractéristiques démographiques de la famille ont une influence forte sur les résultats scolaires des élèves et l’inégale distribution de ces propriétés entre les enfants d’immigrés et de natifs explique une grande partie des inégalités scolaires entre les groupes ». On connaît l’importance du niveau d’éducation maternelle dans le développement des enfants en général et leur parcours scolaire en particulier. Les enfants d’immigrés ont des mères nettement moins éduquées que les descendants de natifs  : dans tous les groupes la proportion de mères n’ayant aucune qualification est très supérieure à celle des descendants de natifs et la proportion de mères diplômées du supérieur est très inférieure.

Si les enfants issus de l’immigration échouent davantage à l’école c’est avant tout parce qu’ils appartiennent à des familles de faible niveau socio-économique, et en cela ils ne se démarquent pas des enfants de natifs. Mathieu Ichou rappelle au passage une donnée intéressante de la recherche : en Angleterre les enfants d’immigrés ont plutôt de meilleurs résultats à l’école par rapport au groupe majoritaire. Notamment parce que leurs parents connaissaient dans leur pays d’origine un statut plus privilégié que celui vécu par les familles émigrant en France. En d’autres termes, les enfants issus de l’immigration réussissent mieux à l’école en Angleterre parce que le profil des migrants n’est pas le même.
Mathieu Ichou relève que « les mères originaires du Sahel et de Turquie sont celles qui combinent les proportions les plus importantes de sans diplôme (84 % et 81 %) avec les proportions de diplômées du supérieur les plus basses (2 % dans les deux cas) », alors que « les mères originaires d’un pays du Golfe de Guinée ou d’Asie du Sud-Est sont parmi les plus éduquées et les plus rarement sans qualification. » Ce qui peut donc expliquer les parcours scolaires différents entre les enfants turcs et les enfants d’Afrique sub-saharienne d’une part et les enfants d’Asie du sud-est d’autre part.

La piste culturelle comme explication des différences, pas satisfaisante

Le chercheur diverge ici de l’analyse de Hugues Lagrange qui estime que les différences scolaires persistent une fois le milieu social pris en compte et que c’est bien dans la culture d’origine qu’il faut chercher la raison des écarts. Dans le « déni des cultures » (Seuil, 2010), ce sociologue écrivait :  « La morale confucéenne, les attitudes créées par une culture où, bien avant l’Europe, la fonction publique a été recrutée sur concours et où le commerce bénéficie des plus grandes sophistications depuis des siècles, ont structuré les mentalités. Les jeunes Asiatiques savent depuis le plus jeune âge l’importance d « apprendre en s’appliquant avec concentration », pour reprendre une expression tirée de l’enseignement confucéen. Cette mentalité transparaît dans le choix des filières d’étude, dans le privilège accordé aux disciplines scientifiques et techniques. »

Mathieu Ichou, lui, n’est pas convaincu par cette explication. Ne serait-ce que parce que « l’idée d’une supériorité de la « culture confucéenne » ne permet pas d’expliquer pourquoi le succès scolaire et professionnel des asiatiques aux États-Unis n’est qu’un phénomène récent dans la longue histoire de ces groupes outre-Atlantique ».
En comparant les exceptions que constituent les enfants d’origine turque et les enfants d’Asie du sud-est (ces deux groupes se démarquent dès l’école primaire des natifs de même classe sociale , les premiers en négatif, les seconds en positif), il arrive à une autre conclusion. Pour lui la réponse est à chercher dans l’histoire pré-migratoire des familles. « En moyenne, les immigrés de Turquie, moins éduqués que les immigrés asiatiques relativement à la société de leur pays d’origine, ont moins placé l’éducation au centre de leur projet migratoire. Leurs expériences scolaires, sauf quand elles sont marquées par de forts regrets, permettent moins de transmettre des attentes et un rapport au savoir favorables à la scolarité de leurs enfants. Enfin, leur statut social prémigratoire est moins souvent la source d’un sentiment de statut « supérieur » producteur d’attentes fortes. Par contraste, les immigrés d’Asie du Sud-Est et de Chine sont, au regard de ces trois dimensions, plus susceptibles de rassembler les conditions favorables à la formation et la transmission d’attentes scolaires élevées et d’un rapport au savoir compatible avec la réussite scolaire. »

Mais quelle définition du concept de culture ?

La frontière entre dimension socio-économique et dimension « culturelle » est néanmoins ténue. L’auteur explique par exemple les difficultés scolaires des filles turques (alors que les filles d’immigrées en général réussissent mieux que les garçons) par la prévalence des mariages précoces. « Les normes qui régissent les relations entre les sexes et en particulier les normes matrimoniales sont au centre du contrôle social communautaire. Or, les injonctions au mariage précoce surtout, et, secondairement, au mariage avec un conjoint habitant en Turquie rend malaisée la poursuite d’une scolarité longue. (…) La norme du mariage précoce est peu compatible avec une scolarité prolongée. (…) Cette observation permet partiellement d’expliquer que, relativement à l’avantage scolaire des filles de natifs et de certains autres groupes, la situation scolaire des filles d’immigrés turcs est significativement moins favorable». Les injonctions au mariage précoce relèvent-elles d’abord d’une norme de classe sociale ou d’une norme « culturelle » ? Pour y répondre il faudrait connaître la prévalence des mariages précoces en Turquie même.

« Au lieu d’invoquer une « culture d’origine » homogène et fixe, écrit Mathieu Ichou, il est bien plus pertinent de prendre en compte le fait que les pratiques culturelles des immigrés en France dépendent du groupe social auquel ils appartenaient dans leur société d’origine. Les dispositions scolaires des immigrés constituent au moins autant une culture de classe qu’une culture d’origine uniformément partagée par l’ensemble des individus d’une même origine nationale. » Certes. La question étant de savoir si ces deux « cultures », de classe et d’origine, ne sont pas amenées à parfois se recouper.

Des discriminations systémiques

Le chercheur aborde également la question des discriminations. Citant des travaux précédents il souligne qu’il n’existe pas « d’effet statistiquement significatif de l’origine ethnique sur la probabilité pour un élève d’être sanctionné au collège » ou qu’ « à caractéristiques sociodémographiques, niveau scolaire et vœux d’orientation contrôlés, les conseils de classe de fin de troisième ne traitent pas différemment les enfants d’immigrés des enfants de natifs ». Pour l’auteur, « les discriminations dans le jugement des enseignants sur le niveau scolaire des enfants d’immigrés ne constituent pas un mécanisme central dans la production de leurs trajectoires ». Le CNESCO avait par ailleurs noté dans un rapport récent qu’ « à catégories socio-professionnelles et résultats scolaires donnés, les élèves issus de l’immigration sont moins orientés vers l’enseignement professionnel que les élèves de milieu défavorisé ».

Au sujet de son livre paru en 2017, « Ces enfants d’immigrés qui réussissent » (L’Harmattan), Boussad Boucenna nous disait de son côté : « Si les personnes interrogées avaient parlé de discriminations, alors évidemment j’aurais repris le sujet dans le livre. Mais ils ne l’ont pas fait. Jamais. Quand j’ai posé la question « qu’est ce que tu penses des autres jeunes qui galèrent dans les quartiers ? », ils sont même assez durs, bien que leurs réponses soient hétérogènes

Mathieu Ichou, rejoignant les travaux du CNESCO, met néanmoins en avant des « discriminations systémiques ». «Il apparaît que des processus plus systémiques de ségrégation engendrent des désavantages qui touchent particulièrement les enfants d’immigrés. En plus des effets combinés de la ségrégation résidentielle et de la carte scolaire, les politiques d’établissement, les pratiques des professionnels de l’école et l’évitement des autres parents contribuent à marginaliser les enfants d’immigrés dans des contextes scolaires défavorables à leur réussite. » Ce sont des chiffres aujourd’hui bien connus : l’Education prioritaire comprend beaucoup plus d’enseignants débutants, la Seine-Saint-Denis présente le plus fort taux d’enseignants de moins de 35 ans (53,4 %, contre 23,5 % en moyenne) et la part la plus faible d’enseignants présents dans l’établissement depuis plus de 5 ans (30,8 %, contre 50,9 % en moyenne).