Lors de la première journée scientifique organisée par l’Inserm et l’Ined, Bertrand Geay, co-directeur de l’Unité Elfe, avait présenté un résumé du développement des enfants de la cohorte à l’âge de un an. Nous disposons aujourd’hui d’un nouveau bilan, mais à deux ans. Les écarts se sont accentués, en raison des différences langagières. Cette deuxième journée scientifique Inserm-Ined s’est conclue avec des données relatives au bilan de santé des enfants en moyenne section de maternelle assuré par la PMI.

Lors de cette 2ème journée scientifique dédiée à la cohorte Elfe, Lidia Panico, chercheuse à l’Ined a présenté une étude sur les inégalités socio-économiques dans le développement langagier et moteur des enfants à 2 ans. Elle relève en introduction qu’il existe sur le sujet une énorme littérature et que l’on trouve toujours le gradient socio-économique, dès la naissance. Tous les facteurs qui influencent l’environnement de l’enfant touchent son devenir. Le contexte familial est très important. Une littérature plus réduite étudie ce qui se passe en dehors de la famille : les modes d’accueil, la scolarisation précoce. Cette littérature est américaine, avec une qualité des modes d’accueil très hétérogène et il est donc difficile de conclure.

Elle rappelle aussi que le développement de l’enfant est un processus très multidimensionnel (dimension cognitive, langagière, sociale). Le développement précoce du langage à 2 ans présente de grandes variations entre enfants, cette variabilité est naturelle. Mais certains éléments précoces peuvent prédire des évolutions ultérieures, notamment la volumétrie du vocabulaire. « Déjà à 2 mois on voit des différences de trajectoire, à 18 mois elles sont encore plus marquées, affirme la chercheuse. Pour les enfants qui ont des délais importants, on considère que ce sont des marqueurs du développement.» La chercheuse évoque l’étude de Hart et Risley publiée en 1995, qui faisait état d’un différentiel de 30 millions de mots entendus à 3 ans entre les enfants des familles les plus aisées et ceux des familles les plus défavorisées. Une violente controverse a opposé des chercheurs américains cet été sur le sujet.

Lydia Panico relève que le développement moteur est en général très peu exploré et que les différences sont peu expliquées. L’ambition de cette étude menée à partir de Elfe est de pouvoir documenter l’ampleur des inégalités sociales et observer d’éventuelles différences selon le mode d’accueil. « C’est intéressant en terme de politique publique, souligne Lidia Panico. On parle beaucoup de la crèche comme une intervention de politique publique. Donc la France est un contexte très intéressant car les modes d’accueil y sont assez homogènes, c’est très centralisé. »

Des écarts considérables de langage selon le niveau de diplôme de la mère

L’échantillon est ici constitué de 11496 enfants pour le langage et 10740 pour les indicateurs moteurs. Plusieurs variables sont considérées : le niveau d’éducation du père et de la mère (dans la cohorte le diplôme est en moyenne plus élevé pour la mère qu’en population générale), les revenus du ménage, l’emploi, le statut migratoire. Pour le langage l’échelle Mac Arthur Bates qui mesure le volume et la variété du vocabulaire a été utilisée. L’âge de l’enfant allait de 23 mois à 28 mois. Sept variables ont été définies pour le développement moteur.
Le diplôme de la mère apparaît comme une variable très forte pour le développement du langage avec un gradient très net. Les enfants des femmes plus éduquées ont une volumétrie plus forte. De fortes inégalités socio-économiques avec des écarts considérables d’acquisition du vocabulaire apparaissent dès les 2 ans de l’enfant (confirmant ainsi les précédents travaux sur le sujet, dont l’étude de Hart et Risley).

Pour le développement moteur, les différences existent mais elles sont peu associées à la dimension socio-économique. Les premiers résultats issus de la cohorte Elfe pour les enfants de un an montraient que les enfants des classes populaires avaient un niveau de développement plus élevé, notamment parce que le développement moteur, à cet âge, primait sur le développement langagier. Il semble que cette avance des enfants des milieux moins aisés ait disparu un an plus tard et que les enfants des familles plus favorisées creusent l’écart, parce qu’ils présentent un meilleur développement langagier et que leur développement moteur est similaire.

Une corrélation, mais pas encore de causalité, entre la fréquentation d’un mode d’accueil et les compétences verbales

Il apparaît que les enfants qui fréquentent un mode d’accueil formel ont un meilleur développement langagier (ce n’est pas le cas pour le développement moteur). Mais dans quelle mesure est-ce un effet du mode d’accueil et pas une caractéristique des familles qui accèdent ou n’accèdent pas à ces modes d’accueil ? Une modélisation proposant des régressions ajustées montre que les écarts entre enfants selon leur milieu socio-économique sont légèrement réduits avec les modes d’accueil. Pour Lidia Panico, on ne peut pas parler de causalité pour les liens entre langage et modes d’accueil car d’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte, dont un biais concernant le profil des familles. De prochaines études recourant à des méthodes économétriques plus sophistiquées devraient permettre d’y voir plus clair. A une question venue de la salle sur la similitude de profils entre les familles d’enfants avec des retards de langage et les familles où les enfants sont davantage laissés devant un écran, elle répond par l’affirmative.

De grandes disparités territoriales concernant le Bilan de Santé à 4 ans

Corinne Bois, médecin de PMI et chercheuse à l’INED, présente des données éclairantes concernant le Bilan de Santé en Ecole Maternelle (BSEM) effectué aux 4 ans de l’enfant par la PMI. Ce bilan a normalement pour objectif de surveiller la croissance staturo pondérale, le développement physique, psychomoteur et affectif, la vaccination, et de permettre un dépistage précoce des anomalies. L’étude a couvert 30 départements, ruraux ou très urbains.
Cet examen apparaît très variable selon les zones géographiques. Le dépistage auditif, visuel, et du langage est assez standard. L’examen dentaire et la vérification des vaccins sont moins fréquemment faits. 4 enfants sur 5 ont au moins un dépistage mais avec une grande variabilité géographique. Dans certains départements on n’atteint pas 60% des enfants. Moins d’un enfant sur 5 scolarisé a eu un examen médical complet.

« C’est insuffisant par rapport aux objectifs », note Corinne Bois. Le plus souvent les départements font des dépistages élargis mais incomplets. « L’Examen complet par un médecin est en perdition. Ce qui est inquiétant c’est l’absence de logique au déclenchement de la visite par un médecin. » Parfois il s’agit d’un algorythme précis. Dans d’autres cas, on privilégie les écoles en difficulté. « Tous les départements disent qu’il existe des écoles pas couvertes». Pour Corinne Bois, on est très loin d’un « universalisme proportionné ». « Si on n’a pas vu les enfants, on ne peut pas savoir s’ils ont des besoins supplémentaires ».

Pas assez de dépistage visuel et un tiers des enfants pas totalement à jour de leurs vaccins

Concernant le détail des examens, les dépistages auditifs, visuels, langagiers sont effectués en majorité. Le poids et la taille sont moins mesurés. Pour l’examen dentaire il y a un décrochage ainsi que pour l’IMC. Le dépistage visuel couvre 76,5% des enfants. On sait que la prévalence des troubles à cet âge là est de 20%. Or il n’y a que 8% d’enfants porteurs de lunettes. Il en reste donc en toute logique 11% à dépister. Plus de 7000 enfants sont potentiellement porteurs d’un trouble visuel pas dépisté.
Quel est l’état de santé et l’état du suivi de ces enfants ? Un tiers des enfants ne sont pas à jour de leur vaccinations (au moins une vaccination manquante, et sans tenir compte de la vaccination hépatite B). Le taux de couverture du ROR est un peu plus élevé que celui retrouvé dans les références de Santé Publique France (qui prend le taux de couverture des enfants de 2 ans): 96% des enfants sont couverts par une dose, 89,2% couverts par deux doses. Trois hypothèses pour expliquer cette meilleure couverture dans la cohorte: les départements de l’étude vaccinent peut-être mieux en général contre le ROR, il peut y avoir un bon rattrapage après 2 ans, le 24ème mois ne serait en fait pas un bon outil de recueil épidémiologique du fait de sa couverture très médiocre ( moins de 30%) et pas du tout représentative. Corinne Bois plaide pour que le BSEM soit utilisé comme un outil épidémiologique, puisqu’il doit permettre de voir toute la classe d’âge.

Le surpoids, y compris l’obésité, est à 10,3% de l’ensemble des enfants (ce qui correspond à l’attendu). 7,3% des enfants ont des caries non soignées. Pour le médecin il s’agit d’un item moins recherché qu’il ne le devrait, compte tenu de sa place dans les inégalités sociales de santé.

Retards de langage : les enfants bilingues pas assez pris en charge

Du côté du langage, trois compétences sont recherchées: les phrases bien construites, être compréhensible, savoir raconter et décrire. 79,9% des enfants obtiennent des scores excellents (oui aux 3 compétences) alors que 4,8% sont en difficulté (et il s’agit de graves difficultés). Ce pourcentage varie selon le statut linguistique des enfants avec un effet plus ou moins marqué du bilinguisme. Les élèves de moyenne section (MS) de maternelle qui ne comprennent ou ne parlent que le français sont 3,3% à être en difficultés alors que les enfants avec une deuxième langue sont 6,4 %. Lorsque la deuxième langue est régionale ou d’Europe occidentale, le pourcentage des élèves en difficultés retombe à 5,6% mais il remonte à 11,8% pour les écoliers dont la deuxième langue comprise ou parlée est d’Europe centrale, de Russie, de Chine, d’Afrique, d’Asie… L’hypothèse, à confirmer ou infirmer, est que ces langues constituent un marqueur à la fois social, économique et culturel. Si les enfants bilingues français-anglais ne rencontrent pas les mêmes difficultés langagières que les enfants bilingues français-turc, il est fort probable que ce soit pour des raisons socio-culturelles.

Un autre phénomène très intéressant ressort de cette étude. 90,5% des enfants ne parlant que le français et présentant des difficultés en moyenne section sont suivis ou à tout le moins déjà orientés. Ce n’est le cas que de 70,9% des enfants bilingues. Le constat est donc que l’on semble « excuser » les difficultés de langage avec le bilinguisme et que ces enfants sont laissés sans rééducation contrairement aux monolingues.
« Ce qu’on peut pointer c’est l’acceptation du trouble, remarque Corinne Bois. Mais en MS c’est plus risqué de prendre l’excuse du bilinguisme. Il faut plutôt penser en terme de perte de chances et être pragmatique. Une différence dans les taux d’orientation des enfants en difficulté de langage peut sembler légitime en petite section (il faut donner du temps aux enfants qui parlent une autre langue pour rentrer dans le bain de langue française de l’école), attendre davantage en MS pour la rééducation orthophonique pose question et doit être réfléchi.» La cohorte Elfe permettra en tous cas d’éclairer les conséquences de ces orientations différenciées. Le propos de Corinne Bois fait tout à fait écho à un de nos articles récents qui pointait l’erreur de la position « wait and see » en matière de prise en charge des retards langagiers.

A l’issue de cette journée, Bertrand Geay, directeur adjoint de l’Unité Elfe, a rappelé l’objectif et l’enjeu de ces travaux : « il ne s’agit pas de dire ce qu’il faut faire mais d’éclairer les débats ».

Découvrez nos articles consacrés aux autres études présentées lors de cette journée, celui sur les écrans, celui sur la dépression postnatale, ou encore celui sur l’environnement des femmes enceintes.