Accueillir les enfants pauvres en crèche, d’accord. Mais soutenir directement les parents, dès la naissance et tout au long de l’éducation, en matière de lutte contre les inégalités c’est encore mieux. Notamment parce que l’école ne peut pas tout. C’est le postulat du think Tank « Vers le Haut » qui publie un rapport dans lequel il égrène 40 propositions pour mieux accompagner les familles.

C’est donc la saison des rapports sur l’investissement social spécifique à l’enfance. Après le rapport de Terra Nova, la campagne de l’Unicef, le colloque de la CNAF avec l’Ansa, voici maintenant les 40 propositions du think Tank « Vers le haut » qui sont autant d’ « idées et actions pour mieux accompagner les parents dans leurs responsabilités éducatives ». Le document qui rassemble ces propositions est intitulé « Soutenir les familles, le meilleur investissement social ». Il insiste sur la nécessité d’augmenter les fonds alloués à la parentalité et d’exhorter tous les professionnels investis dans le champ éducatif et familial (PMI, petite enfance, écoles, protection de l’enfance…) à faire du soutien à la parentalité une action centrale de leurs missions. Les auteurs déplorent que trop souvent, et notamment dans la parole des politiques, la question éducative soit réduite à l’école. Or, « l’école peut beaucoup mais elle ne peut pas tout ».

Le soutien à la parentalité, grande cause nationale

Voici quelques unes des principales suggestions de « Vers le Haut » :
Mettre en place des Etats Généraux de l’Education pour une constitution éducative. Vers le Haut y parle du « droit des parents d’être informés et formés sur les grands enjeux éducatifs : les fondamentaux du développement de l’enfant, les dispositifs de soutien aux familles, le fonctionnement du système scolaire ».
Faire du soutien à la parentalité une grande cause nationale. Lors de la présentation de ce rapport, mercredi 28 juin, Marc Vannesson, délégué général de Vers le Haut, résume le message : « il faut faire du soutien la parentalité un axe majeur de la politique familiale, impliquer davantage les familles dans toutes les actions éducatives, banaliser ce soutien encore tabou et en faire une grande cause nationale. » Vers le Haut prend comme exemple la campagne galloise « Education begins at home » qui prodigue conseils et informations. « Cette campagne, indique le rapport de Vers le Haut, relayée par tous les professionnels de l’éducation, de la petite enfance, de la santé et par les acteurs associatifs, les mouvements familiaux…contribuerait notamment à une diffusion massive des résultats de la recherche en neuroscience qui pourraient inspirer les pratiques parentales. »
Identifier 5 conseils clés à relayer dans la durée, avec une plate-forme web et téléphone, ou une application. Parmi ces règles fondamentales on pourrait notamment trouver la lecture d’histoires, le fait de demander à l’enfant de raconter sa journée, se coucher de bonne heure, le contrôle des écrans.
Renforcer largement l’évaluation des dispositifs de soutien à la parentalité. C’est une exigence de plus en plus portée par la CNAF et qui se trouvait au cœur du dernier opus de Terra Nova. Vers le Haut ajoute donc sa voix. Avec quelques réserves : « Attention au culte du chiffre et de l’indicateur qui dispenserait de réfléchir ! ». Et dans la conclusion du rapport : « On ne pourra jamais mesurer l’importance d’un sourire, le prix d’une larme essuyée, la beauté d’un pardon échangé, la force d’un encouragement chuchoté ». Il se trouve que si, c’est aussi ce qu’essaient de mesurer les chercheurs en charge de l’évaluation des programmes de soutien à la parentalité quand ils visent à renforcer les compétences parentales, et notamment la sensibilité parentale ou l’empathie. Les auteurs du rapport reconnaissent néanmoins que l’absence d’études d’impact, avec suivi de cohortes de bénéficiaires sur une longue durée est « regrettable ». « Cela donne l’impression qu’on avance à l’aveugle et ne contribue pas au développement d’une stratégie ambitieuse matière de soutien à la parentalité ».

Du soutien à la parentalité partout, tout le temps

Vers le Haut insiste beaucoup sur le rôle de l’école dans ce soutien à la parentalité et consacre plusieurs de ses propositions à cette question : basculer le pilotage des CLAS sur les établissements scolaires, mettre en place des visites à domicile (que l’école aille au devant des parents, chez eux plutôt que d’essayer en vain de les faire venir), déployer la « Mallette des Parents », convier les parents lors de séances d’aide au travail personnel, impliquer plus fortement les parents dans les dispositifs de remédiation éducative. Le think Tank estime également qu’il est impératif de donner aux professionnels « la formation, le temps et les moyens pour « faire avec » les parents ». Il met en avant l’importance des échanges entre pairs et les partages d’expérience, rappelle l’absence dommageable des dispositifs ciblant spécifiquement les pères, et défend l’idée de plus en plus en vogue que les entreprises, par l’accompagnement de leurs salariés parents, ont un rôle à jouer dans le soutien à la parentalité. Le think tank conclut sur le soutien à la conjugalité et sa quarantième proposition vise à rendre systématique la médiation familiale avant une décision judiciaire de divorce ou de séparation impactant des enfants. Il n’est pas certain que cette dernière préconisation suscitera l’adhésion des associations de défense des femmes victimes de violences conjugales.

Investir tôt dans le soutien parental selon le principe « mieux vaut prévenir que guérir »

Vers le Haut reprend également à son compte la notion d’investissement social. Le mercredi 28 juin, Marc Vannesson évoque les travaux de l’américain James Heckman, prix Nobel d’économie, qui a montré comment des interventions très précoces auprès d’enfants de 0 à 5 ans sont plus efficaces que les dispositifs plus tardifs et permettent un retour sur investissement assez considérable. Ce que Heckman résume ainsi : «On peut investir tôt pour combler les inégalités et prévenir les échecs, ou bien on peut payer pour réduire les inégalités quand elles sont plus dures et plus chères à combler. »
A l’appui de sa démonstration ont trouve le programme ABC/Care Caroline (l’un des programmes standardisés présentant le plus haut niveau de preuves avec le Perry pre-school project). « La conclusion qu’on tire souvent de ces programmes c’est qu’il faut proposer aux enfants défavorisés des places en crèches ou plus de pré-scolarisation, constate Marc Vannesson, faisant clairement référence aux deux rapports de Terra Nova. Mais il n’y a pas que le volet pré-scolarisation dans ces programmes, il y a un volet d’accompagnement des familles très exigeant. Les investissements qui renforcent les capacités parentales des familles sont les plus efficaces. La lutte contre les inégalités commence même avant la crèche, ça commence dans la famille. Les parents issus de milieux défavorisés ne sont pas le problème mais le début de la solution ».

Les parents en difficultés sociales plus vulnérables ? oui…mais non

On trouve dans ce rapport de Vers le Haut les grands sujets de débat récurrents quand il est question de soutien à la parentalité en France.
Le rapport insiste  sur la nécessité de responsabiliser sans accuser, évoquant notamment les débats sur la suspension des allocations familiales en cas d’absentéisme scolaire. « Il semble que plutôt que d’insister dans les discours sur les dénonciations ou les sanctions, quand bien même elles pourraient être légitimes, on devrait valoriser l’encouragement et l’accompagnement des parents. Cette posture de bienveillance est sans doute beaucoup plus efficace ».
Vers le Haut manie également avec d’infinies précautions la question du ciblage des populations défavorisées dont on sait à quel point elle est sensible.
D’un côté le rapport pointe les facteurs qui fragilisent les parents dans leurs fonctions parentales (listés par l’Observatoire des Jeunes et des Familles d’Apprentis d’Auteuil) : être au chômage ou en emploi précaire, travailler avec des horaires décalés, résider dans un quartier difficile, habiter un logement social, être une famille monoparentale…). Les auteurs écrivent : « les conditions socio-économiques ont un impact important sur l’exercice des responsabilités parentales ». Ce que la littérature scientifique met en exergue. Dans la partie dédiée à la question de ce temps qui manque tant aux parents, le rapport donne ainsi l’exemple d’Hélène, mère de famille de 38 ans : « Entre courir pour payer le loyer, aller chercher à manger à la banque alimentaire, et tout le reste, je n’ai pas vraiment le temps d’être maman ». L’exemple avancé n’est pas celui d’une mère cadre à temps plein.

Mais les auteurs formulent néanmoins les précautions d’usage sur le sujet : « Il n’existe aucun déterminisme et les difficultés éducatives peuvent se retrouver dans toutes les familles, quelle que soit leur situation sociale ». A la tribune, lors des échanges organisés autour de la restitution du rapport, Mylène Armando, présidente de l’UDAF 05 et administratrice de l’UNAF, tiquera d’ailleurs lorsque Daniel Lenoir évoquera les actions sociales de la CNAF en parlant de l’accompagnement à la parentalité. « Je préfère parler de politique familiale que de politique sociale, ça peut engendrer des malentendus ». Le malentendu étant, imagine-t-on, que l’accompagnement à la parentalité ne saurait être uniquement destiné aux plus pauvres. Cette question du ciblage des dispositifs sur certaines populations irrigue tous les rapports ou colloques sur le sujet et achoppe toujours sur les mêmes écueils : l’impossibilité de poser de façon strictement factuelle les liens entre précarité et parentalité, le dogme de l’universalisme, la crainte épidermique de la stigmatisation, le refus d’une vision considérée comme trop déterministe (dans un pays pourtant champion de la reproduction des inégalités). Ou comment vouloir lutter contre les inégalités d’un côté, tout en les niant de l’autre, ce qui relève toujours d’un exercice casuistique un peu étrange.

Le rapport de Vers le Haut n’échappe pas totalement à cette contradiction interne. Mercredi 28 juin, Marc Vannesson évoque à juste titre le « stress toxique » généré par des conditions de vie vulnérables, stress qui aurait un impact considérable sur le développement de l’enfant, notamment cognitif. Il met en avant les difficultés des familles ne maîtrisant pas la langue française. Une partie du rapport est notamment consacrée aux inégalités de développement du langage selon le milieu socio-économique, constat qui vient justifier la mise en place de programmes dédiés et ciblés tels que Parler Bambin. Le rapport de Vers le Haut est aussi nourri de la littérature anglo-saxonne et de sa vision disons, plus pragmatique, et des programmes standardisés dont l’objectif est très clairement de compenser la fragilité et les défaillances des parents vulnérables. Le rapport pose que « les besoins sont très variables et vont souvent au-delà d’une petit coup de pouce ». Mais il affirme dans le même temps qu’il « n’existe aucun déterminisme », insiste sur les parents « tous compétents » et n’appelle pas à investir spécifiquement dans le soutien aux parents perçus comme les plus fragiles.

Le passage du rapport sur la sur représentation des enfants pauvres dans la population des enfants accueillis par l’Aide sociale à l’enfance est assez représentatif des positions parfois contradictoires sur ces sujets.
« Il est regrettable de constater que certains placements d’enfants à l’aide sociale à l’enfance sont parfois essentiellement liés à la situation économique des familles. Comme si la pauvreté était une tare. D’ailleurs 80% des enfants placés à l’ASE sont issus de familles vivant avec un revenu inférieur ou proche du seuil de pauvreté. C’est rarement un bon choix pour les pouvoirs publics : un enfant placé coûte environ 60 à 70.000 euros par an à l’ASE. Que de soutiens directs aux familles pourrait-on financer avec beaucoup moins d’argent ! »

Investir massivement en prévention, dans du soutien spécifique à ces parents malmenés par la vie plutôt que d’avoir à financer des mesures de placement coûteuses, l’idée est forcément intéressante sur le papier. Le problème: un accompagnement à la parentalité qui ciblerait les familles pauvres parce que considérées comme à risque est toujours considéré par une grande partie des acteurs du champ psycho social comme inacceptable parce que stigmatisant. Par ailleurs, les interventions précoces censées prévenir la maltraitance ne sont pas encore parvenues à faire la preuve de leur efficacité (la méta analyse de Euser et Al publiée en 2015 dans BMC Public Health montre ainsi que les interventions en prévention semblent moins efficaces que celles destinées aux familles où la maltraitance a déjà été identifiée).

Le sujet des liens entre pauvreté et maltraitance  est presque aussi ancien que la protection de l’enfance. La vision du système et de ses incohérences proposée par Vers le Haut, très proche de celle développée par ATD Quart Monde, dénonce l’injustice faite aux parents très défavorisés qui subiraient une sorte de double peine : pauvres et parce que pauvres privés de leurs enfants. De fait, les enfants des familles en grande précarité sont beaucoup plus placés que les autres, pas tant parce que ces familles sont pauvres que parce que la pauvreté s’accompagne de co-morbidités (troubles psychiques, addictions, entre autres) qui entravent considérablement les capacités parentales et présentent un danger pour le développement de ces enfants.

Comment conseiller ou guider les parents sans consensus sur les pratiques parentales les plus recommandées ?

Enfin, si Vers le Haut semble manifester un réel intérêt pour les programmes standardisés anglo-saxons, le think tank prend là aussi les précautions d’usage pour rappeler qu’en matière d’éducation il ne saurait y avoir de normes. « Nous refusons les discours normatifs qui viendraient réduire l’éducation à un protocole scientifique. Il serait dangereux de vouloir définir LE modèle du « bon parent », avec des injonctions descendantes, devant s’appliquer en toutes circonstances. Que ces injonctions soient le fait de la puissance publique ou d’acteurs associatifs, elles ne seraient pas justes.» Plusieurs revues de littérature mettent néanmoins en avant les facteurs qui sont les plus favorables au bon développement d’un enfant, et identifiet donc des “bonnes pratiques”. Nous avions ainsi proposé une synthèse du rapport américain « Parenting matters » évoqué d’ailleurs par Vers le Haut.

Cette très dense revue de littérature soulignait l’importance des pratiques parentales dans le développement émotionnel, social et cognitif de l’enfant. La sensibilité maternelle (la capacité à percevoir les signaux émis par un enfant et à y répondre de façon ajustée, dans un délai raisonnable), la capacité à entretenir des relations « positives », l’empathie, une discipline stricte mais pas trop dure, une éducation « démocratique » où l’enfant est pris en compte et écouté, la capacité à mettre en place un cadre routinier et stable, des interactions langagières stimulantes, participeraient au bon développement du tout petit. A contrario, des interactions sur un mode punitif ou peu chaleureuses, une discipline très dure ou inconsistante, l’absence de sensibilité, de faibles stimulations langagières seraient susceptibles de générer des troubles du développement et du comportement.

C’est sur ces constats que les programmes standardisés sont élaborés, cherchant à susciter chez les parents des pratiques considérées comme plus adaptées au développement de l’enfant. L’ambivalence du think tank vis-à-vis de cette approche plus pro active est perceptible tout au long du rapport. Les auteurs citent de nombreux exemples de ces dispositifs tout en exprimant leurs réserves, en appelant à la prudence et en exprimant très clairement leur refus d’un discours trop normatif. Ces programmes, très protocolisés, répondant à des objectifs précis, s’appuient sur les préceptes de la parentalité positive et véhiculent en effet une norme. Mais qu’est-ce qu’un discours normatif en la matière? A quel moment une injonction bascule-t-elle de la préconisation scientifiquement étayée à une norme arbitrairement imposée ? Vers le Haut propose par exemple de diffuser des conseils clés (lire des histoires à ses enfants, leur demander de raconter leur journée, les coucher de bonne heure, contrôler l’usage des écrans). Ces conseils reposent sur un réel consensus scientifique. Mais d’aucuns pourraient les trouver normatifs, dans la mesure notamment où ils s’agit là de pratiques plus fréquentes dans les familles aisées.

Le think tank a bien conscience de la complexité, en France, de penser ces problématiques très marquées idéologiquement. « C’est toute la difficulté de la démarche que nous voulons promouvoir : écouter, encourager, proposer, soutenir, accompagner, conseiller les parents qui le souhaitent pour pouvoir conforter leur pouvoir d’agir. Tout en prenant garde à ne pas tomber dans une posture écrasante qui nierait toute la liberté éducative des familles et déresponsabiliserait chacun. Sauf exceptions rares, les parents sont les mieux à même de surmonter les défis de l’éducation de leurs enfants. Hormis dans les cas où les enfants sont en danger, il ne s’agit pas de s’immiscer dans la vie familiale, encore moins de la contrôler, mais de servir les familles. Selon leur demande et dans l’intérêt des enfants, en partant du principe que les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants. Les premiers mais pas les seuls… »
Ce paragraphe résume en fait très bien la philosophie de l’accompagnement à la parentalité à la française et ses paradoxes. Attendre que la demande vienne des parents, conseiller les parents « qui le souhaitent », servir les familles… Oui, mais les parents qui auraient objectivement le plus besoin d’être aidés sont souvent ceux qui expriment le moins leurs besoins, qui, par méconnaissance de ce qui se joue dans leur parentalité, mesurent le moins les bénéfices potentiels d’un soutien pour eux et leur enfant et qui, par crainte des institutions, ont tendance à éviter de demander de l’aide. La plupart des acteurs de terrain ne peuvent que constater à quel point ils ont du mal à atteindre les familles les plus vulnérables.

Qu’est-ce que la liberté éducative d’une famille quand elle est isolée, qu’elle ne sait pas comment payer son loyer, qu’elle a peu accès à l’information et que les parents ont été eux mêmes des enfants en souffrance ? Quant à attendre que les enfants soient en danger pour « s’immiscer dans la vie familiale », c’est un peu contester l’idée même de prévention.

A sa façon, ce rapport condense l’état des réflexions françaises sur le sujet et en cela notamment, il est passionnant. On y trouve le sentiment que la reproduction des inégalités n’est plus supportable, qu’elle est même préjudiciable à la société, la certitude que c’est en agissant tôt qu’on peut enclencher un cercle vertueux, le souhait de vulgariser certains apports de la recherche, un intérêt croissant pour des interventions plus intensives et plus ciblées sur les populations plus vulnérables. Mais dans le même temps la réticence à identifier ces populations à risque, le refus « d’enfermer des enfants dans le déterminisme » (comme si ce déterminisme était une vue de l’esprit et pas une froide réalité), la crainte du formatage (question qu’on ne se pose pas quand il s’agit de préconiser le couchage des bébés sur le dos afin d’éviter la mort inattendue du nourrisson). Un certain art du grand écart.