C’est décidément le sujet de ce tout début d’été. La CNAF et l’Agence Nouvelle des Solidarités Actives (Ansa) organisaient ce lundi 26 juin un colloque sur l’investissement social dans la petite enfance. Où il a donc été de nouveau question de prévention précoce, d’évaluation, et d’évidence-based.

En préambule, Michèle Pasteur, Directrice Générale de l’Ansa, ne le cache pas: « Il y a des controverses. Il ne faut pas les gommer, elles participent de cette dynamique d’expérimentation et doivent permettre de progresser ensemble. » Comme le notera plus tard Daniel Lenoir, Directeur général de la CNAF, les échanges du jour ont malgré tout été bien plus apaisés que ceux organisés trois ans plus tôt à l’Assemblée nationale, déjà à l’initiative de la CNAF, sur le même sujet de la lutte précoce contre les inégalité. Les tensions étaient alors apparues extrêmement vives (nous avons raconté cet épisode dans d’autres articles).  « Je garde un souvenir mitigé du colloque de 2014, confie Daniel Lenoir à l’assistance, avec des débats, notamment sur le langage, que je n’avais pas connus depuis longtemps».
Pour Michèle Pasteur cette nouvelle rencontre est l’occasion de « donner à voir des résultats sur les actions déjà engagées, croiser les regards et les points de vue, apporter de l’inspiration, une information de qualité, engager un dialogue fructueux avec les nouveaux gouvernants, poursuivre les dynamiques engagées. »

Qu’est-ce que l’investissement social ?

Frédéric Marinacce, Directeur général délégué chargé des politiques familiales et sociales de la CNAF, estime normal que son organisme se saisisse de la problématique de l’investissement social dans la petite enfance. « La branche famille s’adresse à toutes les familles avec trois objectifs parallèles : la conciliation vie familiale/vie professionnelle, la réduction des inégalités et l’innovation sociale dans intérêt de l’enfant. L’accueil des moins de trois ans est une préoccupation qui va au-delà des chiffres. C’est aussi un outil de lutte contre la reproduction des inégalités. La qualité des modes d’accueil est donc déterminante. » Il donne une définition de l’investissement social : « investir sur les personnes pour renforcer leurs capités et compétences et leur permettre de participer pleinement au monde du travail et à la société ».

Bernard Tapie, Directeur des statistiques, des études et de la recherche à la CNAF, propose un total changement de perspective et enjoint les différents acteurs à se comporter en « investisseur ».
« Assumons de compter. Qu’est-ce que ça rapporte ? Regardons les politiques de la petite enfance en fonction de ça et pas en fonction des principes, des finalités. Les politiques autour de petite enfance poursuivent plein d’objectifs (la conciliation, l’égalité femmes-hommes). Essayons de regarder les choses du seul point de vue des enfants et du développement futur en oubliant les autres objectifs connexes. Il faut aussi se poser se poser la question : comment on y va ? »
Il assure que « l’investissement social, ça marche, on l’a démontré 2 fois aux USA ». Mais il y a des conditions : plus l’accueil est de qualité, meilleur est le rendement. Or, note-t-il, « il existe des disparités en France et peut-être faut-il avoir le même degré d’exigence selon les modes d’accueil. »

Surtout, les parents constituent encore le premier mode d’accueil des moins de trois ans. « Comment faut-il que les parents agissent pour maximiser le rendement ? » La question est crûe, elle n’en est pas moins essentielle, dans la mesure où les études sur la plasticité cérébrale du tout petit montrent que cette période est cruciale pour le développement, lequel va dépendre essentiellement des stimulations environnementales. Or, les enfants de milieu défavorisé sur le plan socio-économique bénéficient d’un milieu moins stimulant et sont ceux qui ont le moins accès aux modes d’accueil. D’où l’interrogation sur la nécessité, ou pas, de soutenir spécifiquement les parents plus vulnérables avec comme objectif d’optimiser le développement de l’enfant. En France, l’accompagnement à la parentalité est rarement appréhendé à travers ce prisme. Ne serait-ce que parce que notre politique de soutien aux familles est censée s’inscrire dans un cadre universaliste et que le « ciblage » apparaît comme une hérésie.

L’universalisme proportionné, pour mettre tout le monde d’accord?

Le sujet a été largement abordé lors de ce colloque. Frédéric Marinacce, pour la CNAF, a bien pris soin en introduction de rappeler que « nous devons porter nos efforts sur toutes les familles, notamment les plus fragiles » mais que «le soutien des plus fragiles ne doit pas se faire au détriment de la qualité de l’accueil pour tous, d’une offre de services universels adaptés à toutes les familles. »

Romain Dugravier, chef du service périnatalité au centre hospitalier Sainte-Anne, co auteur du dernier rapport Terra Nova répond à une question posée par Bernard Tapie « Peut-on faire la même chose pour tous ou pas ? ». « On est tous attachés à l’universalisme, commence le médecin. Mais il faut le questionner. Je travaille dans le 14ème arrondissement avec une population aisée qui sait utiliser notre système. Pendant 10 ans j’ai travaillé dans le nord de Paris. J’avais l’impression que mon intervention était un cataplasme, qu’on ne faisait que tamponner l’impact de la vulnérabilité sociale. Les interventions étaient trop tardives avec peu d’offre de soins. Mais aussi, c’est vrai, peu de demande de soins. Donc, selon les lieux d’exercice, on doit s’adapter. Il y a un champ de pensée qui s’est développé : l’universalisme proportionné. C’est à dire graduer l’offre de soins et l’adapter en fonction des particularités des populations, c’est vital. »

Le sujet est récurrent. Il a par exemple été longuement abordé lors d’un colloque organisé par l’Unicef ou lors d’un congrès à l’OCDE. Il se trouve que cette notion semble plaire aux opposants historiques d’une prévention ciblée. Le rapport de Sylviane Giampino (figure de roue de “Pas de zéro de conduite pour les moins de trois ans”) y fait par exemple référence. Mais, comme nous le notions dans un précédent article, le rapport de Sylviane Giampino présente une autre acception de cet universalisme proportionné, qui de “proportionné” devient “ajusté”, selon les problématiques identifiées (deuil parental, séparation handicap de l’enfant, adolescence…) et ne présente plus de référence à la défaveur économique et sociale.

Pierre Moisset, sociologue présent dans la salle, mettra plus tard les pieds dans le plat : « L’universalisme proportionné, c’est du ciblage social. C’est une façon de considérer que dans les classes sociales populaires il y a du moins. Donc, oui, on vise une population, et on doit pouvoir rendre compte de ce qu’on fait. » Mais certainement est-il encore un peu tôt, en France, pour le dire de façon aussi nette dans la mesure où évoquer une défaveur et ses possibles conséquences apparaît toujours comme une injuste stigmatisation. Jean-Louis Tourenne, sénateur PS, ancien président du département d’Ille-et-Vilaine, aimerait lui aussi en finir avec une hypocrisie toute française. « La politique c’est faire des choix. Il n’y a pas assez de place pour tout le monde (ndlr : en crèche). Que veut-on faire de notre société ? Oui il faut réserver des places aux enfants plus fragiles. On dit : Il faut qu’un service public soit accessible à tous. Oui mais ce n’est pas vrai dans la réalité. Certains y accèdent plus que d’autres. On dit aussi : Il faut éviter les stigmatisations. Comme si la pauvreté n’était pas en elle même une stigmatisation. A traiter de façon égale des situations inégales on ne fait que renforcer des inégalités. » Jean-Louis Tourenne reprend presque mot pour mot les formules utilisées il y a trois ans lors du premier colloque sur le sujet, par la vice-présidente (à l’époque) de son département, Mireille Massot, qui avait répondu la voix tremblante de colère et d’exaspération aux virulentes critiques émanant de la salle (et notamment des représentants, à l’époque, du mouvement « Pas de zéro de conduite », Sylviane Giampino, Bernard Golse, Pierre Suesser).

L’evidence-based pour donner un cadre, pas pour répliquer à l’identique

L’autre problématique phare de ces discussions renvoie à la notion d’évaluation et d’ « evidence-based » (fondé sur des preuves). Faut-il s’inspirer des programmes de prévention précoce étrangers standardisés, très protocolisés et évalués ? Pour Arthur Heim, chef de projet à France Stratégie, il faut « se donner les moyens de l’évaluation, confronter les actions menées à l’évaluation par le travail solide de scientifiques. » Il faut notamment « capitaliser sur les connaissances qui existent ». Il cite les What Works Centers britanniques, créés en 2011 pour favoriser des « décisions fondées sur des données probantes, sur des preuve, sur l’état de l’art de la recherche académique ». L’objectif de ces agences est de synthétiser la recherche, la rendre disponible pour les praticiens et les décideurs. Nous avons consacré cinq articles aux travaux de l’un d’entre eux, dédié aux interventions précoces : un article de présentation générale, un autre sur le soutien dédié à l’attachement, un troisième sur les interventions ciblant les troubles du comportement, une synthèse des programmes à visées cognitives et un dernier sur les données relatives aux liens entre le niveau socio-économique et la parentalité.

Pour Arthur Heim, « il y a aujourd’hui une exigence en matière de preuves ». « Toutes les études ne se valent pas. Pour faire la preuve de l’effet du rendement, on peut capitaliser sur ces ressources et faire en sorte qu’elles se diffusent. » Romain Dugravier, estime qu’il s’agit plus de « réconcilier deux logiques plutôt que de les opposer ». « L’evidence based ce sont des protocoles stricts, un rythme particulier, des objectifs précis. C’est assez opposé à notre pratique. Mais les questions sont les mêmes : comment atteindre les familles qui en ont le plus besoin ? Comment les maintenir dans un dispositif ? Je ne cherche pas à défendre des programmes d’ailleurs qu’il faudrait appliquer sans discernement. Mais ils nous aident à penser nos cadres. Si on veut par exemple que les visites à domicile soient efficaces et préventives, nous savons qu’il y a des pré requis :
intervenir précocement, intensément, avec un cadre. J’essaie de faire dialoguer deux modèles. Ce que la science prouve doit nous aider à retravailler nos pratiques, à faire évoluer nos modèles. »

Romain Dugravier s’inspire notamment du modèle américain « Nurse Family Partnership », un protocole d’intervention très structuré avec des VAD hebdomadaires pendant deux ans. Cette recherche a montré des effets sur la santé psychique et physique des enfants et des mères. C’est ce modèle qui a inspiré le programme d’intervention précoce en PMI, CAPEDP, avec des résultats intéressants mais contrastés. Pour mémoire, cette recherche avait été présentée lors du colloque de 2014 par Antoine Guedeney qui avait dû expliquer que les familles suivies avaient semblé très satisfaites du soutien proposé et ne s’étaient pas senties stigmatisées.

Offrir aux professionnels des outils de réflexivité

Le système de PMI, bien implanté sur l’ensemble du territoire, se révèle un terrain d’expérimentation très riche. « Nous avons conduit une analyse des pratiques des puéricultrices du nord de Paris, explique Romain Dugravier. Ce qui m’a frappé : les professionnelles ont une pratique pertinente, elles sont fières de ce qu’elles font mais parfois le cadre est trop fragile, trop flou, l’objectif trop généraliste. Le soutien à la parentalité est un terme vaste. Et 9 fois sur 10 les puéricultrices savaient qu’elles ne verraient la famille qu’une seule fois. Elles étaient en plus envahies par les problématiques de santé mentale de la population. » C’est en cela que les programmes standardisés apportent un éclairage précieux. « L’evidence-based montre que les dispositifs ne sont efficaces que s’il y a du réflexif, une capacité à dire ce qu’on fait. Or, la pratique réflexive est une dimension qui n’existe pas dans la moitié des PMI. Les anglo-saxons ont une réflexion de longue haleine sur leurs pratiques, sur le contenu de la VAD. Ici on fonctionne avec du bon sens et de la formation initiale. Les VAD sont aussi diverses que les individus. Aux USA, il existe des outils pour décrire les pratiques. Ils ont 10 à 15 ans d’avance sur nous en ce qui concerne cette capacité à décrire les pratiques. »

Sur le terrain, poursuit le médecin, les professionnels sont confrontés aux populations les plus fragiles et demandent un cadre pour les aider à travailler. « Ce n’est pas un prêt à penser. Ca permet juste de formaliser nos pratiques. Aujourd’hui on ne sait pas très bien ce qu’on fait. Nous faisons certainement des choses très utiles mais quant à être capable de le déterminer sur des populations plus vastes, on n’en est qu’au tout début. Il y a tout un courant à développer pour nous aider à penser. »

Un accueil universel de grande qualité, indispensable préalable

Les organisateurs du colloque ont pris la peine de faire intervenir à la tribune une voix un peu dissonante. Sylvie Rayna, psychologue, spécialiste de l’éducation et de la petite enfance, ne le dira pas explicitement mais à travers quelques allusions, ses réserves sont perceptibles. Elle évoque les systèmes intégrés, holistiques, des pays du nord et donne l’exemple de certaines villes italiennes telles que Pistoia où un très fort engagement financier, politique et intellectuel permet de mettre en place « des choses pas « evidence-based », mais remarquables ». Elle insiste sur « l’inattendu, la créativité » et terminera avec une crainte : « Ce serait dommage de prendre des programmes venus d’ailleurs qui empêcheraient la créativité des professionnels ». Elle mettra en garde au passage contre une application stricto sensu des apports des neurosciences. Deux questions, notamment, restent en suspend après son intervention. Un accueil universel de grande qualité, créatif, innovant, suffit-il à aider tous les enfants et à compenser les inégalités de départ ? Et si la réponse est non, en quoi des interventions plus intenses et plus ciblées pour les enfants et les familles qui auraient des besoins plus importants seraient-elles antinomiques avec un tel accueil ?

Des projets en cours d’évaluation et d’essaimage

Dans une deuxième partie, des exemples concrets de dispositifs basés sur la recherche ont été présentés. Parmi ceux-ci, le programme Malin de nutrition infantile qui permet à des familles en situation de précarité d’accéder à des produits frais à moindre coûts mais aussi à des conseils adaptés. Julie Bodard, de l’Aniss, propose un focus sur Panjo, programme de soutien précoce axé sur l’attachement via les PMI, dont nous avons parlé dans un précédent article. Claude Haubold, directeur de la petite enfance à Lille, présente le dispositif Jeux d’enfants que nous avons aussi longuement développé.

Continuer d’orienter la politique familiale vers l’investissement social

Dans la salle, Céline Fromonteil du collectif Accent petite enfance, profite de la présence des responsables de la CNAF pour lancer un appel : « Il est important de réinterroger la convention d’objectifs et de gestion. La précédente a répondu à un objectif de conciliation vie privée-vie pro. Elle a mis involontairement en difficulté les structures les plus sociales. Les familles vulnérables n’ont pas une utilisation classique de la crèche. Avec la COG, la réservations de place devait correspondre à la réalité. Il n’y avait plus de souplesse pour ces familles. Et le soutien à la parentalité demande du travail supplémentaire, de la formation, du temps consacré aux familles. Ce n’était pas pris en compte. »

Jean-Louis Deroussen, le président de la CNAF demande qu’ « on ne tire pas de tableaux trop sombres de ce qui se fait ». « Il y a eu des objectifs chiffrés non atteints dans la convention (ndlr : 100.000 places en collectif, 100.000 en individuel, 75.000 en école maternelle). Nous ne sommes qu’à un peu plus de 60%, mais au delà du quantitatif on a voulu travailler sur le qualitatif. Quel type d’accueil a-t-on voulu développer en priorité ? L’objectif local par les Caf était d’aller au devant des situations où les familles étaient les plus fragiles. Là où on a implanté de nouveaux EAJE, dans 61% des cas, c’était dans des communes ou des quartiers inscrits dans la politique de la ville ».

Daniel Lenoir, Directeur général, insiste de son côté sur la notion de rendement social de la dépense. « Nous faisons déjà de l’investissement social sans le dire mais ça ne veut pas dire qu’on le fait bien ou de façon optimale. Il faut changer de regard. Depuis qu’on fait de l’action sociale, on est sur la couverture des risques et la compensation des handicaps. Maintenant il faut développer les atouts et les opportunités, augmenter la part des capacités de résilience pour réduire la part de l’assurance. Se recentrer sur les atouts et opportunités est moyen d’optimiser la dépense sociale. La bonne nouvelle c’est que ça marche. La petite enfance est une chance. »

En conclusion de cette synthèse, nous citons presque in extenso Jean-Louis Tourenne parce qu’il a fait entendre une parole particulièrement claire et forte :
« Il se trouve que la petite enfance est chez moi une obsession. Il y a quelque chose d’intolérable dans le fait que des destins soient scellés dès la petite enfance. J’ai fait un rêve : que tout se qui s’est dit aujourd’hui soit mis à disposition des enfants en difficulté. Il y a des choses faites dans notre pays. Pour autant la situation ne cesse de se détériorer. Nous sommes le 5ème pays au monde le plus riche et le 2ème pays industrialisé en terme de déterminisme social. Ca ne bouge pas. 44% des jeunes appelés pour les journées de défense présentent des difficultés de langage oral. Les inégalités s’accroissent. On sort plus inégaux de l’école qu’on y est entré. Les enfants qui entrent à l’école ne disposent pas des outils pour bénéficier des enseignements qu’on leur dispense. Un enfant qui double son CP ne fera jamais d’études supérieures. Il n’a pas appris à lire parce qu’il n’a pas appris les mots, n’a pas appris le vocabulaire. Il n’y a pas le pré requis en matière de vocabulaire. En Ille et Vilaine, de 1 à 5% des enfants de milieu populaire fréquentent les crèche, de 1 à 5% des enfants de milieu populaire fréquentent une école de musique. Qu’est-ce qui reste quand on a pas les mots ? La violence. On connaît aussi la malédiction qui frappe ceux qui sont au chômage. C’est la question de perte de soi. Quand on ne se supporte plus on ne peut pas s’occuper de ses enfants.Il faut une politique globale pour comprendre ces difficultés qui se reproduisent de génération en génération.
(…) Je suis persuadé nous sommes dans une société au bord de l’explosion. Quelles que soient les promesses en matière de modes d’accueil, elles n’ont jamais été tenues. C’est trop cher, la société ne peut pas s’offrir ça. Les crèches doivent être en partie affectées aux enfants qui en ont le plus besoin.
On a mis en place le dispositif Parler Bambin sur tout le territoire, y compris chez les assistantes maternelles, avec les parents. Tant qu’on n’aura pas résolu les problèmes d’inégalités de langage on ne résoudra pas les problèmes de lecture et d’échec scolaire. Et l’école ne résoudra pas toutes les inégalités de la naissance. »